Rodolphe Saadé, le milliardaire chouchou de Macron, échappe à l’impôt

Grâce à une niche fiscale sur le fret maritime et à l’optimisation via sa holding, le patron de CMA CGM, Rodolphe Saadé, ne paie quasiment pas d’impôts, alors que sa fortune a septuplé grâce à la crise du covid. La Macronie et le président en personne applaudissent.

Mathias Thépot

Dans la France d’Emmanuel Macron, il est possible d’amasser en toute légalité des milliards d’euros en quelques mois sans que la puissance publique demande une juste part fiscale en retour. Au contraire, cette dernière s’en félicite. Celui qui a bénéficié de cette bienveillance extraordinaire jusqu’au plus haut sommet de l’État, c’est Rodolphe Saadé, multimilliardaire et propriétaire, avec sa sœur Tanya et son frère Jacques Junior, de CMA CGM, troisième groupe mondial de transport maritime, basé à Marseille.

Rodolphe Saadé a hérité de la présidence de l’entreprise familiale en 2017, peu avant le décès du patriarche Jacques Saadé. À cette période, CMA CGM alternait le chaud et le froid en matière de bénéfices. À des années de gains (567 millions de dollars de profits en 2015, 701 millions en 2017 et 34 millions en 2018) succédaient des exercices en pertes (− 452 millions en 2016 et − 229 millions en 2019).

Quelques années plus tôt, lors de la crise des subprimes, l’armateur marseillais avait même failli déposer le bilan. Mais il a été sauvé par un redressement de la conjoncture économique mondiale en 2010 et, surtout, par l’entrée à son capital de l’industriel turc Yildirim, qui détient toujours plus de 20 % du groupe.

Rodolphe Saadé aux côtés d’Emmanuel Macron. © Photo Ludovic Marin / AFP

Et puis le Covid-19 est arrivé. Pour Rodolphe Saadé, ce fut mieux que gagner au loto. Certes, tout au début de la crise sanitaire, CMA CGM a bénéficié pour tenir – on l’oublie parfois – d’un prêt garanti par l’État (PGE) de 1 milliard d’euros, remboursé depuis.

Mais rapidement, les profits sont tombés comme à Gravelotte. Les centaines de milliards d’euros d’argent public déversés par les États pour sauver l’économie et relancer la demande conjugués aux mesures de confinement qui ont bloqué sur la durée de nombreux ports chinois ont créé un gigantesque goulot d’étranglement sur le commerce mondial.

Résultat, les prix du fret maritime se sont envolés, jusqu’à 20 000 dollars le conteneur standard sur les trajets les plus empruntés par les navires, contre environ 1 000 dollars avant la crise. Par conséquent, les profits de CMA CGM n’ont cessé de grimper, atteignant des hauteurs jamais vues.

Entre 2020 et 2023, le groupe a emmagasiné 45 milliards d’euros de profits avant impôts, dont 24 milliards en 2022, faisant cette année-là de CMA CGM l’entreprise la plus profitable de France, douze ans après avoir été au bord de la faillite.

Des profits sans impôts

Tous ces profits auraient raisonnablement dû, par le biais de l’impôt, venir renflouer les caisses de l’État, qui en avaient grand besoin après tous les milliards dépensés dans le cadre du « quoi qu’il en coûte ». C’eût même été un juste retour des choses puisque les superprofits de CMA CGM ont été largement alimentés par les plans de  relance des États. Mais il n’en a rien été.

Car depuis 2003, les armateurs européens bénéficient d’un régime fiscal optionnel très avantageux : sur leur activité de fret maritime, ils ont le choix entre payer l’impôt sur les sociétés (IS) de leur pays de résidence – soit 25 % des profits réalisés en France – ou opter pour une « taxe au tonnage », qui dépend de la capacité de transport des navires de commerce. Son montant atteint quelques centaines de millions d’euros tout au plus chaque année.

Pour CMA CGM, le choix en faveur de la taxe au tonnage a donc été vite fait. Le groupe paie certes un peu d’IS au titre de ses autres activités (logistiques, portuaires, etc.) mais leurs bénéfices ont été résiduels durant la crise sanitaire, comparés aux profits gargantuesques du fret maritime.

