La France prête à enterrer la définition européenne du viol

VIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLES

Éric Dupond-Moretti a affiché jeudi son opposition à une révision de la définition pénale du viol fondée sur la notion de non-consentement. Ce veto compromet un accord à Bruxelles sur un article clé d’une directive sur la lutte contre les violences envers les femmes, qui fait l’objet d’une ultime négociation mardi 6 février.

Sarah Brethes et Mathieu Magnaudeix

2 février 2024

Frances Fitzgerald ne cache pas sa « déception ». L’eurodéputée libérale irlandaise bataille depuis des mois pour faire aboutir une directive européenne de lutte contre les violences faites aux femmes.

Pourtant, à quelques jours des ultimes tractations entre le Parlement européen, la Commission et les chef·fes d’État et de gouvernement, qui auront lieu le 6 février, Frances Fitzgerald avoue son scepticisme sur la possibilité de faire aboutir dans cette directive une définition juridique européenne commune du viol fondée sur la notion de non-consentement.

« Nous n’avons pas de majorité qualifiée, déplore-t-elle, alors même que la directive a été votée à une large majorité par le Parlement européen. Pour l’obtenir, nous avions besoin du soutien d’États représentant 65 % de la population européenne. Mais ni la France ni l’Allemagne ne sont d’accord pour inclure le viol dans cette directive. » La Hongrie de Viktor Orbán ne l’est pas davantage, au contraire de quinze autres États, dont la Pologne, depuis peu gouvernée par une coalition libérale.

Une pancarte à une manifestation féministe contre les violences sexistes et sexuelles à Quimper, le 25 novembre 2023. © Photo Morgan Bisson / Hans Lucas via AFP

Jeudi, des déclarations d’Éric Dupond-Moretti sont venues confirmer le scénario d’une absence d’accord sur ce texte clé. Lors d’une audition devant la délégation aux droits des femmes au Sénat, le ministre de la justice a appelé à la « prudence » face aux appels en faveur d’une révision de la définition pénale du viol en France. « La législation française est une des plus répressives d’Europe », a-t-il ajouté.

Dans notre émission « À l’air libre » consacrée à ce sujet, Véronique Riotton, la présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, a confirmé qu’à ce stade, « l’article 5 [sur le viol] est enlevé de cette directive »« La France, a dit cette députée membre du parti d’Emmanuel Macron, doit changer de position : elle a jusqu’au 5 février pour le faire. » Les propos du ministre de la justice laissent peu d’espoir.

Au Parlement européen, les eurodéputé·es macronistes sont pourtant favorables à cette définition du viol fondée sur le non-consentement. Dans une tribune publiée par Le Monde, vingt-trois d’entre elles et eux ont « appel[é] le gouvernement [français] à permettre de finaliser les négociations avec une définition européenne du viol en phase avec les aspirations de notre temps », et de ne plus utiliser des « argumentaires juridiques byzantins », qui donnent « un sentiment de déconnexion totale avec la souffrance des victimes ».

L’eurodéputée Frances Fitzgerald se dit « choquée » « J’aurais attendu de la France qu’elle se prononce pour ce symbole. » Pour sauver le reste de la directive, qui lutte contre les mutilations forcées, les mariages forcés, le harcèlement sexuel ou le « revenge porn », la version actuelle du texte ne comprend donc plus l’article sur le viol, qui fâche.

À Bruxelles, le temps presse car il ne sera plus possible d’avancer dans quelques semaines, à cause des élections européennes de juin ; mais aussi de la présidence du Conseil européen qui passera à la Hongrie ultra-conservatrice de Viktor Orbán à partir du 1er juin.

L’autre rapporteure du texte, l’eurodéputée suédoise Evin Incir, une sociale-démocrate, veut encore croire que « tout peut changer jusqu’au bout ». Elle estime qu’il est encore temps de « mettre la pression sur Macron ». « Si la France dit oui, cela suffira à avoir une majorité », affirme-t-elle à Mediapart.

Une définition du viol restrictive

Le 24 janvier, de nombreuses ONG et organisations féministes européennes, comme Amnesty International, Human Rights Watch ou le Center for Reproductive Rights, ont déploré « que certains États membres fassent preuve d’une absence de réponse têtue face au besoin de combattre le viol dans l’Union européenne, en se cachant derrière des interprétations légales restrictives ». 

