Arguments pour la lutte sociale | Lire sur le blog ou le lecteur |
aplutsoc – 6 avril
Dans un article écrit le 14 mars dernier, peu avant le congrès national du SNES-FSU, j’écrivais que la situation de poussée sociale dans l’Éducation nationale (cf. la Seine-Saint-Denis) et de crise au ministère avait placé le principal syndicat de l’enseignement secondaire en « position d’arbitre : il peut porter l’estocade. »
« Comment ? Pas en criant « la lutte, la lutte », pas en chantant « le printemps des luttes », pas en disant « collègues, bougez-vous », pas en leur demandant de se lancer dans des grèves reconductibles. (…) Non, c’est en donnant une perspective centrale que le SNES-FSU a la possibilité, et donc la responsabilité, de transformer les quelques demi-résultats ralentissant les attaques gouvernementales déjà obtenus (…) en une défaite frontale du gouvernement consistant dans l’effondrement du « choc des savoirs ». Une telle défaite ouvrirait la voie aux autres revendications notamment salariales et statutaires, contre la « loi de transformation de la Fonction publique », et, surtout, au mouvement de la jeunesse qui refuse les conditions dégradées d’étude, le Service National Universel et les uniformes ! Donner une perspective au lieu de disperser les luttes même en disant les généraliser, cela consiste logiquement dans le fait de fixer une date, ou plutôt deux-trois jours, pour réaliser la grève totale des professions de l’enseignement secondaire et manifester au ministère. La victoire n’est naturellement pas acquise d’avance, mais c’est comme cela qu’il faut aller la chercher, sans craindre d’attiser la crise au sommet de l’État et sans reculer devant l’idée de l’accélérer. Ce dernier point est important, car rappelons-le : si la réforme Macron contre nos retraites est passée au premier semestre 2023, c’est aussi parce que l’intersyndicale a tout fait sauf une centralisation nationale de l’affrontement. » Un congrès national du SNES-FSU est une caisse de résonance qui aurait pu impulser cela. Ce ne fut pas le cas : plusieurs académies ont préconisé une telle manifestation nationale appuyée sur une grève dans des délais rapprochés, mais le tout a été dilué dans le texte « Action » final limitant la perspective de poursuite et de centralisation à une grève nationale appelée pour le mardi 2 avril. Les vacances commençant en région parisienne le samedi suivant 6 avril, puis s’étalant sur le mois d’avril, la perspective d’une manifestation nationale de « défense de l’école publique, laïque, émancipatrice et inclusive contre le « choc des savoirs » est bien présente dans le texte adopté, mais reportée à une date qui pourrait être la saint glinglin, ou un week-end comme l’a ensuite précisé le Conseil Délibératif Fédéral National de la FSU réuni le 2 avril. Cependant, dès l’ouverture du congrès, Sophie Vénétitay a eu une belle formule qui a suscité les applaudissements debout et qui s’est répandue dans le monde enseignant qui l’adopte comme exprimant son honneur, son éthique professionnelle autant que sa volonté politique et revendicative : « A la rentrée 2024 nous ne trierons pas nos élèves. » Le fait même que cette formule exprime le sentiment profond et ultra-majoritaire de la profession exprime cette réalité politique : c’est le retrait du « choc des savoirs » qui est à l’ordre-du-jour pour elle. Sera-t-il possible en effet de ne pas trier nos élèves s’il n’y a pas retrait ? Avant de répondre à cette question, voyons ce qui s’est passé le 2 avril. On ne saurait s’en tenir à ce qu’ont pu en dire les médias, autant dire rien. La grève a été réelle, c’est-à-dire massive et majoritaire, dans environ le tiers des collèges, dont il serait intéressant de faire la cartographie. Un grand nombre de réunions dénommées « AG » ont eu lieu, qui furent soit des AG massives dans les secteurs touchés par l’onde partie de Seine-Saint-Denis – région