Culture & Révolution: Journal de notre bord – 11 juillet 2024

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objet : Journal de notre bord – 11 juillet 2024

Lettre n° 197 (le 11 juillet 2024)

Bonsoir à toutes et à tous,

Ouf ! Tel a été le cri de soulagement dimanche soir de tous les électeurs de gauche et probablement de tous les étrangers et immigrés en France n’ayant pas le droit de vote. Même ceux qui feignaient l’indifférence et prônaient plus ou moins l’abstention n’ont tout de même pas été mécontents que d’autres soient suffisamment nombreux à voter contre le Rassemblement national. On l’a dit, ce n’est qu’un sursis mais il est le bienvenu.

Même si le risque d’une majorité absolue d’extrême droite s’était éloigné les derniers jours de la campagne, tout le monde s’attendait à ce que le RN ait le plus grand nombre de députés et la possibilité d’accéder au gouvernement. Macron semblait tranquillement prêt à cette éventualité.
La rétrogradation du RN au troisième rang est réjouissante mais sans excès. En nombre de voix, le RN est clairement en tête avec 10,2 millions de voix, soit 37,2% des voix exprimées.

Le Nouveau Front populaire n’est que très relativement vainqueur puisqu’il ne totalise que 7,5 millions de voix avec les divers gauche, soit environ 28% si on retire les électeurs de droite et du « centre » ayant voté pour le NFP, et si on ajoute ceux de gauche ayant voté pour un candidat de droite ou de la Macronie pour empêcher l’élection d’un candidat RN.

Dans le cadre des mécanismes électoraux de la Ve République, aucune formation actuelle ne pourra aisément gouverner faute du soutien d’une majorité de députés. C’était déjà le cas pour la première ministre Élisabeth Borne, ce qui ne l’a pas empêchée de faire passer toute une série de mesures réactionnaires contre les immigrés, les chômeurs et les salariés à grands coups de 49.3.

Comme le Nouveau Front populaire est arrivé en tête, il devrait théoriquement former le futur gouvernement. Halte là ! La petite confrérie des politologues et journalistes de plateaux télévisés nous explique gravement que ce n’est pas si simple. La gauche doit d’abord mettre de l’eau dans son vin et s’allier au centre et à la droite. Sinon ce sera le blocage, le chaos d’une France ingouvernable ! Rien que ça.

À ce stade, tous les bons bourgeois réactionnaires sont dans l’embarras et presque dans le désarroi. Mais à qui la faute. N’est-ce pas le résultat du génie stratégique du petit Jupiter présidentiel, l’enfant chéri des milieux d’affaires, le héros un peu décati à présent de la start-up nation mis en orbite par François Hollande sous son quinquennat pour détruire le droit du travail et gaver les grands groupes capitalistes ?

L’intermède politique actuel est extrêmement révélateur de l’hypocrisie d’un président dont le bilan, y compris dans ses interventions récentes, est particulièrement lourd et calamiteux. Après avoir pris une décision provocatrice contre le peuple kanak et déclenché contre lui une répression qui est loin d’être terminée, il a calomnié grossièrement les partis de gauche pendant la campagne et il se défausse de ses responsabilités dans l’énorme progression du RN.
Discrédité y compris dans son camp, il va s’adonner à présent aux petits plaisirs mesquins consistant à faire des croche-pieds aux partis de gauche gouvernementaux, et à bricoler un gouvernement d’ « experts » de la droite dure. Glorieuse posture pour l’Histoire ! Le maître des horloges un peu détraquées par sa dissolution de l’Assemblée aura de toute façon bien mérité du CAC 40.
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APPRENDRE DES EXPÉRIENCES DE LA GAUCHE AU GOUVERNEMENT
GOUVERNEMENT, ÉTAT, CAPITAL
NOS INSTITUTIONS ET LES LEURS
TOUT RESTE A FAIRE POUR CHANGER LE MONDE
DES LECTURES POUR EN SORTIR
UN AIR PUR VENU D’ISLANDE
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APPRENDRE DES EXPÉRIENCES DE LA GAUCHE AU GOUVERNEMENT

On ne répétera jamais assez que si le RN a été stoppé dans son élan vers le pouvoir, c’est grâce à la mobilisation multiforme de centaines de milliers de personnes de gauche, syndicalistes, associatifs, artistes, chercheurs en sciences sociales et militants de toutes sortes. Sans, en particulier, l’intervention vigoureuse d’un nombre important de jeunes, les politiciens de gauche auraient continué à faire bande à part. Et aujourd’hui le nombre de députés RN aurait été beaucoup plus conséquent.

Les représentants des partis de gauche se sentent surveillés par ces électeurs de gauche actifs. Dans une manifestation, une pancarte exprimait un sentiment assez largement partagé : « Front Populaire, Ne nous trahissez pas ! ». Mais la gauche aspirant à gouverner peut-elle ne pas trahir ou décevoir ?

