Trois jours après l’attaque attribuée au Hezbollah qui a tué douze jeunes dans un village druze du Golan, le chercheur Thomas Vescovi rappelle le statut singulier de cette région occupée par Israël et avertit contre les récupérations possibles de ce drame.
Trois jours après la frappe sur un terrain de football qui a endeuillé la ville de Majdel Chams, sur le plateau du Golan, les répercussions sécuritaires et politiques se font toujours sentir. L’attaque a été rapidement attribuée par Israël et ses alliés américains au Hezbollah libanais, qui affronte l’armée israélienne dans la région par échanges de tirs interposés depuis le 7 octobre. Le Hezbollah, qui a revendiqué le même jour une frappe contre la base militaire de Maale Golani, située à un peu plus de deux kilomètres au nord, nie être responsable de cette attaque contre des civils.
Craignant un embrasement régional, de nombreux chefs d’État tentent de convaincre Israël de ne pas riposter par la manière forte. En attendant, plusieurs compagnies aériennes ont préféré suspendre leurs vols vers Beyrouth.
Le chercheur indépendant en histoire contemporaine Thomas Vescovi, auteur de La Mémoire de la Nakba en Israël. Le regard de la société israélienne sur la tragédie palestinienne (L’Harmattan, 2015) et L’Échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël (La Découverte, 2021), revient pour Mediapart sur cette attaque et ses répercussions.
Il avertit contre l’utilisation qui pourrait en être faite par l’exécutif israélien pour s’attaquer frontalement au Hezbollah, tout en rappelant que pour l’armée israélienne, un conflit avec le groupe armé libanais représenterait un défi d’une tout autre ampleur que la guerre menée actuellement à Gaza.
Mediapart : Après l’attaque qui a endeuillé Majdel Chams, plusieurs voix ont estimé que cette frappe contre une ville druze justifiait des représailles israéliennes de grande ampleur contre le Liban. Comment avez-vous réagi à ces appels ?
Thomas Vescovi : Le gouvernement israélien et ceux qui le soutiennent sont en train d’essayer d’instrumentaliser la mort de ces douze enfants à des fins militaires ou de soutien à Israël. Alors même que si on souhaite sincèrement préserver des vies humaines – qu’elles soient juives israéliennes, arabes ou druzes, peu importe –, il faut revenir au point fondamental, qui est la signature d’un cessez-le-feu à Gaza et le retour à un processus politique.
Certains instrumentalisent cet acte criminel – car cela est un crime de guerre d’avoir, même par erreur, touché un terrain de football avec des enfants – en vue de soutenir une potentielle opération au Liban ou un bombardement israélien sur de nouveaux territoires. Je crois que nous sommes dans une communication militaire sur laquelle il faut être très prudent : on a vu après le 7 octobre à quel point tous les moyens étaient bons pour justifier des opérations [à Gaza] qui sont à mon sens injustifiables.
Vous avez, comme d’autres chercheurs, rappelé comment la rhétorique qui consiste à présenter cette frappe comme une attaque sur « le territoire israélien » est non seulement dangereuse, mais aussi erronée.
Effectivement, la communication de l’armée israélienne sur cette frappe a été reprise telle quelle par plusieurs médias, puis par les soutiens d’Israël, en oubliant que l’armée israélienne est la force d’occupation d’un État qui revendique la souveraineté de ce territoire en dépit de ce que dit le droit international.
Le plateau du Golan est un territoire syrien conquis par Israël en 1967, puis annexé par décision de la Knesset [le Parlement israélien – ndlr] en 1981. Ce n’est pas, au regard du droit international, un territoire israélien. On parle de la colonisation en Cisjordanie, mais on a tendance à oublier que, factuellement, Jérusalem-Est et le Golan aussi relèvent de la colonisation. On peut tout à fait discuter des relations entre les populations locales et les institutions, mais le droit international ne reconnaît pas et n’autorise pas Israël à annexer unilatéralement un territoire.
Au-delà de ce statut juridique, quels rapports entretiennent les habitantes et habitants druzes du Golan vis-à-vis de l’État d’Israël ?
Quand, en 1981, la Knesset vote la décision d’annexer unilatéralement ce territoire, on propose la citoyenneté israélienne à la population druze du Golan. Elle est très majoritairement refusée, en raison de leur attachement très clair à leur identité syrienne et au fait qu’Israël, pour eux, est une armée d’occupation. À l’inverse, les Druzes qui habitent notamment dans le nord d’Israël du côté de la Galilée, ont noué très tôt un pacte de loyauté avec Israël, participent au service militaire, et certains sont même très haut gradés de l’armée israélienne.
Cette population druze du Golan a donc un rejet d’Israël, de son identité et de ses institutions. Mais cela évolue légèrement, depuis une dizaine d’années environ. Premièrement parce que la guerre civile en Syrie a effrité les relations entre ces Druzes du Golan et la Syrie. Et deuxièmement parce que la montée des tensions dans la région après le 7 octobre fait que les populations, et notamment les minorités, sont à la recherche de protection.
Ces populations du Golan sont géographiquement au cœur des tensions, ce qui a poussé certains groupes parmi eux à se tourner vers l’armée israélienne pour demander des formations ou la mise en place de patrouilles sur leur sol. Mais cela reste pour l’instant très minoritaire, et il faudra observer comment cela évolue.
Plusieurs responsables israéliens se sont rendus à Majdel Chams à la suite de l’attaque, où ils n’ont pas été bien reçus. Cela est-il symptomatique des relations des Druzes du Golan et des autorités israéliennes ?
