https://www.mediapart.fr/
Pendant deux jours, les avocats du fondateur de WikiLeaks et ceux des États-Unis ont présenté leurs arguments devant la Haute Cour de justice de Londres. Objectif de la défense : prouver aux deux juges que Julian Assange devrait avoir le droit de faire formellement appel de la décision d’extradition prise en 2021 à la demande de l’administration de Donald Trump.
21 février 2024
Londres (Royaume-Uni).– Bien avant l’heure de rendez-vous de 8 h 30, ils étaient déjà en train de scander « Libérez Julian Assange ! ». Devant les bâtiments néogothiques de la Haute Cour de justice de Londres, on trouve des jeunes, des plus âgés, des Britanniques, mais aussi bien d’autres nationalités comme des Allemands, des Brésiliens ou des Suisses.
Matti est l’un de ceux habillés en pyjama orange, à la façon des prisonniers de Guantanamo. Autour de son cou, une ardoise. Dessus, le numéro de prisonnier de Julian Assange à la maison d’incarcération de Belmarsh, et son crime inscrit à la craie : « Publier la vérité. » « Nous devons défendre le journalisme, pour défendre nos démocraties », dit le jeune Helvète, qui se promène dans la foule avec un grand sourire.
Attachée aux grilles du palais de justice, on trouve la liste de toutes les récompenses journalistiques que Julian Assange a reçues. Et tout autour, sur plusieurs mètres, accrochés à certains poteaux, sont aussi noués des rubans jaunes (en écho à la mobilisation #YellowRibbons4Assange soutenue par Stella Assange, l’épouse du fondateur de WikiLeaks, en 2022 sur Twitter).
Il y avait des centaines de rubans, mais aussi des centaines de personnes devant les cours de justice. Le plus grand rassemblement qu’elle ait vu, dit Stella Assange en montant sur l’estrade mardi matin. Enveloppée dans un manteau vert émeraude, elle a appelé à « continuer à montrer votre soutien. Soyez là pour Julian, pour nous et pour vous-mêmes, jusqu’à ce qu’il soit libre ».
L’épouse du fondateur de WikiLeaks est visiblement affaiblie. Elle a été malade en début d’année, au point d’avoir raté l’une de ses visites à la prison de Belmarsh, mais elle dit « aller mieux ». Ce n’est pas le moment de ralentir pour elle, car « ce qui est arrivé à [Alexeï] Navalny peut arriver à Julian », en référence à l’opposant russe assassiné en prison. Katya, jeune femme russe qui vit en Angleterre depuis quinze ans, fait elle aussi l’analogie : le Royaume-Uni, dit-elle, « pointe la Russie du doigt en disant : “Regardez ce qu’ils font aux gens qui disent la vérité, ils les persécutent et ils sont victimes des mensonges du gouvernement.” Mais en fait, on fait la même chose ici ».
Debout derrière une banderole de plusieurs mètres de long portant le nom et le visage du fondateur de WikiLeaks, Katya brandit une pancarte où est écrit : « La vérité n’est pas un crime, c’est notre droit. »
Une santé qui inquiète
Pour les soutiens de Julian Assange et son équipe d’avocats, la ligne de défense est claire : Assange est un journaliste, un éditeur. Il a fait son travail en publiant des documents qui lui ont été transmis par Chelsea Manning, qui a elle-même été jugée en cour martiale et emprisonnée pour avoir été une lanceuse d’alerte, avant que le président Obama ne commue sa peine en 2017.
« S’il est extradé, Julian Assange sera le premier journaliste à être mis en cause au nom du Espionage Act [la loi américaine contre l’espionnage – ndlr] », explique Fiona O’Brien, la directrice de Reporters sans frontières au Royaume-Uni. « Cette loi ne permet pas de faire mention de l’intérêt public comme justification, explique-t-elle devant le tribunal. Mais publier des informations, parfois des infos qui ont fuité, est au cœur du travail de journalistes, donc ce serait très inquiétant pour la liberté de la presse et pour le droit à l’information des citoyens. »
À l’intérieur de la cour de justice, les avocats de Julian Assange avaient la parole le premier jour d’audience. Devant une salle pleine, au point que la plupart des médias ont dû se contenter d’un lien vidéo, voire audio. L’avocat d’Assange Ed Fitzgerald a d’abord dû excuser son client, trop malade pour venir à l’audience. Pourtant, comme le fait remarquer la juge Victoria Sharp, il avait demandé et obtenu le droit d’être présent.
Quelques jours plus tôt, Stella Assange avait dit à un parterre de journalistes que son époux tenait à être là pour « consulter ses avocats et leur poser des questions ». La dernière fois qu’il avait eu le droit d’assister à l’une de ces audiences, c’était le 6 janvier 2021. Depuis, ajoute-t-elle, « l’une des grandes absurdités de ce dossier est qu’il devait suivre les procédures comme un spectateur ».