parisienne, région nantaise, Normandie, notamment- soit des réunions déjà significatives ou des collègues de tel ou tel collège sont venus pour s’organiser. Précisons : l’onde se propageant depuis le 93 n’est pas « la grève reconductible », c’est la recherche de l’affrontement pour gagner qui prend la forme de rassemblements de tout le personnel devant l’établissement, de réunions destinées aux parents, de manifestations vers les Inspections d’académies et rectorats, etc. Dans le 93 lui-même, les collègues essaient de se ménager et les manifestations à présent ont pas mal lieu le week-end. On a donc une poussée vers l’organisation, qui recherche l’affrontement pour gagner, dans les collèges. Le ministère a donné « 15% de grévistes en collège », ce qui veut dire plus du double mais concentré dans les établissements connaissant cette poussée vers l’organisation qui va de l’un à l’autre et qui peut être aidée par les militants syndicaux jouant leur rôle à cette échelle. Dans les lycées et les écoles, on attend en mesurant l’ampleur de l’attaque en préparation : dénaturer le métier des professeurs d’école soumis à une pédagogie officielle et orientant les élèves vers des filières ne disant pas leur nom en collèges, barrer l’entrée au lycée au quart des élèves tout en prétendant les engranger dans des sas de rétention dénommés « classes prépa-lycées », alors même qu’au scandale de Parcoursup s’ajoute à présent le scandale des inscriptions en ligne pour les « stages de juin » en Seconde … Résumons. Le bilan global du 2 avril n’est pas celui d’une journée d’action pure et simple, c’est-à-dire routinière et protégeant le pouvoir. Ni celui d’un essoufflement, même si ce sentiment peut exister dans les couches les plus militantes. En fait, la vague monte et s’étend peu à peu – moins vite qu’elle n’aurait pu, le syndicat n’ayant pas joué tout son rôle, mais servant quand même de moyen – à la totalité du territoire. Plus encore : elle va commencer à toucher les « parents d’élèves ». Avec une connaissance certaine de ce qu’il faut faire, des collègues dans des dizaines et des dizaines de collèges sont en train de chercher la voie vers les parents, c’est-à-dire vers la population. Ce faisant ils apprennent et apprendront vite à simplifier leurs explications. Montrer comment de prétendus groupes « de besoin » ne sont pas des petits groupes (par ailleurs souhaitables) mais des groupes de niveau instaurant des filières dont il sera dur de sortir est une chose, nécessaire mais qui peut sembler « technique », les parents étant de plus souvent suspectés par les collègues de s’imaginer que « leur » rejeton pourrait être dans un « petit groupe de bons ». Mais à une échelle de masse, il faut simplement donner l’alerte. Alerte : en 6° vos petits, qui sont déjà perdus, le seront plus encore car ils n’auront pas de classe véritable, pas de cadre fixe. Alerte : les plus fragiles, les plus « faibles », loin d’avoir des groupes « pour eux », seraient encore plus abandonnés, car les SEGPA (Section d’Enseignement Général Professionnel Adaptées, destinées en principe à la grande difficulté scolaire) vont perdre des heures et être dissoutes avec les autres « groupes de faibles », et cela pourrait bientôt arriver aussi aux ULIS (Unités locales d’intégration scolaire), destinées en principe à des enfants à handicap reconnu. Alerte : pour la première fois depuis … Pétain ? Jules Ferry ? Napoléon ? Non, pour la première fois ni plus ni moins, un gouvernement annonce vouloir faire baisser les résultats d’un examen, et pas n’importe lequel mais celui dont il vient de faire l’examen d’entrée au lycée : M. Attal, affirmant sans donner ses sources, que les rectorats, à l’insu des professeurs, falsifiaient les résultats du Brevet, proclame que ceux-ci vont baisser drastiquement ! Et donc, plus de lycée (lycée pro compris) ! N’y a-t-il pas là les composants d’une ou de plusieurs