Ainsi, tout compte fait, l’entreprise n’aura payé que 1,2 milliard d’euros d’impôts entre 2020 et 2023, pour 45 milliards de profits, soit un taux d’imposition de… 2,7 % ! Dans un cas fictif où un taux normal d’IS se serait appliqué à la globalité des profits de CMA CGM, l’administration fiscale française aurait récupéré 10 milliards d’euros supplémentaires, soit à peu près le budget annuel du ministère de la justice…

Contacté par Mediapart, CMA CGM précise que la situation exceptionnelle du covid est passée, et qu’en 2023 « 51 % du résultat comptable de CMA CGM était forfaitisé dans le cadre du calcul du résultat maritime relevant du régime de la taxe au tonnage soumis à l’impôt sur les sociétés, le reste du résultat fiscal de CMA CGM étant calculé selon les règles fiscales de droit commun » (la totalité des réponses du groupe à nos questions est à lire en annexe de cet article).

Optimisation fiscale

Mais ce n’est pas tout : à cette sous-imposition de ses superprofits, CMA CGM ajoute un dispositif d’optimisation fiscale sur les dividendes remontés à Merit France SAS, la holding de la fratrie Saadé, propriétaire de 72,6 % du capital du groupe.

Rodolphe Saadé ne s’est en effet pas privé de se verser une part substantielle des superprofits de son entreprise, sous forme de dividendes. Selon nos calculs faits à partir de ses comptes consolidés, durant les exercices 2021, 2022 et 2023, CMA CGM a acté le versement d’un total de 7,4 milliards de dollars à ses actionnaires, dont environ 5,45 milliards de dollars à la holding Merit France SAS. En euros, cela fait 6,75 milliards de versements de dividendes actés, dont près de 5 milliards à la seule holding familiale.

Une somme énorme qui n’est imposée qu’à hauteur de… 1,25 %, comprend-on dans les derniers comptes sociaux publiés pour 2022 par Merit France. Pourquoi un taux d’imposition aussi faible ? Parce que la holding s’applique le régime fiscal dit « mère-fille » – refondé dans une directive européenne en 2011 – pour les revenus liés à ses participations dans CMA CGM.

Ce régime vise à éviter les phénomènes de double imposition à l’IS pour un grand groupe (la société fille) et la holding qui le possède (la société mère), dont les bénéfices ne proviennent que des dividendes qui lui sont remontés par ledit groupe. Le régime « mère-fille » permet à la holding, ici Merit France SAS, de ne s’acquitter que d’un petit impôt d’un montant de 1,25 % des dividendes remontés, plutôt que de payer l’IS.

Le problème, dans le cas de CMA CGM, c’est que la société fille, ici le groupe marseillais, ne paie déjà quasiment pas d’impôt sur ses bénéfices car il a opté pour la taxe au tonnage. Il cumule donc deux régimes fiscaux ultrafavorables.

La législation européenne dit pourtant que pour pouvoir bénéficier du régime fiscal mère-fille, il faut que la société fille soit assujettie à l’IS « sans possibilité d’option et sans en être exonérée ». L’esprit de cette règle est ici contourné.

Mais tout cela est légal, car le groupe CMA CGM paie un petit peu d’impôt sur les sociétés au titre de ses autres activités (logistiques, portuaires, etc.), ce qui permet à Merit France de s’appliquer le régime mère-fille. « CMA CGM est une société soumise à l’impôt sur les sociétés de plein droit. L’application du régime de la taxe au tonnage ne l’exonère pas de l’impôt sur les sociétés en France », a précisé le groupe à Mediapart.

Et d’ajouter que « Merit France SAS, comme toute société holding soumise à l’impôt sur les sociétés en France, peut appliquer le régime “mère-fille” dans le respect des règles fiscales françaises ». Le groupe tient aussi à préciser que « Merit France SAS est une société française qui dépose ses comptes conformément aux obligations légales et comptables ».

Dont acte. Mais il n’en reste pas moins que grâce à cette superposition d’avantages fiscaux, Rodolphe Saadé est de fait devenu l’un des milliardaires les moins imposés de France. Rappelons l’étude de l’Institut des politiques publiques (IPP) de juin 2023, qui avait démontré que les milliardaires payaient des taux d’imposition ridiculement faibles en France, de moins de 2 % sur leurs revenus en moyenne, en raison du recours généralisé aux sociétés holdings.

« Ces sociétés écrans sont considérées par les grandes fortunes comme des “cash box” qui leurs permettent de défiscaliser leurs revenus sur tous les plans : que ce soit pour leur train de vie, leur patrimoine, ou leur héritage via une multitude de dispositifs fiscaux adossés », détaille un expert en fiscalité.