Toutes les expériences de gouvernements de gauche dans le monde et dans l’histoire ont débouché sur un fiasco, un reniement rapide ou légèrement différé des promesses, ou encore un renversement par l’armée comme au Chili en 1973 par Pinochet avec le soutien des USA.

Le gouvernement de Front populaire de Léon Blum en 1936 ne fait pas exception. Les accords de Matignon ont été arrachés au patronat par les trois millions de grévistes occupant leurs entreprises. Ne pas céder à leurs revendications au plus vite, c’était prendre le risque de laisser la grève générale se transformer en un large mouvement à caractère insurrectionnel. Mais dès que la pression gréviste a été écartée, le patronat a multiplié les exceptions pour ne pas appliquer la semaine de 40 heures, avec l’accord du gouvernement Blum.

La suite après 1936 sous des gouvernements de Front populaire est instructive. Bien des syndicalistes et grévistes en novembre 1938 ont été licenciés ou inscrits sur des listes noires. Les congés payés ont perdu beaucoup de leur éclat avec la chute du pouvoir d’achat, la marche à la guerre et la mobilisation générale en septembre 1939. Pour finir, c’est l’essentiel de l’Assemblée de Front populaire élue en 1936 qui a voté les pleins pouvoirs à Pétain en 1940.

Sous la pression de dix millions de grévistes en mai 1968, le gouvernement de droite de Pompidou a été obligé de faire accepter quelques concessions au patronat lors des accords de Grenelle de peur d’avoir à faire face à une situation incontrôlable. Personne n’a l’idée de glorifier le gouvernement de Pompidou sous la présidence de De Gaulle pour avoir répondu positivement aux justes revendications de la classe ouvrière en juin 68 !

Prenons à présent deux exemples beaucoup plus récents de gouvernements de gauche accompagnés par des mobilisations populaires. En Grèce, le gouvernement de Syriza sous la direction d’Alexis Tsipras jouissait d’un soutien important des salariés, des retraités et des jeunes. Cela ne l’a pas empêché de capituler face aux pressions des banques allemandes et françaises, de la Banque centrale européenne et de l’oligarchie de l’Union européenne.

En Espagne, le mouvement Podemos, qui se présentait comme très radical et anticapitaliste, a fini au gouvernement par dilapider son crédit et par se convertir au « réalisme » des dures réalités imposées par les forces du marché.

On ne peut pas se contenter de dire que les leaders de Syriza et Podemos ont trahi si c’est pour laisser entendre qu’ils pouvaient agir autrement. Peut-on faire autrement quand on accepte les règles électorales et institutionnelles qui garantissent les intérêts privés des classes dominantes ? Le capitalisme financier, qui n’est pas que national, a toujours les moyens de tordre le bras à un gouvernement ayant des velléités de prendre des mesures sociales contraire à ses intérêts.

Le rôle irremplaçable dans certaines circonstances d’un gouvernement de gauche pour les classes dominantes consiste précisément à décevoir, à démoraliser et à générer de la rancœur parmi les classes populaires et la jeunesse. Une nouvelle expérience gouvernementale de gauche en France ne manquerait pas de donner un nouveau coup de fouet, une nouvelle impulsion à l’implantation du RN.

Ce serait une lourde erreur d’accompagner les dirigeants du NFP dans leur aventure gouvernementale et de nous discréditer avec eux alors que nous avons à construire notre propre espace de luttes, d’expression et d’organisation en toute indépendance.

GOUVERNEMENT, ÉTAT, CAPITAL

En fait, nous devons saisir les problèmes du lien entre un gouvernement et l’État, et du lien entre l’État et le capital. Comme je viens de l’évoquer par des exemples historiques, l’indépendance d’un gouvernement de gauche par rapport à l’État est inexistante, de même que l’indépendance de l’État par rapport aux exigences du capital est nulle.

Bien plus, l’État est le bras armé du capital. La fonction de l’État est de veiller au fonctionnement le plus profitable pour l’économie capitaliste. Son rôle est de défendre les intérêts des capitalistes français face à leurs rivaux, à doter la classe des nantis de moyens policiers, judiciaires et militaires pour mater les « classes dangereuses » et pour mener les guerres nécessaires à la défense de ses intérêts.

Le fait que l’État ait mis la main sur les services publics crée l’illusion qu’il existe pour le bien commun. Mais dans la mesure où l’État invite les capitaux privés à s’emparer des services publics les plus rentables et qu’il laisse les autres s’effondrer par ses coupes budgétaires, on voit bien que la neutralité de l’État est une illusion au demeurant bien utile pour ne pas chercher à imaginer comment s’en passer.

NOS INSTITUTIONS ET LES LEURS

Dans le moment de flottement actuel en France, certains politiciens de gauche aimeraient bien trouver une formule gouvernementale magique avec des gens « raisonnables », de gauche, du centre et de droite, des gens « adultes » comme dit Glucksmann. Il faudrait selon eux convaincre les enfants turbulents que nous sommes que tout n’est pas possible, qu’il faut des compromis, qu’il faut de « l’apaisement ».