bombes sociales, pour les « parents » c’est-à-dire pour la population laborieuse, et pour la jeunesse, dont le droit aux études et à l’avenir est brutalement attaqué ? Voila pourquoi, si l’on se place à l’échelle nationale, le mouvement a encore un puissant potentiel. C’est précisément là qu’il devient essentiel de lier le refus de trier nos élèves à l’exigence de retrait du « choc des savoirs », ce qui, aussitôt, fait bien entendu surgir l’urgence de préparer une combinaison grève/manifestation centrale pour la mi-mai ! Or, nous avons vu que c’est cette perspective là qui peine à s’imposer à l’organisation syndicale en tant qu’organisation nationale, et du coup encore plus à l’échelle de la FSU qu’à celle du SNES, et probablement encore plus à l’échelle intersyndicale. Pourquoi ? Parce que la question est politique. C’est exactement le même problème que celui de l’intersyndicale « retraites » du printemps 2023 qui, rappelons-le encore, a tout fait sauf cela. Et nous avons perdu sur notre revendication. Que se passe-t-il si on ne veut pas ou si on hésite à aller à l’affrontement central ? Inévitablement, on tend à biaiser. Alors, le « nous ne trierons pas nos élèves » peut devenir : la réforme passera, mais on essaiera de désobéir ou, plus ou moins en douce, plus ou moins collectivement, plus ou moins avec l’accord de certains chefs d’établissements, on fera des groupes en fait hétérogènes, peut-être même que, très malin malin, on détournera le « choc des savoirs » vers la formation de demi-groupes ou de petits groupes hétérogènes, puisque le vrai besoin des élèves est d’être dans le cadre de socialisation et de travail d’une classe mais en petits effectifs … Comprenons-nous bien : la résistance pied à pied, établissement par établissement, ou dans les formations auxquelles seront convoqués les profs de Français et de Math, est légitime et nécessaire, elle aura lieu, mais son sens est d’être partie prenante du combat pour ne pas trier nos élèves en battant le gouvernement par le retrait de la contre-réforme, pas de préparer des petites manœuvres temporaires permettant de faire encore un peu semblant, pour combien de temps, de faire notre métier … L’illusion de pouvoir « ne pas trier nos élèves » sans retrait peut être nourrie par une réalité, qui démontre en fait que le retrait et la défaite du gouvernement sont possibles : la crise de l’appareil ministériel, aiguë à tous les étages. On a actuellement deux ministres : Belloubet et Attal, qui ne disent pas exactement la même chose. Sophie Vénétitay déclare s’interroger, à juste titre, quant à savoir s’il n’y en aurait pas un troisième : Macron. Les mauvaises langues en mentionnent un quatrième : Brigitte Macron ! Ce sont là des secrets de polichinelle, dont les salles de profs font leurs gorges chaudes. La source de l’imbroglio est bien Macron. C’est lui qui a planifié l’ascension d’Attal passant par la rue de Grenelle en direction de Matignon. Le « choc des savoirs », c’est l’attaque de Macron et d’Attal contre la jeunesse. Mais ce faisant, ils secouent de haut en bas l’appareil d’État, également secoué bien sûr par les coups qui viennent d’en bas. Le SNPDEN-UNSA, « syndicat » particulier puisque syndicat des chefs d’établissement, fonctionnaires d’autorité sans droit de grève, qui n’ont en rien souhaité le « choc des savoirs », a de fait fixé ce que serait pour lui l’issue et a probablement pensé que Nicole Belloubet le permettrait, mais ce n’est pas le cas car le ministère est à l’Élysée : que les chefs fassent ce qu’ils veulent, et donc que le « choc des savoirs » soit appliqué différemment, jamais à la folie, rarement passionnément, parfois beaucoup, souvent un peu, fréquemment jamais. Le tout au gré des chefs et des rapports de force locaux. D’ailleurs, l’enseignement privé catholique sous contrat depuis des semaines négocie des dérogations, et envisage de le faire établissement