Juliette Rousseau : « La fracture entre la gauche et les ruralités est quasiment totale »

– © Oh Mu / Reporterre

« Les ruralités sont un espace que la gauche ne pense pas, qui ne l’intéresse pas », écrit la militante bretonne Juliette Rousseau. Elle pourrait pourtant s’inspirer des pratiques de « ploucs » pour stopper le RN.

Autrice féministe et écologiste, journaliste, traductrice, éditrice et militante, Juliette Rousseau vit en Ille-et-Vilaine, en Bretagne. Son dernier livre, La Vie têtue (éd. Cambourakis), a été publiée en 2022.


Le 9 juin au soir à l’heure du dépouillement, dans le village où j’habite, l’ambiance était joyeuse. Une partie de l’électorat Rassemblement national était venue fêter bruyamment l’annonce des résultats, tandis que d’autres, dont je suis, en étaient à se demander comment il serait désormais possible de continuer à vivre parmi tous ceux-là, et à craindre la recrudescence de violence qui ne manquera pas d’arriver en cas de nomination d’un Premier ministre d’extrême droite à l’issue des prochaines élections.

Une situation commune à l’écrasante majorité des campagnes françaises. En effet, la cartographie du vote des élections européennes est sans appel : dans une mer brune, les principaux îlots des trois premiers partis de gauche recoupent très largement les démarcations des grandes villes. C’est également là que les votes en leur faveur augmentent le plus, tandis que, partout ailleurs, ils diminuent, souvent de façon dramatique.

La fracture entre la gauche et les ruralités est immense, quasiment totale. Même dans les rares campagnes qui avaient été historiquement de gauche, comme les Côtes-d’Armor, ancien fief communiste, ou bien la Loire-Atlantique, berceau des paysans travailleurs et de la lutte contre l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, le Rassemblement national arrive désormais en tête. Pourtant, cette rupture n’est pas nouvelle, je crois qu’elle est d’ailleurs à mettre au compte des multiples responsabilités de notre camp politique dans la situation actuelle. Par « la gauche », j’entends autant celle des partis politiques, que celle de la production intellectuelle, théorique, ou même culturelle. Les ruralités sont, depuis trop longtemps, un espace qu’elle ne pense pas, qui ne l’intéresse pas.

Entre mépris et romantisation

Ces territoires continuent donc à exister dans son regard par une série de clichés, entre mépris et romantisation (de la Picardie à la Drôme), peu importe puisqu’elle a accepté qu’ils demeurent le pré-carré de la droite. La gauche française — supposément le camp de l’émancipation —, porte une responsabilité historique vis-à-vis de l’aliénation des milieux ruraux : pour elle, sauf rares exceptions, ils sont restés avant tout des lieux à éduquer, à sauver d’eux-mêmes. Elle n’a pas su penser ni défendre l’émancipation en dehors du cadre de l’assimilation à l’urbain, lui-même perçu comme la forme aboutie de la modernité. Aujourd’hui encore, comme le rappelle la géographe Valérie Jousseaume, la ruralité reste majoritairement perçue comme une forme dégradée de l’urbain.

C’est peut-être ça aussi qui est flagrant, ces derniers jours : la façon dont les discours et les stratégies de la gauche reflètent une dimension insulaire dont elle ne semble même pas avoir conscience. J’entends dans ses mots combien les milieux comme le mien lui sont étrangers, combien ils lui échappent. La condition impure et mêlée de nos existences, où les voisins votent RN et dépendent plus souvent qu’à leur tour du RSA, où tout le monde sait où tu vis et qui est ta famille, où la discrétion voire l’autocensure est souvent un prérequis pour pouvoir vivre ensemble, et où la logique qui l’emporte quand on est de gauche c’est surtout, et par défaut, celle du « il va bien falloir faire avec ». Une composition qui devient toujours plus difficile, et qui, dans mon village, pousse maintenant les gens à dissimuler leurs opinions lorsqu’elles sont à gauche.

Et pourtant, ce « il va bien falloir faire avec » constitue l’une des principales raisons qui m’ont poussée à revenir à la campagne. Avec la solidarité matérielle, les coups de main entre voisins, pratiques si communes aux modes de vies ruraux et qui constituent la base d’un vivre ensemble qui n’a jamais tout à fait disparu.