Mais avec ce genre de considérations que Macron et Bruno Le Maire ne peuvent qu’approuver, ça ne va pas être facile d’anesthésier en douceur des millions de travailleurs, de chômeurs, de retraités et de jeunes sans perspectives. Ils et elles ont de graves soucis au quotidien. Les uns ont exprimé leur mécontentement en votant pour le RN, les autres pour les candidats du NFP. Difficile de leur demander de s’intéresser aux querelles et supputations des leaders de gauche pour dénicher le candidat premier ministre faisant consensus.
La délégation de pouvoir des citoyens aux politiciens est une caricature de démocratie et elle conduit à cette vie politique médiatique qui soulève le cœur.

Réfléchir dans une perspective révolutionnaire, anticapitaliste et émancipatrice consiste à valoriser la vraie démocratie, la démocratie par en bas, celle pouvant émaner de secteurs de la société créant leurs propres institutions. Les questions les plus cruciales ne peuvent être abordées et résolues que par une démocratie de ce type portée par toutes sortes de luttes et aussi organisatrices de telles luttes.
Il est somme toute beaucoup trop insuffisant, « économiste », de ne parler que de luttes revendicatives en laissant les politiciens occuper le créneau de la « politique sérieuse », avec un gouvernement par en haut, incontrôlé, tenant en respect le troupeau des électeurs de gauche et plus généralement les classes populaires.

Il faudra bien sûr tenter d’obtenir par nos luttes et mobilisations le plus de concessions possibles du futur gouvernement. Mais se limiter à dire cela, c’est négliger notre potentiel d’autonomie, de création et d’animation d’institutions démocratiques, nous permettant de nous substituer au simulacre de démocratie au service des classes dominantes.

TOUT RESTE A FAIRE POUR CHANGER LE MONDE

Les propositions des dirigeants des partis de gauche nous maintiennent dans une impasse dans la mesure où ils se placent dans le cadre national, celui du gouvernement de la France, de l’État français et de l’économie française dont il faudrait relancer « notre industrie ». Dès lors, tous les problèmes majeurs qui ont une dimension internationale reçoivent une réponse relevant du protectionnisme national. Or la pollution et les catastrophes climatiques ne respectent pas les frontières. Les échanges marchands et les déplacements de migrants dépassent les frontières. Les guerres ne se cantonnent pas à certaines zones et affectent directement ou indirectement toute l’humanité.

Une politique concrète, humaine, ne peut être qu’à la fois locale, transnationale, internationale et antinationaliste. Le défi de notre époque est de donner sens et contenu là où nous vivons et partout sur la planète au beau slogan du réseau Via Campesina : « Mondialisons l’espoir, mondialisons les luttes ! »

DES LECTURES POUR EN SORTIR

S’il n’y avait qu’un livre à lire cet été pour comprendre le monde actuel, je pense que celui de Claude Serfati s’impose. « Un monde en guerres » (Textuel, 348 pages). Cette analyse très documentée s’inscrit dans le prolongement de son livre précédent que nous avions recommandé lors de sa sortie en 2022, « L’État radicalisé, La France à l’ère de la mondialisation armée » (La Fabrique, 242 pages).
Claude Serfati est un grand connaisseur de longue date du fonctionnement du capitalisme mondial et de la place des industries de l’armement. Il aborde dans « Un monde en guerres » quelques thèmes majeurs nous permettant de comprendre les dangers qui menacent l’humanité : la guerre à la nature, humanité comprise, l’impérialisme et le militarisme de l’Union européenne, le choc d’impérialismes entre les États-Unis et la Chine, et la place de l’intelligence artificielle dans l’ordre militaro-sécuritaire du capitalisme.

« Les trente inglorieuses, Scènes politiques » (La Fabrique, 2022, 228 pages) de Jacques Rancière est un recueil d’interventions très vivantes du philosophe pour comprendre comment, entre 1991 et 2021, le capitalisme est devenu une machine à fabriquer toujours plus d’inégalités, d’exclusion et de haine, et quelles ressources offrent les mouvements qui l’ont affronté.

UN AIR PUR VENU D’ISLANDE

Halldor Laxness (1902-1998) est un écrivain islandais un peu oublié qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1955. Son œuvre maîtresse est « La Cloche d’Islande ». Mais les éditions Zulma ont eu la bonne idée de rééditer en poche une œuvre moins ambitieuse par sa taille mais qui met le lecteur dans un bain de bonne humeur, de poésie et d’humour qui ne se refuse pas.

« Les Annales de Brekkukot » (Zulma, 2022, 361 pages, traduction de Régis Boyer) narre les années de formation du jeune Alfgrimur dans une ferme de tourbe près de Reykjavik. L’Islande dans la première moitié du XXe siècle est encore une colonie du Danemark et l’économie marchande est encore loin d’avoir façonné les esprits et les comportements.
Il ne manque pas de personnages attachants, fantaisistes, burlesques et étranges dans ces chroniques. Un roman enchanteur pour cet été orageux.

Bien fraternellement à toutes et à tous,

José Chatroussat

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