TOUT COMPRENDRE DE LA CRISE AGRICOLE EN 4 PAGES

FLORENSON Gérard

Les manifestations s’amplifient. Aux actions traditionnelles comme le lisier déversé devant les préfectures qui représentent l’appareil d’Etat s’ajoutent des blocages routiers d’une ampleur inégalée à l’échelle nationale, capables de paralyser le pays tant l’activité économique est aujourd’hui tributaire des transports.

C’est la panique au gouvernement qui redoute de voir d’autres professions dites indépendantes confrontées à des difficultés similaires en terme de revenus et de frais professionnels (routiers, marins pêcheurs…) rejoindre le mouvement. Mais c’est aussi la panique à la FNSEA qui craint d’être débordée, de ne plus contrôler des manifestations de colère qu’elle voudrait cantonner à une pression sur le pouvoir afin de négocier ses propres revendications. C’est pourquoi tout ce beau monde, les ministres et les dirigeants du pseudo syndicat paysan, affirment leur volonté de dialoguer et d’éteindre l’incendie, les premiers se déclarant prêts à des concessions, les « syndicalistes » tentant de pousser leurs billes pour obtenir davantage et feindre l’intransigeance. C’est aussi que l’émergence de manifestations paysannes, à différents niveau de radicalité, dans toute l’Europe témoigne de la faillite de la Politique Agricole Commune à laquelle la FNSEA a contribué au travers du COPA (Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne) (1) et qu’il leur faut éviter une remise en cause générale.

Pain béni pour le Rassemblement National et ses clones

Dans cette situation convulsive l’extrême droite avance ses pions en ciblant des prétendus responsables de la détresse paysanne (la bureaucratie paperassière, les taxes, les contrôles, les écologistes, la restriction des pesticides…) avec de fausses réponses qui mêlent démagogie cocardière et libéralisme effréné. Comme dans d’autres domaines la droite traditionnelle – y compris celle qui est au gouvernement – colle à ce discours pour ne pas en laisser le monopole au Rassemblement National dont elle ne se démarque que par sa prudence en matière de protectionnisme.

La gauche réformiste et embourgeoisée n’a pas grand-chose à dire sauf à reconnaître la légitimité de la colère paysanne, avec en prime une pincée de nationalisme du côté de la France Insoumise qui reprend le « produisons français » du PCF de Georges Marchais. Cette incapacité à répondre sur le fond, sur un autre terrain que celui de Macron et de son équipe qu’on presse seulement de négocier, procède logiquement de son refus de remettre en cause le capitalisme et de l’affronter. Elle aussi espère un rapide retour à l’ordre. Par cette attitude qui n’est pas propre à la situation française elle dégage le terrain à l’extrême droite qui apparaît plus résolue et paradoxalement plus concrète avec des demandes toujours en négatif (il faut en finir avec…) mais qui flattent la base paysanne en lutte.

Démanteler la « Forteresse agricole » (2) et combattre les mythes

La FNSEA met en avant l’unité du monde paysan dont elle revendique la représentation exclusive. C’est le premier mensonge à combattre car il sert à mobiliser les petits producteurs, qui sont les plus nombreux, en défense de causes qui ne sont pas les leurs et souvent même vont à l’encontre de leurs intérêts. Un exemple : l’élevage industriel avec ses méga-granges, les projets de fermes de mille vaches ou davantage, le gigantisme et la concentration qui éliminent les moins performants, ceux qui ne peuvent pas s’aligner sur les prix. Faillites et suicides sont les conséquences de la libre entreprise.

