« J’ai du mal à comprendre ce qui vous choque »

LR: P= David Pujadas le plus hésitant Q= Jean Quatremer, le plus odieux

 21 FÉVRIER 2024

« J’ai du mal à comprendre ce qui vous choque »

Une chaîne de télé de grande écoute, un soir. Sur l’écran sont diffusées des images de dizaines d’hommes presque nus, mains ligotées, yeux bandés, assis ou agenouillés puis massés dans un camion. Images dégradantes, humiliantes, déshumanisantes.

Jeanne Failevic

Auteure jeunesse

Abonné·e de Mediapart

En bas de l’écran on peut lire :

« Hamas : des dizaines d’hommes se rendent »

Sur le plateau, journalistes et experts discutent de ces images :

David P., journaliste-présentateur : « Bon je voudrais vous montrer ces autres images qui sont arrivées aujourd’hui et qui sont diffusées par l’armée israélienne. Il s’agit de la reddition de dizaines de miliciens du Hamas. (…) Je rappelle qu’il s’agit d’images fournies par l’armée israélienne, les médias israéliens plus exactement. On voit ces hommes accroupis, déshabillés, on comprend qu’il s’agit de s’assurer qu’ils n’ont pas sur eux de charges explosives, qu’ils ne menacent personne. On est au nord de la bande de Gaza. Je voudrais poser quelques questions simples sur le traitement fait à ces hommes. Évidemment, nous profanes, ça nous surprend.  Et on voit immédiatement le côté qui nous heurte de ces images mais est-ce qu’on est là simplement dans un traitement habituel de prisonniers dont on veut s’assurer qu’ils ne constituent pas une menace ? »

« Oui ! lance aussitôt le Général-expert-du-jour et il poursuit. J’ai fait des stages de résistance à l’interrogatoire… (…) La première chose que font les gens qui vous prennent c’est de vous déshabiller. Pourquoi ? 1) Pour voir que vous avez pas de ceintures explosives, 2) pour vous faire perdre vos propres références et on vous habille on vous donne une autre combinaison. »

Soudain un deuxième journaliste, Jean Q. lance à David P. :

« J’ai du mal à comprendre ce qui vous choque ? »

David P, gêné-aux-entournures : « Non, non, je dis pas que je suis choqué. Nous on est profanes, on y connait rien et on pose la question. »

Jean Q. journaliste expert-ès-humanité : « J’ai assisté totalement par hasard à un contrôle de la police grecque de migrants irréguliers à la frontière turque. (…) Les 10 migrants étaient à poil. Et c’étaient pas des combattants.

Le but c’était l’humiliation, de leur dire désormais vous n’êtes plus des êtres humains absolus, vous n’êtes plus des entités juridiques. (…) Ça m’a fait un choc je le reconnais mais eux ce n’étaient pas des combattants donc là y’avait de quoi être choqué par le traitement qu’on leur réservait. Donc là ce sont quand même des combattants du Hamas, des terroristes, peut-être qui ont participé au pogrom du 7 octobre. »

(…)

David P. : « C’est important de donner toutes les explications. Mais on n’est pas habitués à ces images de guerre. (…) Avec ces images, Israël affiche aussi que l’opération porte ses fruits avec la reddition de dizaines de miliciens. »

 (…)

Le même, se frottant les mains :  « Benyamin Netanyahou affirmait hier que la maison de Sinouar, le chef du Hamas était encerclée. On sait maintenant qu’il n’y est plus. »

Jean Q. riant : « Ah ah c’est pas surprenant ! »

Ils rigolent.

Les images d’humiliations d’hommes défilent toujours sur l’écran.

David P. : « On avait pas beaucoup de doutes… Mais où serait-il alors ? »

Le Général expert-du-jour : « Dans un des tunnels ! Lequel, je n’en sais rien ! »

Ils rient.

Les images de dizaines d’hommes presque nus, mains ligotées, yeux bandés défilent en boucle sur l’écran.

Ils rient

Ils l’ont bien mérité

Relâchement du corps

C’est fatigant la guerre

C’est du sérieux

Ça tend les corps, ça oblige à réfléchir

« Nous on est profanes, on n’y connait rien »

On ne raconte pas n’importe quoi,

On questionne ses sources.

On connait le droit international humanitaire qui dit, par exemple, que tout traitement inhumain ou dégradant sur des prisonniers est interdit.

Quatre jours après la diffusion de ces images, sur le même plateau, il semblerait que la « reddition » ne soit plus tout à fait une « reddition » que « la réalité (soit) plus nuancée ».

Des témoignages de ces soi-disant « miliciens du Hamas » sont diffusés :

« Regardez mes mains, dit un homme épuisé en montrant ses mains lacérées, elles étaient attachées avec des pinces en plastique. » 

Un adolescent traumatisé et en pleurs raconte : « Ils nous ont gardé plusieurs jours et nous n’avons eu qu’un demi-verre d’eau. ».

Imperturbable, la télé-de-la-nuance poursuit.

Cette fois c’est François H. expert-en-diététique-de-guerre qui déploie son analyse :

« Ce qu’on remarque c’est qu’une bonne partie des hommes que nous voyons sur les écrans sont bien en chair – c’est pas pour dire qu’ils sont extrêmement bien nourris – mais ce sont des gens qui n’ont pas 20 ans. Y’en a beaucoup qui ont visiblement 40 ou 50 ans (…), il y a beaucoup de gens qui n’étaient pas, pour employer la formule consacrée, qui n’étaient pas d’âge militaire qui ont été pris. (…)  Ça tend plutôt à montrer qu’il peut s’agir comme dans beaucoup de cas d’arrestations plutôt que de reddition ou de captures. » 

Et les jours, les semaines qui suivent affluent témoignages, articles, enquêtes qui documentent les arrestations arbitraires, les humiliations, tortures, meurtres de ces hommes et adolescents Palestiniens (ici, et là...).

Aujourd’hui on dénombre à Gaza des milliers de personnes tuées, blessées, amputées, des hommes, femmes, enfants traumatisé.es, une centaine de journalistes, des intellectuel.les, artistes, professeur.es assassiné.es, fait prisonnier.ères, des milliers de cadavres sous les décombres, la destruction des écoles, hôpitaux, mosquées, universités, centres culturels…

La bande de Gaza « au bord d’une « catastrophe sanitaire »  »

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Une décision de la Cour internationale de justice sur un risque génocidaire

Mais les experts et journalistes-ès-humanité n’ont de compte à rendre à personne

Ils et elles savent et re-savent et re-re-savent à longueur d’écran

« L’opération porte ses fruits »

Ventriloques d’une armée « la plus morale du monde »

Paroles occupant l’espace, s’agglutinant

Magma informe d’une pensée jetable

Arrogance et suffisance

« Je ne comprends pas ce qui vous choque ? »

Ratatineurs d’humanité

Ne pas s’habituer, surtout ne jamais s’habituer

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