La santé de Julian Assange inquiète ses soutiens. « Ça fait longtemps qu’on se fait du souci pour sa santé qui décline, dit Gina, une Normande habillée d’un gilet jaune, venue à Londres pour ces deux jours d’audience. Physiquement, il a pris cher. Psychologiquement, c’est de pire en pire. »
C’est au nom des risques de suicide qu’un juge britannique avait bloqué l’extradition de Julian Assange en janvier 2021. Une décision dont les États-Unis avaient fait appel avec succès. Stella Assange reste persuadée que s’il est extradé, « il mourra ». « Ne croyez pas les garanties que les États-Unis ont données de bien le traiter, avait-elle prévenu les journalistes la semaine précédente. S’il est envoyé là-bas, il sera mis dans un trou et on ne le reverra jamais. »
Julian Assange est en danger, estime son épouse. Ses avocats insistent sur les risques pour la sécurité de leur client, mais évoquent aussi des menaces externes. « Il y a un véritable risque d’actions extrajudiciaires intentées contre lui par la CIA et d’autres agences », disent-ils. Stella Assange et leurs avocats assurent que les services secrets américains, avec l’aval de Mike Pompeo, ex-chef de la CIA et secrétaire d’État de l’ex-président Donald Trump, avaient pour intention d’enlever, voire d’assassiner, le fondateur de WikiLeaks.
Ces accusations font actuellement l’objet d’une procédure en Espagne, en raison de la nationalité d’une entreprise de sécurité impliquée. Un autre avocat d’Assange, Mark Summers, évoque à nouveau « cet incroyable projet » l’après-midi.
Entre-temps, pendant la pause déjeuner, Stella Assange est revenue sur l’estrade pour à nouveau s’adresser aux soutiens de son époux, qui mettent l’ambiance sur le parvis aux côtés de musiciens, entonnant « Nous soutiendrons toujours Julian Assange. »
À la reprise de l’audience, les avocats déroulent leurs autres arguments pour convaincre que Julian Assange a le droit de faire appel de son extradition. Le fondateur de WikiLeaks est « poursuivi pour un délit politique », dit Ed Fitzgerald. Or le traité bilatéral entre les États-Unis et le Royaume-Uni stipule, explique-t-il, qu’un suspect ne peut pas être extradé pour un crime de nature politique. « C’est un abus de procédure de requérir une extradition pour des raisons politiques », conclut l’avocat.
À la fin de la première journée d’audience, Stella Assange se présente une troisième fois devant les supporters pour les implorer de revenir le lendemain, quand les États-Unis auront la parole. Message entendu, car le mercredi matin, malgré la pluie, les mêmes étaient encore là.
Des « agissements de hacker »
Capuches sur la tête ou tenant un parapluie d’une main, une pancarte de l’autre, ils se sont retrouvés dans une ambiance moins festive. Un drapeau de la Palestine flotte au milieu des pancartes de Julian Assange avec un bandeau sur le visage. « C’est un homme entièrement innocent, dit Patrick, venu d’Irlande pour l’audience. Les vrais criminels sont ceux qui soutiennent le génocide en Palestine. » Pour lui, vouloir « extrader du Royaume-Uni vers les États-Unis un citoyen Australien » est une preuve de plus de « l’impérialisme américain ».
À l’intérieur de la salle d’audience, Claire Dobbin, qui représente les États-Unis, prend la parole. Julian Assange était « bien en dehors des activités de journalisme ou de journalisme responsable », dit-elle. Elle évoque des « agissements de hacker » et insiste sur l’un des arguments principaux de Washington : les révélations de WikiLeaks ont mis en danger la vie d’informateurs et d’espions à l’international.
« Plusieurs personnes ont disparu après la publication des câbles […]. D’autres ont été arrêtées après que leurs noms aient été révélés », dit l’avocate, mais elle ajoute qu’aucun lien n’a pu être « établi avec la diffusion des documents ». Claire Dobbin dit ensuite vouloir aborder « rapidement » la question du traité bilatéral évoqué la veille et excluant toute possibilité d’extradition pour opinions politiques.
Selon elle, la « loi britannique sur l’extradition », qui intègre le traité bilatéral dans l’arsenal législatif britannique et régule les demandes d’extradition faites au et par le Royaume-Uni, a « largement réformé » le traité en 2003. La mention d’exception d’opinions politiques aurait alors été « omise », avance-t-elle. Avant de conclure : « L’extradition n’est pas bannie pour délit politique. »
Quand en fin de journée l’un des avocats d’Assange, Ed Fitzgerald, reprend la parole, c’est notamment pour pointer la contradiction entre la loi britannique et le traité bilatéral : « On ne peut pas ignorer le traité […], c’est la base de la demande d’extradition. »
Les deux juges se sont retirés pour réfléchir à la décision qui fait tant trembler les soutiens d’Assange. Ils étaient persuadés qu’une décision rapide serait en la défaveur du fondateur de WikiLeaks. Mais ils redoutent aussi que l’affaire ne traîne encore des mois, ce qui serait au détriment de la santé de l’Australien, âgé de 52 ans. Finalement, les juges sont revenus pour dire qu’ils réservaient leur décision au moins jusqu’au 4 mars, en attente de la réception de certains documents.
Les soutiens d’Assange ont alors quitté les cours de justice pour marcher vers le 10 Downing Street, la résidence officielle du Premier ministre. Une manière de montrer qu’ils estiment que la solution ne viendra pas forcément des tribunaux, mais peut-être des volontés politiques, à Londres comme à Washington.
Poster un Commentaire