Le second mensonge, largement partagé par la vraie droite et la fausse gauche, est celui de la compétitivité de la « Ferme France », celle qui s’expose chaque année porte de Versailles au salon de l’Agriculture où les dirigeants politiques viennent flatter la croupe des vaches, savourer un vin de nos terroirs et se gargariser de belles paroles. Labourage et pâturage… on y trouve les productions régionales mais aussi les stands des semenciers, marchands d’intrants ou de matériels venus vanter leurs dernières trouvailles permettant de produire davantage. On passe de l’unité paysanne à l’union nationale : Cocorico ! La concurrence étrangère doit se tenir sur ses gardes. Sauf que cette concurrence est par essence déloyale, qu’elle ne respecte ni les droits  sociaux ni les normes environnementales : pour préserver la compétitivité de la « Ferme France » il faudrait donc  pouvoir exploiter davantage les travailleurs et polluer sans entrave. C’est malheureusement un discours qu’on retrouve dans les manifestations actuelles, relayé par l’extrême droite : puisqu’on peut difficilement songer à un protectionnisme intégral il faut s’aligner sur un moins disant social et écologique.

La FNSEA est dans une situation délicate. Jusqu’à présent elle a pu encadrer la majorité des agriculteurs grâce à des prestations de service, parfois gratuites, souvent tarifées, qu’elle assurait au travers des chambres d’agriculture ou de ses liens avec l’administration : il valait mieux en être pour recevoir un appui. Mais quand les paysans en lutte dénoncent les structures qui les pressurent elle a le cul entre deux chaises.  A travers les coopératives géantes qu’elle contrôle (50 % de la collecte de lait, avec SODIAAL en figure de proue) elle est responsable de l’effondrement des prix. Arnaud Rousseau, son nouveau président, est un industriel à la tête du groupe Avril : les masques tombent, dans le passé elle mettait à sa tête des éleveurs plus « représentatifs » des paysans moyens. La crise actuelle ne l’épargnera pas si elle ne trouve pas une porte de sortie avec l’aide du gouvernement.

Une politique révolutionnaire, un programme d’urgence.

Rien de nouveau sous le soleil pour les marxistes révolutionnaires qui savent que tout ce qui bouge n’est pas rouge et que la radicalité du mouvement ne garantit pas son caractère progressiste, quand bien même la colère est justifiée. La petite bourgeoisie est une catégorie sociale hétérogène qui possède ses moyens de production ou croit les posséder, dans une position économique entre la grande  bourgeoisie qui l’exploite et qu’elle ne peut espérer rejoindre et un prolétariat qu’elle redoute tout en jalousant les acquis qu’il a gagné par ses luttes. Catégorie hétérogène : dans le cas des paysans il y a non seulement d’énormes disparités de revenus mais il faut encore distinguer les exploitations familiales de celles qui emploient des salariés permanents ou saisonniers, régis par une des plus mauvaises conventions collectives (et encore pas toujours appliquée).

Sans être dévot des textes sacrés on peut se référer à la démarche du Programme de Transition de 1938 adopté à une époque où l’alternative entre fascisme et révolution prolétarienne est clairement posée et qu’une question déterminante est de savoir de quel côté  peut basculer une petite bourgeoisie désespérée. Le nombre de paysans était alors bien plus important qu’aujourd’hui et les petits producteurs indépendants devaient être gagnés à la cause du prolétariat, d’où l’importance pour le parti révolutionnaire de « donner des réponses claires et concrètes » qui partent des revendications immédiates. Citation : « Tant que le paysan reste un petit producteur ‘indépendant’ il a besoin de crédit à bon marché, de prix accessibles pour les machines agricoles et les engrais, de conditions favorables de transport et d’une organisation honnête d’écoulement des produits agricoles ». N’est-ce pas très actuel ?

Phrase suivante : « Cependant les banques, les trusts, les négociants pillent le paysan de tous côtés ». Il en découle qu’aujourd’hui comme hier aucune amélioration réelle et durable de la situation de la majorité des paysans n’est possible sans mettre au pas et exproprier les pillards.

Les agriculteurs alimentent les bénéfices des capitalistes en amont de la production : coût des semences (3) et des intrants ainsi que du machinisme, coût du crédit. La course infernale entre baisse des prix et augmentation de la production conduit à toutes les dérives (avec leurs conséquences sur l’environnement) et remplit les caisses des industriels et des financiers, y compris la « banque verte », le Crédit Agricole lié à la FNSEA. Si on ajoute le prix du carburant, dont la hausse programmée est à l’origine du mouvement actuel, ouvrant la voie à d’autres revendications, les agriculteurs sont fondés à dénoncer une situation où leurs prix de vente, qu’ils ne maitrisent pas, couvrent insuffisamment ou pas du tout les coûts de production et n’assurent pas un revenu décent.