« J’ai toujours cru à la vie partagée »

Paradoxalement, si cela ne fait pas des ruraux des électeurs de gauche, je pense que la gauche gagnerait à s’en inspirer. J’ai toujours cru à la vie partagée, au fait de se rencontrer, de s’organiser avec celles et ceux qui nous sont proches géographiquement. C’est aussi un truc de plouc, de ceux que j’ai envie de me réapproprier pour les revendiquer. Les sciences sociales le désignent par l’expression « effet de lieu », c’est-à-dire une interdépendance et une interconnaissance profondes, liées à un lieu partagé.

Politique de proximité

Cette culture du faire-avec et du faire-ensemble s’est réveillée depuis une semaine. Elle a ses implications propres, surtout elle demande de faire à notre façon, en prenant parfois nos distances avec les consignes de campagne. C’est-à-dire qu’il nous faut penser les voies d’une transformation liée à la réalité des territoires sur lesquels nous agissons, trouver un équilibre entre une conflictualité ouverte avec les idées de l’extrême droite et une intelligence relationnelle qui préserve nos sociabilités (dans les clubs de sport, les groupes de parents d’élève, sur les marchés, avec nos voisins, etc). Nous avons une force : nous agissons là où nous vivons, cela nous donne une légitimité et une intelligence supérieure à celle des logiques d’appareils que nous avons vues à l’œuvre dans la désignation des candidats par exemple.

Je crois que ce moment difficile peut nous apprendre beaucoup. Localement, il nous permet de renouveler et d’élargir nos réseaux relationnels. Dans la mise en mouvement, nous apprenons à faire ensemble et préparons la suite. Dans le soutien critique à la campagne du Nouveau Front populaire, et quand nous avons de la chance, dans le soutien assumé à un ou une députée ancrée localement (c’est le cas dans ma circonscription), nous envisageons à nouveau la possibilité d’une politique de proximité, la nécessité d’une organisation collective qui excède les échéances électorales et le cadre des partis politiques. Par les échanges inhérents aux tractages, au porte-à-porte et aux réunions, nous mettons au travail les sujets qui nous concernent directement, c’est-à-dire que nous faisons à nouveau politique comme on construit par nous-mêmes le commun qui nous a été jusque-là dérobé.

Comment envisageons-nous notre commun politique ?

Nationalement, cette période pourrait donner à mieux comprendre les différentes dynamiques territoriales et leurs logiques d’organisation. À mieux comprendre pourquoi les territoires ruraux semblent parfois aussi loin des territoires urbains, en particulier des centres des grandes villes. Comment envisageons-nous notre commun politique et quelles façons avons-nous de le construire ? J’avoue n’avoir pas beaucoup d’attente vis-à-vis des partis politiques sur ce sujet, mais je crois en revanche que le mouvement social peut sortir grandi de ce moment, si tant est qu’il ne cède rien à son autonomie et s’engage à penser la transformation à long terme.

De la ruralité que je connais, j’aime les pratiques d’autonomie, de solidarité, et la défiance vis-à-vis de l’État, comme vis-à-vis des villes ou de ceux qui prétendent nous représenter sans jamais chercher à nous connaître ni nous traiter en égaux. Ces éléments peuvent poser les bases d’un tout autre projet politique. Cela va demander un travail de longue haleine, ainsi que l’instauration d’un rapport de force, tant vis-à-vis de l’extrême droite et de ses idées, que de la gauche et de ses impensés.

« Il va falloir placer l’antiracisme au cœur »

Il va falloir placer l’antiracisme au cœur, travailler à défaire l’idée que l’appartenance rurale serait d’abord celle de l’enracinement, d’une « France éternelle » dans laquelle la terre, le sang et l’identité culturelle seraient « naturellement » liés. Construire et renforcer les réseaux de solidarité entre et avec celles et ceux que cette vision racialiste du monde met en danger. S’approprier les traditions et les rendre à nouveau vivantes, en mouvement, renouer avec celles que le patriarcat, le capitalisme ou le nationalisme ont effacé et qui peuvent nourrir l’émancipation vis-à-vis de ces systèmes d’oppression. S’attaquer aussi à la question de la production, depuis et avec celles et ceux qui en sont les rouages. Et tant d’autres choses encore.

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Le chantier est immense mais nous avons pour nous la joie de faire avec la matière immédiate des lieux que nous habitons et de celles et ceux avec qui nous les partageons : un savoir-faire et un savoir-être de « ploucs » qui pourrait bien (re)trouver ses propres formes d’expression antifasciste et de libération.

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