Le million de salariés du monde agricole est largement invisibilisé dans les débats ouverts sur l’agriculture, dans le cadre de la crise en cours. Gérard Florenson revient sur quelques uns de ces secteurs.
29 janvier
Crédit photo : Mark Stebnicki, ouvriers agricoles en Caroline du Nord, Etats-Unis, 2021
Cet article est une actualisation d’un article paru pour la première fois en 2016 dans L’Anticapitaliste.
Les manifestations des agriculteurs, en France et dans d’autres pays d’Europe, sont au cœur de l’actualité et paniquent les gouvernements. Nous assistons aux manœuvres désespérées de Macron et de son équipe, en complicité avec les dirigeants de la FNSEA, pour éteindre les flammes avant que l’incendie ne se propage à toute la société, au prix de concessions qui ne régleront rien sur le fond car la crise agricole n’est qu’une expression de celle du système capitaliste.
Mais il est un grand absent dans les commentaires sur la situation et le modèle agricole souhaitable : le prolétariat. Les débats sur l’agriculture évacuent complètement les salarié(e)s, soit près d’un million permanents dans les exploitations, dans les entreprises agroalimentaires, les négoces et les coopératives (1,4 millions d’ETP selon l’INSEE, incluant les saisonniers). On s’intéresse à juste titre aux difficultés des agriculteurs, bien moins aux salaires et aux conditions de travail de cette partie du prolétariat. Pire, quand on en parle c’est comme des « charges » qui grèveraient la compétitivité de la « ferme France » !
Une histoire particulière
Contrairement à une idée reçue la révolution française n’a pas donné la terre aux paysans. Pour l’essentiel les « biens nationaux » ont été achetés par des bourgeois des villes, les terres étant travaillées par des familles paysannes qui payaient un loyer en nature (métayage) ou en argent (fermage), cette dernière formule étant devenue largement majoritaire au fil du temps et dotée à la Libération d’un statut protecteur. Les paysans cultivaient également des terres en propre (le faire-valoir direct) acquises de génération en génération, mais d’une superficie insuffisante pour en vivre : la « république des petits propriétaires » souhaitée par la III° République (reprenant à son compte la politique du second empire qui y voyait une garantie pour l’ordre social) était donc en partie fictive.
La physionomie du monde agricole français était différente de celles de beaucoup d’autres pays en raison de la quasi-absence de gigantesques domaines travaillés par des ouvriers souvent payés à la journée [1]. Le prolétariat des champs n’en existait pas moins, mais dispersé et inorganisé, d’où l’absence de grandes luttes collectives allant jusqu’à la grève des récoltes telles qu’il y en avait en Andalousie, en Castille ou en Italie, avec une implantation des syndicats ouvriers. Jadis presque chaque ferme française, même petite et pauvre, avait ses valets, mal logés et à peine payés [2]. On embauchait des journaliers au moment des récoltes. D’aucuns se louaient de ferme en ferme, venant avec leurs instruments de travail. Cela ne facilitait pas la syndicalisation !
La mécanisation est passée par là, accélérée par la pénurie de main d’œuvre due à l’hécatombe de 1914 – 1918 et par l’exode rural. Des fermes un peu plus grandes et mieux équipées, exploitées par une famille souvent étendue [3]. Les valets de ferme ont disparu, le nombre de salariés permanents attachés à l’exploitation a fortement diminué sans disparaitre complètement.
Le retour des ouvriers agricoles
La tendance s’est inversée. D’une part les aides familiaux ne sont plus au rendez-vous, conjoints et enfants exerçant d’autres métiers, de l’autre la volonté des femmes de s’affranchir de l’esclavage qu’ont connu leurs mères et de disposer d’une indépendance financière n’y fut pas pour rien. Mais l’agrandissement accéléré des exploitations exige à nouveau davantage de main d’œuvre permanente, notamment en élevage mais aussi en horticulture et bien sûr dans les vignobles. Les céréaliers embauchent peu d’ouvriers en raison de la mécanisation des grandes cultures, mais le coût des machines agricoles, qui ne servent qu’une partie de l’année, les incite à sous-traiter une partie des travaux. Ils ont recours à des entreprises pour les labours, les semailles et les moissons. Ce sont ces entrepreneurs qui ont des salariés, qui constituent un nouveau prolétariat agricole en développement.
Les saisonniers restent nombreux lors des vendanges et des cueillettes. Leurs conditions de travail qui n’étaient pas fameuses se sont encore dégradées. Contrairement aux discours sur la concurrence déloyale des pays à moindre coût de main d’œuvre beaucoup de ces travailleurs sont astreints à de dures et longues journées, mal payés et logés dans des conditions déplorables, parfois non déclarés. De nombreux scandales survenus notamment dans le sud est de la France ont révélés le sort des saisonniers immigrés [4]
Les travailleurs des industries agroalimentaires
Ces entreprises ont connu un développement rapide du fait des évolutions des modes de consommation vers davantage de produits transformés. Cette importante branche de l’industrie a été moins touchée que d’autres par la crise et compte plus de 600.000 salariés, davantage donc que le nombre d’agriculteurs, même si les concentrations et les délocalisations, comme dans l’industrie sucrière et la meunerie, jouent contre l’emploi.
