Pouvant consommer jusqu’à 175.000 litres de carburant par jour, le paquebot “Icon of the Seas” symbolise les excès du secteur du tourisme, selon certaines organisations militantes. “Ils (les bateaux de croisière, NDLR) ont un impact énorme par les gaz à effet de serre qu’ils émettent, mais également sur la biodiversité marine par les rejets qu’ils provoquent. Ils affectent aussi la qualité de l’air, ce qui va bouleverser la santé des populations des ports dans lesquels les navires font escale”, assure Gwenaëlle Ménez, la porte-parole de “Stop Croisières” sur le site de LCI.
« Avec le paquebot “Icon-of-the-Seas”, Royal Caribbean a sans doute mis en service le plus grand anachronisme du monde »
L’historien Adrien Motel, spécialisé dans l’industrie des paquebots, pointe, dans une tribune au « Monde », les excès manifestes du marché de la croisière en mer qui masquent les innovations responsables de ce secteur.
« Le plus grand paquebot du monde », depuis deux siècles, ce titre est souvent à la « une ». Comment ne pas songer à la couverture déployée autour du paquebot Normandie, le fleuron français, au moment de sa mise en service entre Le Havre et New York, en mai 1935. Déjà soulignait-on la démesure du navire. Symbole de puissance technique et de superbe esthétique, le paquebot Normandie était alors un objet d’émancipation et de fierté pour la France. A travers lui, la France disposait d’un outil précieux. Capable de jeter un pont par-delà les rives, d’unir les esprits et de diffuser une part du rêve français.
Près d’un siècle plus tard, le ton a résolument changé. En ce début d’année 2024, l’entrée en piste de Icon-of-the-Seas, dernier-né de la Royal Caribbean, a fait la « une » des sites d’information, des journaux et des télévisions. A vrai dire, il y avait longtemps que la mise en service d’un navire n’avait pas fait l’objet d’une telle couverture. C’est que la démesure d’Icon-of-the-Seas a de quoi agiter le Landerneau, tant elle suscite des interrogations et provoque une certaine dose d’indignation. Intéressantes et justifiées, pour la plupart.
Mais au risque également de jeter l’anathème sur deux domaines économiques complémentaires et importants : le secteur du tourisme et de la croisière, d’une part, l’industrie navale à gros tonnages, d’autre part. Depuis les années 1960, qui ont consacré pour longtemps la victoire de l’aviation de ligne, les paquebots d’antan ont cédé la place aux bateaux de croisière.
Le symbole de la massification
Cependant, ce modèle touristique n’est pas nouveau. Au début du XXe siècle, les grands transatlantiques étaient réemployés pour des croisières hivernales, inventant une part de l’esprit singulier des voyages de découverte. Il y a quatre-vingt-cinq ans, sous le soleil triomphant de Rio, le Normandie croisait pour un voyage de prestige à l’occasion du Carnaval. En soi, la croisière constitue un art de vivre à part entière. Reposant sur un espace clos où se crée le mystère. Créant une petite société ambulante. Ouvrant des destinations dépaysantes. Provoquant la possibilité des échanges. Etablissant des liens entre ce qui fut et ce qui sera.
Hélas, la singularité esthétique des navires, la découverte des contrées lointaines ainsi que l’art de prendre son temps sont des valeurs de moins en moins associées au modèle de la croisière contemporaine. Celui-ci tend à la massification et à l’uniformisation, avec des bateaux de plus en plus informes destinés à démultiplier les cabotages de courte durée, dans des zones touristiques déjà saturées et souvent saccagées. Icon-of-the-Seas en devient l’emblématique navire amiral.
Ce n’est pas un hasard si les journalistes se sont peu intéressés à ses programmes, préférant commenter les équipements qui le confondent avec un parc d’attractions : ses toboggans aux couleurs acidulées, ses boutiques pleines de gadgets mondialisés, ses innombrables restaurants où l’on cuisine des produits standardisés.
L’inauguration, tout en démesure, était présidée par le Ballon d’or Lionel Messi et donnait l’impression d’assister à un show dans une salle de spectacles à Las Vegas. Pas à la mise en service d’un navire, prétendument le plus grand au monde. Cela déstabilise l’opinion et fait passer ce modèle pour ce qu’il est, c’est-à-dire totalement anachronique.
Pour des navires à taille humaine
Royal Caribbean a sans doute mis en service le plus grand anachronisme du monde. Mais il ne faudrait pas blâmer tout un secteur et le confondre avec ce type de proposition. Il existe des compagnies aux modèles qualitatifs, notamment au Royaume-Uni et en France, qui offrent des navires à taille humaine couplés à des circuits de visite respectueux. A eux de persévérer dans la rénovation du monde de la croisière. Une rénovation qui passera aussi par davantage de sobriété.
Le port de Saint-Nazaire demeure au premier plan de ce combat et les entreprises présentes ont développé des principes maritimes révolutionnaires et des technologies d’avant-garde. C’est notamment le cas de SolidSail, que les Chantiers de l’Atlantique développent depuis quelques années. Cette technologie propose l’usage d’une voilure assurant la propulsion vélique d’une nouvelle génération de navires. Les premières images laissent rêveurs les amateurs de belles coques. Voici une démonstration du savoir-faire français et des trésors de créativité technique et d’expression pure de l’esthétique.
A l’heure où la mondialisation traverse des zones de turbulence et questionne le sens des flux, il sera permis de rêver au retour des lignes de transport maritimes, moins polluantes, rééquilibrant les voies aériennes. Le Icon-of-the-Seas est certes le plus grand anachronisme du monde, mais cela n’entache pas l’univers maritime, qui détient une part importante des solutions qui feront le monde maritime de demain.
Adrien Motel, historien et auteur du livre « Normandie, un rêve français » (Place des Victoires, 2022), lauréat du prix de l’Académie de marine.
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