Selon l’Insee, 100 000 viols sont recensés chaque année dans l’Union européenne. D’après l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, une Européenne sur trois âgée de plus de 15 ans a subi des violences physiques et/ou sexuelles, et une femme sur vingt a subi un viol.

Au cœur du désaccord, l’idée même d’une définition commune européenne du viol, notamment refusée par la France qui estime que le viol ne relève pas du domaine de compétence de l’Union européenne. Mais aussi les mots choisis dans la directive : le viol y est en effet défini comme un rapport sexuel sans consentement.

En théorie, cette définition s’impose aux États européens, en vertu de la convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe ratifiée par la France en 2014. De nombreux États européens (Espagne, Italie, Belgique, Irlande, Suède, Danemark, etc.) l’ont d’ailleurs déjà incluse dans leur législation. L’Allemagne l’a fait également, mais elle bataille aujourd’hui contre la directive pour des raisons de souveraineté juridique.

Il y a un risque majeur de glissement vers une contractualisation des relations sexuelles dont, je le crois, personne ne veut.

Éric Dupond-Moretti

En France, ce n’est pas le cas. Le viol reste en effet défini dans le Code pénal français comme un acte sexuel commis sous « la menace, la contrainte, la surprise ou la violence ». Une définition jugée très restrictive par des professionnel·les du droit et défenseur·es des droits des femmes. En France, 74 % des plaintes pour viol sont classées sans suite. Seulement 0,6 % des viols ou tentatives de viol auraient donné lieu à une condamnation en 2020.

« La législation française en matière de viol est sans doute la plus répressive d’Europe : 15 ans de réclusion criminelle jusqu’à la perpétuité […] lorsque l’Espagne fixe une peine de 6 à 12 ans depuis 2022 », a fait valoir jeudi Éric Dupond-Moretti. « Notre définition du viol protège les victimes et permet de sanctionner lourdement les auteurs en s’attachant à démontrer la responsabilité de l’agresseur qui impose une relation sexuelle non consentie », a-t-il défendu.

« Est-ce le rôle de la loi pénale que de définir le consentement d’une victime, au lieu de s’attacher à définir la responsabilité d’un criminel ? », a encore déclaré le ministre de la justice, pointant « des risques de glissement vers une contractualisation des relations sexuelles dont, [il] le croi[t], personne ne veut »« Je veux ici mettre en garde quant au risque de braquer la focale sur la victime alors que le seul responsable est le violeur. Le risque majeur est de faire peser la preuve du consentement sur la victime », a-t-il ajouté.

Ces derniers mois, les appels à changer le Code pénal pour introduire la notion de consentement se sont multipliés aussi chez les expert·es du droit.

« Indéniablement, punir un acte sexuel car il a été commis en l’absence de consentement de la victime sans inscrire cette notion de consentement au cœur de la loi conduit à un traitement judiciaire des viols semé d’embûches, source de grandes désillusions pour les victimes, insistent dans Le Monde la professeure de droit pénal Audrey Darsonville et le magistrat François Lavallière. Comment prouver que l’acte était violent quand la victime n’a pas eu la force de résister ou n’a pas pu s’opposer ? Comment attester que l’auteur avait placé la victime dans une situation de contrainte morale annihilant tout consentement ? Comment établir le défaut de consentement quand celui-ci est un fantôme dans la loi ? » Quand les victimes sont en état de sidération psychique, des juges peuvent aussi passer à côté de cette absence de consentement.

« Dans tous les pays où la législation a changé, les condamnations ont augmenté, assure à Mediapart Evin Incir, la co-rapporteure de la directive. Et aussi les plaintes, car les femmes se disent que ça sert à quelque chose de signaler ces agressions. »

Renversement sociétal

Depuis des mois, la France fait obstinément obstacle à la directive. Ces derniers jours, un arbitrage élyséen était attendu. Mais il semble tarder, alors même que certains ministres, à commencer par Stéphane Séjourné, ancien président des eurodéputé·es macronistes récemment nommé ministre des affaires étrangères, y sont favorables.

« Certains ont instrumentalisé ce débat pour dire que la France était rétrograde : c’est d’abord, surtout, et uniquement à nos yeux, un débat de compétences de l’Union et de doctrine », a dit jeudi le ministre de la justice, jugeant « primordial de ne pas prendre le risque d’un texte qui se ferait annuler par la Cour de justice de l’Union européenne ».