par établissement tout en prétendant conditionner la mise en œuvre du « choc des savoirs » à l’octroi de plus de fonds publics encore ! Plus encore ; bien des hauts fonctionnaires de la V° République, ceux qui restaient quand passaient les ministères, les vrais auteurs de dizaines de contre-réformes, crient casse-cou au gouvernement et protestent contre ce qui est pour eux une désorganisation de l’État bonapartiste, leur État. Alain Boissinot, ancien Directeur de l’enseignement scolaire, déclare – et juridiquement il a raison – que l’arrêté tardivement publié sur le « choc des savoirs » est en contradiction directe, textuelle, avec les textes qui régissent le fonctionnement des collèges et des lycées et leur condensation dans le Code de l’éducation. Avec ses collègues Delahaye, Gaudemar, Nembrini et Toulemonde, qui ont fait la pluie et le beau temps ministériels pendant trois décennies, il dénonce dans Le Monde du 3 avril ce qu’est, selon eux, l’anéantissement de l’« autonomie des établissements » et craignent, en fait, que le crash final des contre-réformes de Macron ne laisse pas pièce sur pièce de leur œuvre à eux : celle des gouvernements précédents. D’une certaine façon, comme on le voit aussi avec le corps diplomatique, nous avons là des défenseurs de la V° République qui s’inquiètent des secousses imprimées par la volonté macronienne de reprendre en main celle-ci pour la rendre pleinement « impériale », ce qu’elle ne peut plus être. Le plus comique est de voir ces figures d’une caste arrogante se faire les parangons de la « décentralisation » et de l’ « autonomie » qu’ils ont travaillé, en effet, à imposer d’en haut contre les besoins sociaux et contre l’égalité d’accès au service public, quand ils y siégeaient. On peut donc poser la question : une issue possible serait-elle une fausse application, une application tronquée, un « choc des savoirs » dans lequel, plus ou moins couverts par les généraux en retraite ou pas et le corps des officiers et sous-officiers de l’Éducation Nationale, les professeurs avec leur conscience professionnelle arriveraient à « ne pas trier leurs élèves » quand bien même le « choc des savoirs » n’aurait pas été retiré à la rentrée 2024 ? Les enseignants connaissent parfaitement la réponse : illusion à moyen terme ! Car ils font déjà cela : « digérer » des dispositifs idiots, bricoler, essayer de détourner, lutter tous les jours pour instruire et transmettre quand on veut les en empêcher ou leur faire faire autre chose. Ils ont déjà, avec l’aide décisive souvent des militant.e.s syndicaux de terrain, affaibli voire stérilisé le « Pacte enseignant » et fait pédaler plus d’une contre-réforme, par leur fameuse « inertie » si haïe des ministres et aussi des généraux en retraite du ministère criant aujourd’hui leur inquiétude ! Pour autant, peut-on exclure qu’à la rentrée 2024, nous n’ayons pas arraché le retrait, et alors que faudra-t-il faire ? La réponse est simple : c’est en centralisant le combat maintenant, sur la revendication du retrait, que nous pouvons gagner et que, si nous ne gagnons pas, nous permettrons la poursuite du combat, laquelle ne consistera pas tant à faire des faux groupes de niveaux qu’à faire grève, lors du Brevet, puis à la rentrée s’il le faut : mais la capacité de faire cela dépendra de la centralisation de la bataille, maintenant. C’est de cette bataille que dépend la suite, que dépendent les autres batailles. On ne mène pas une guerre en sautant des batailles. Ne demandons pas au syndicalisme de faire la révolution (ou plutôt : ne faisons pas dépendre la révolution des syndicats). Mais de mener la guerre revendicative, oui. Qu’elles qu’en soient les conséquences politiques pour le pouvoir : l’indépendance syndicale, c’est de ne pas avoir peur de gagner, c’est tout mais c’est beaucoup ! Vincent Présumey, 06/04/2024. |
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