On connaît les grands groupes comme Danone, Nestlé, Unilever, les gros opérateurs comme Bigard, mais l’agroalimentaire est aussi le domaine des PME qui sont contrôlées par les groupes industriels, solution pour échapper aux seuils sociaux et se livrer au jeu des cessions. Ainsi, acquise par Danone, la biscuiterie LU a subi en avril 2001, alors qu’elle était bénéficiaire, la fermeture de deux sites et un plan de licenciements. Six ans plus tard Danone revendait LU au groupe US Kraft Foods pour 5,3 milliards d’euros.
Ces grands groupes, privés ou faussement coopératifs, imposent leurs prix aux agriculteurs qui n’ont guère les moyens de résister car ils ne peuvent pas se permettre de faire une grève des livraisons qui se traduirait dans leur cas par des récoltes pourrissant sur pied, des hectolitres de lait ou de vin répandus. Outre que leur trésorerie déjà mise à mal n’y résisterait pas, en « économie ouverte » les industriels s’approvisionneraient ailleurs. On peut remarquer que si la FNSEA cible la responsabilité de la grande distribution dans les difficultés des paysans elle est beaucoup moins loquace sur celle des industries transformatrices et pour cause : nombre de ses cadres occupent des postes bien rémunérés dans les coopératives qui peuvent dans certains secteurs comme le lait représenter 50% de l’activité.
Mais si les actionnaires se gavent les salaires sont bas, pour un ouvrier 10 à 15% de moins que dans d’autres branches. La précarité, les embauches en CDD, le temps partiel imposé et la flexibilité sont monnaie courante. Les conditions de travail sont le gros point noir. La pénibilité, le port de lourdes charges, l’exposition au froid ou à la chaleur font de l’agroalimentaire la branche industrielle comptant un nombre d’accidents du travail et une fréquence de maladies professionnelles nettement supérieurs à la moyenne. Les normes de sécurité sont considérées comme des contraintes nuisant à la productivité. Outre que les salariés de ces branches sont couverts par une convention collective des moins avantageuses, ils sont affiliés à la MSA pour l’assurance maladie et la retraite, cela coûte moins cher aux patrons mais les prestations sont inférieures à celles du régime général [5].
La prédominance de PME favorise le paternalisme, l’absence de syndicats. Les salariés ne sont pas pour autant résignés. Contre Lustucru, Nestlé, Unilever, contre Pilpa, ils se sont battus pour les emplois, imposant des solutions de reprise et allant jusqu’à constituer leur SCOP. La FNSEA contrôle la plupart des coopératives, acteur important de la collecte et de la transformation. Or ces coopératives, pas toujours « sociales et solidaires » avec les agriculteurs, ne le sont pas du tout avec leurs salariés qui, même dans les petites structures, ne sont pas mieux traités que dans les entreprises privées.
La voie difficile de l’unité ouvrière et paysanne
Tout devrait conduire la majorité du monde paysan à converger avec les autres classes exploitées. Il y eu des exemples en Bretagne et dans le pays nantais avant 1968 et pendant la grève générale, les paysans aidant les familles ouvrières. Cependant la volonté manifestée par la création du mouvement des Paysans travailleurs, un des ancêtres de la Confédération Paysanne, n’a pas débouché sur un front permanent de luttes. Les facteurs de division dominent. En 1960 les négociants expéditeurs avaient mobilisés les salariés en les menaçant de chômage contre la grève des livraisons d’artichauts des producteurs bretons. A l’inverse il arrive que des commandos paysans tentent de casser des grèves dans l’agroalimentaire, notamment dans des laiteries.
Mais il y a aussi des blocages idéologiques. Pour contrer l’influence des Paysans Travailleurs la FNSEA et les gouvernements successifs ont martelé que les agriculteurs, sans distinction de taille ou de revenus, qu’ils emploient ou non des salariés, étaient des chefs d’entreprise et pas seulement des travailleurs indépendants. Comme tels ils s’estiment écrasés par les « charges », au nombre desquelles les cotisations sociales et victimes de l’acharnement des contrôleurs du travail et de la sécurité sociale. Ajoutons qu’un paysan qui, tout comme un artisan, trime bien plus de 35 heures a du mal à accepter que ses ouvriers rechignent à en faire autant, d’où des rapports sociaux parfois rudes.
Pour que l’unité des prolétaires avec la petite et moyenne paysannerie se réalise contre l’ennemi commun, le capitalisme qui exploite et opprime les uns et les autres, il faut combattre le mythe de la grande famille paysanne, mythe porté par la FNSEA, ce faux syndicat qui cotise au MEDEF.
[1] En Russie comme en Ukraine les grands domaines étaient la propriété des aristocrates et de l’Eglise. Le servage avait été aboli mais les salariés restaient de fait des esclaves. En Espagne les salariés des « latifundios » organisés à l’UGT ont mené des grèves violemment réprimées par la Guardia Civil.
[2] Voir les films de Marcel Pagnol…
[3] Jusqu’aux années 60 plusieurs générations vivaient sous le même toit. Il y avait le chef d’exploitation et les autres membres de la famille étaient considérés comme des « aides familiaux », ce qui s’est traduit par la non reconnaissance de leurs années travaillées à l’âge de la retraite. Le sort des femmes était particulièrement pénible, sous la tutelle des maris et des beaux parents.
[4] Passeports confisqués, nourriture et baraques fournis par le patron à des prix scandaleux… L’exploitation des saisonniers dans certaines régions françaises n’a rien à envier avec celle qui a cours en Andalousie ou Murcie, par exemple dans la culture industrielle des fraises.
[5] Tiens, voilà un « régime spécial » qui n’est pas dans le collimateur du gouvernement !
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