En introduisant le consentement dans la loi sur le viol, on s’attaque à la culture du viol.

Véronique Riotton, députée Renaissance

Certain·es spécialistes estiment par ailleurs qu’il ne serait pas pertinent d’intégrer la notion de consentement dans le Code pénal. « C’est une erreur et une erreur sexiste ! – que de définir le viol par le non-consentement, assure dans Le Monde la philosophe Manon Garcia, autrice de La Conversation des sexes (Flammarion, 2021). Certains pays l’ont fait parce que leur définition du viol reposait jusque-là uniquement sur la violence et c’est un indéniable progrès, mais la législation française n’a pas ce problème. »

Manon Garcia assure que « croire qu’il suffit de définir le viol pour y mettre fin est illusoire ». Elle pointe le risque de voir des victimes « scruté[e]s » dans les prétoires sur leur propre consentement, « au lieu » que les audiences ne se « concentr[ent] sur le comportement du mis en cause ».

Au-delà des arguments juridiques, la députée Véronique Riotton assure qu’il existe « un autre frein, colossal », d’ordre culturel, et qui peut expliquer la frilosité du gouvernement français. « En introduisant le consentement dans la loi sur le viol, dit-elle, on s’attaque à un renversement sociétal encore plus grand. On s’attaque à la culture du viol. » Et donc à un imaginaire sexiste très ancré, dès qu’il s’agit de la sexualité.

« Selon le dernier rapport du Haut Conseil à l’égalité, un quart des jeunes de 18 à 25 ans pensent que lorsqu’une femme dit non, elle dit oui. Et 25 % des hommes pensent encore qu’une femme prend du plaisir quand elle est forcée », déplore-t-elle.

Pour la sénatrice écologiste Mélanie Vogel, elle aussi favorable à la définition du viol par le non-consentement, « cette proposition se heurte à ce qui est encore malheureusement inscrit dans l’imaginaire de la société vis-à-vis de la sexualité : la présomption de consentement »« Aujourd’hui, le Code pénal nous dit : a priori, vous êtes consentante sauf si vous êtes capable de prouver la menace, la contrainte, la surprise ou la violence. Là, il s’agit de renverser cet élément et de considérer que, a priori, on n’est pas consentante. » 

« Quand on dit cela, on nous répond souvent : et donc on va devoir signer un contrat avant un rapport sexuel maintenant ?, poursuit-elle. Mais en réalité, la prise en compte du consentement n’est difficile que pour la sexualité. Si vous êtes chez vous, sur votre canapé, que quelqu’un rentre alors que vous n’avez invité personne, tout le monde comprend que ça ne va pas. On ne va pas aller vous dire “Mais vous étiez assis comment sur le canapé ?”, “Vous avez regardé par la fenêtre ou la porte ?”, “Vous n’avez rien dit quand il est entré ?”. Ça, tout le monde le comprend ! Mais pour votre corps, ce n’est pas si simple. Et c’est à ça qu’on s’attaque, en réalité. »

« C’est le patriarcat qui tremble, le droit inaliénable des hommes à avoir les femmes à leur disposition », analyse l’avocate Élodie Tuaillon-Hibon, qui défend des victimes de violences sexuelles et conjugales.

« On a 94 000 viols ou tentatives de viol tous les ans en France, rappelle Véronique Riotton. Dans l’imaginaire collectif, le viol, c’est : on est dans la rue, on se fait attaquer, étrangler, et du coup cette notion de consentement paraît dérisoire. Or la réalité du viol [est différente] : à 90 %, ils se passent dans l’univers personnel, avec des gens qui sont connus. » La notion de consentement interroge donc profondément la dynamique des relations hommes-femmes dans toutes les sphères de la société, y compris le couple ou la famille. « Quand je dis que c’est colossal, c’est qu’on s’embarque dans un changement de société. Qu’est-ce qu’on change dans les relations hommes-femmes ? » 

Voilà la nature profonde de la question à laquelle l’exécutif français, qui a pourtant érigé la lutte contre les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes comme sa « grande cause » depuis 2017, n’a sans doute pas envie de répondre immédiatement.

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