L’IPP concluait que les milliardaires n’étaient in fine touchés que par l’IS payé par les entreprises qu’ils possèdent. Ce n’est même pas le cas de Rodolphe Saadé, sur qui l’impôt n’a décidément pas de prise.

La Macronie applaudit

Assurément conscient de cette situation tout à fait extraordinaire du multimilliardaire vis-à-vis du fisc français, comment l’exécutif a-t-il réagi ? En laissant faire. Appliquer une taxe exceptionnelle sur les superprofits de CMA CGM, fût-elle modeste, n’a pas traversé l’esprit du gouvernement.

Il n’a certes jamais été à l’aise avec l’idée d’imposer les profiteurs de crise. Mais, confiait un ancien membre de l’exécutif, il faut aussi dire que Rodolphe Saadé « a rapidement communiqué sur le réinvestissement de ses bénéfices dans l’économie française, ce qui a été fort apprécié ».

Comprendre : plutôt que de renflouer les caisses de l’État par l’impôt, le choix a donc été fait de laisser Rodolphe Saadé s’enrichir, l’exécutif misant sur un hypothétique ruissellement.

C’est peu dire que le milliardaire, ouvertement promacroniste, a entendu le message : il a profité de ses superprofits défiscalisés pour racheter des entreprises en cascade ces derniers mois et se forger une position ultradominante.

Dans la logistique d’abord, il a repris Bolloré Logistics pour 4,85 milliards d’euros, Ingram Micro Commerce & Lifecycle Services (CLS) pour 2,6 milliards d’euros. Dans les infrastructures, ensuite, il est devenu le premier actionnaire d’un port de Los Angeles pour 1,6 milliard d’euros et d’un autre à New York pour 2,6 milliards d’euros.

Dans le fret routier, enfin, il a racheté Gefco pour 438 millions d’euros et Colis Privé pour 646 millions d’euros. Plus près de Marseille, il aussi acquis la compagnie de croisière La Méridionale pour 120 millions d’euros. Ainsi, la fortune de Roldophe Saadé et de sa famille a septuplé depuis 2019, selon le classement de Challenges  

Et la Macronie applaudit. Dans Challenges, un proche du président saluait tous ces investissements : « C’est une entreprise qui aide à consolider la souveraineté nationale : avoir un transporteur comme la CMA CGM, c’est stratégique pour notre pays, qui a la deuxième façade maritime mondiale. Cette maîtrise des mers nous définit comme puissance mondiale. »

Pour se mettre bien avec l’Élysée et Bercy, Rodolphe Saadé s’est même permis de rendre quelques services, en renflouant notamment Air France-KLM, en difficulté financière, à hauteur de 400 millions d’euros. « Nous avons de très bonnes relations avec le gouvernement, nos discussions sont fréquentes sur des sujets importants et notre dialogue est très positif. Certaines de nos opérations sont réalisées en bonne intelligence avec lui », avouait le milliardaire lors d’une audition au Sénat en 2022.

L’adoubement présidentiel

Plus récemment, le PDG de CMA CGM s’est aussi constitué un puissant groupe de médias, à la ligne proche de celle du chef de l’État, en rachetant d’abord le quotidien marseillais La Provence (qu’il a tenté de mettre au pas), puis le site économique La Tribune et, surtout, l’entreprise Altice Media, qui possède BFMTV, pour 1,55 milliard d’euros.

Enfin, cerise sur le gâteau pour plaire au pouvoir macroniste, CMA CGM assure s’être engagé dans la croissance « verte ». Le groupe a mis 15 milliards de dollars (14 milliards d’euros) dans le renouvellement et la décarbonation de sa flotte de navires et espère que d’ici 2027, 20 % de sa flotte « utilisera des carburants décarbonés à 65 % et plus ».

Le reste sera toujours propulsé aux énergies fossiles, qui sont extrêmement nocives pour les mers et le climat.  Mais peu importe. Le 8 mai à Marseille, Emmanuel Macron a salué « le choix de l’audace et de l’ambition » de la famille Saadé lors de l’inauguration de Tangram, tout nouveau centre de recherche et d’innovation du groupe CMA CGM. Et de conclure, enthousiaste : « Longue vie à CMA CGM, vive Marseille, vive la République et vive la France ! »

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