Blocage et diminution du prix des carburants, moratoire des dettes, revenu garanti au minimum égal au SMIC revendiqué par les syndicats de salariés : voilà des revendications immédiates dont il faut noter que si la première s’adresse à l’Etat la deuxième met en cause les banques et la troisième rompt avec la logique du produire toujours plus pour gagner pareil voire moins. Elle implique de mettre à plat les marges des industries agro-alimentaires et celles de la grande distribution, ainsi que le système des aides et subventions européennes et nationales qui profitent essentiellement aux plus gros producteurs en n’assurant même plus la survie des autres (4).

La dénonciation de la « bureaucratie » et des contrôles est relayée avec enthousiasme par la droite extrême comme la prétendue modérée. Elle est assortie de déclarations haineuses contre tous les défenseurs de l’environnement et se combine souvent avec le négationnisme : le changement climatique, la sécheresse, les risques sanitaires liés aux pesticides, tout cela est faux et relève d’un complot contre les agriculteurs français qui subissent plus de contraintes que ceux des autres pays.

Cette idéologie doit être combattue, ce que ne fait pas le gouvernement dont les beaux discours sont démentis par les multiples dérogations aux normes environnementales comme par son acharnement contre les groupes écologistes les plus actifs. En revanche on ne peut pas prendre à la légère le désarroi des petits agriculteurs, surtout les plus âgés, devant la multiplicité et la complexité des demandes d’aides et des justificatifs, avec la crainte de sanctions en cas d’erreur. Sans entrer dans un débat sur le fondement de ce système d’aides nous devons avancer une exigence immédiate : l’appui aux demandeurs déclarants doit être assuré gratuitement par le service public agricole, doté des moyens matériels et humains avec des permanences de proximité. Naturellement le privé tente d’occuper le terrain déserté par le service public, au travers de centres de gestion souvent liés à la FNSEA qui proposent une aide payante à la confection des dossiers.

Avec des forces malheureusement réduites et très peu d’implantation dans la paysannerie la gauche révolutionnaire ne doit pas tourner le dos aux femmes et aux hommes qui se mobilisent pour survivre mais pointer du doigt les véritables responsables des crises actuelles. Il s’agit de mettre en avant des axes revendicatifs qui répondent concrètement aux besoins des petits et moyens producteurs, sans cacher qu’il n’y aura pas d’issue durable (5) tant que les banques, les industries agroalimentaires et la grandes distribution seront entre les mains des capitalistes (ou de fausses coopératives) et que les intérêts des paysans ne sont pas antagoniques, bien au contraire, avec ceux des autres travailleurs.

Notes

  • La Forteresse agricole est le titre d’un livre de Gilles Luneau (Fayard, 2004) qui retrace l’histoire de la FNSEA depuis sa création et montre tous les liens de ce pseudo-syndicat avec l’industrie et la finance. Il raconte aussi la complicité qui s’est établie avec tous les gouvernements qui la consultaient sur le choix du ministre de l’agriculture, un poste qui fut occupé par deux de ses présidents.
  • Les grands trusts – y compris les pseudo-coopératives qui fonctionnent comme des groupes privés font tout, avec l’appui de la commission européenne, pour interdire les semences de ferme et imposer l’achat de semences certifiées bien plus chères, parfois en conditionnant les aides à leur utilisation. Il parait que c’est pour aider la recherche…
  • Ainsi les aides à l’hectare calculées lors de leur mise en place sur des rendements de référence par zone géographique avec une prime pour les surfaces irrigués, perpétuant ainsi les inégalités au mépris de l’aménagement du territoire. Par exemple le prix d’une tonne de blé est identique qu’on en produise 5 ou 10 à l’hectare, le petit producteur d’une zone difficile n’est logiquement pas concurrentiel.
  • Ni d’issue globale ni de solutions locales fussent-elles séduisantes : la crise actuelle n’épargne pas l’agriculture biologique.

 

 

 

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