Oui, les principaux représentants du gouvernement israélien qui sont venus aux obsèques ou après les obsèques au Golan, ont été rejetés ou très clairement hués. Je pense à Bezalel Smotrich, le ministre des finances, ou au premier ministre Benyamin Nétanyahou, que les familles des victimes ont refusé de rencontrer. Cela montre à quel point il y a un rejet.
À vrai dire, la conflictualité n’a jamais cessé. L’année dernière, il y a eu de grandes manifestations dans le Golan parce qu’Israël voulait y installer un parc d’éoliennes. Il y a plusieurs raisons à ces protestations, notamment agricoles, mais aussi la volonté de refuser l’état de fait qui se caractériserait par la gestion complètement libre par Israël de ce territoire.
De l’autre côté, pour les officiels israéliens, dès lors que le territoire a été annexé, les populations qui y vivent ne sont pas des colons, les Israéliens qui y vivent ne sont pas des colons, et le territoire leur appartenant, ils doivent pouvoir y assurer la sécurité exactement comme ailleurs en Israël. C’est aussi pour ça qu’ils s’y sont déplacés après l’attaque, parce qu’il y a la nécessité de montrer : « On vous prend en compte et notre opération, le déploiement de force qu’on va opérer au Liban, c’est pour répondre au dommage qui vous a été causé à vous. »
Par ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles Israël a tenu, en 1967, à prendre le plateau du Golan, c’est d’abord en raison des ressources en eau qui s’y trouvent, mais aussi parce que c’est un point stratégique : depuis les hauteurs du Golan, vous avez une visibilité extrêmement large sur la plaine syrienne et sur le Liban. C’est pour cela qu’on y trouve des bases militaires israéliennes, et c’est aussi pour cela que, du point de vue israélien, c’est un territoire qu’on annexe et auquel on tient, si bien qu’on y installe des populations et qu’on fait en sorte d’opérer ce que j’appelle un état de fait, pour en fait empêcher catégoriquement tout retour en arrière.
Le Hezbollah a démenti fermement toute frappe. Est-ce habituel de la part du groupe armé libanais ?
Il faut comprendre ce qu’exprime en fait ce démenti. La survie du Liban – et quand je dis survie, c’est au sens propre, tant le pays est en crise depuis des années – tient aussi au maintien d’une forme de cohésion entre les différentes communautés. Or, au Liban, existe une très importante communauté druze. Cette communauté druze ne peut pas imaginer une seconde rester les bras ballants sans rien faire si leurs proches, parents ou cousins du Golan ont été frappés par un missile provenant du Hezbollah. Pour le Hezbollah, il est clair et net qu’il faut refuser catégoriquement d’être accusé d’être à l’origine de la frappe, même si les Israéliens, les Américains et plusieurs médias disent que le missile ou le drone qui s’est abattu venait du Hezbollah.
Au regard de l’histoire de la région que je viens de rappeler, il est évident que Majdel Chams et sa population ne peuvent pas constituer, en soi, une cible pour le Hezbollah ou d’autres groupes armés [libanais]. L’idée d’une erreur [de frappe du Hezbollah] a été évoquée. Je ne veux pas m’avancer. Mais il y a aussi une interrogation sur cet événement, qui peut demain être instrumentalisé par Nétanyahou et son gouvernement.
Depuis le 7 octobre, l’état-major israélien n’a pas caché qu’il avait plusieurs plans de guerre, et notamment l’idée que le Hezbollah doit être mis hors d’état de nuire. Pour lui, la frontière nord d’Israël doit redevenir un lieu sécurisé, et cela passerait par le fait de revenir à une confrontation avec le Hezbollah. La dernière confrontation avec le Hezbollah dans l’histoire récente d’Israël s’est très mal passée pour les Israéliens : c’était en 2006, et cela reste dans l’imaginaire israélien quasiment comme une défaite sur laquelle il faudra réussir un jour à reprendre une revanche.
Même si l’on sait que les rapports de force ne sont pas les mêmes entre le Hamas et le Hezbollah, ce dernier a une force militaire qui dépasse de loin ce que peuvent posséder les Palestiniens.
Certains estiment que ni Israël ni le Hezbollah n’auraient intérêt à une confrontation ouverte. Vous semblez penser, au contraire, qu’il faut prendre littéralement les déclarations va-t-en guerre israéliennes ?
Côté libanais, il est évident qu’on ne souhaite pas la guerre ouverte avec Israël. Il y a beaucoup trop à perdre. Si l’on reprend les déclarations de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, depuis le 7 octobre, c’est clair : il formule beaucoup de menaces mais, concrètement, il y a plutôt l’idée de soumettre Israël à une pression constante et régulière pour déstabiliser son armée dans sa guerre à Gaza.
Côté israélien, il faut aussi distinguer les déclarations et la pratique. Côté déclarations, la droite et surtout l’extrême droite israélienne ne cachent pas leur souhait d’avoir une guerre ouverte contre le Hezbollah, pensant qu’elles vont la gagner. On ne peut donc pas, quand on est un Nétanyahou – ou quelqu’un d’extrême droite en Israël –, avoir des paroles creuses quand on parle du Hezbollah : il faut être très ferme.
Mais la réalité pratique, c’est qu’Israël est actuellement mobilisé dans Gaza et que cela est loin d’être simple – on le voit en termes de pertes de soldats. Au regard de la capacité militaire présumée du Hezbollah, Israël ne pourra pas intervenir seul, ou en tout cas sans l’aval et le soutien logistique des Américains.
Et là, la question reste entière : est-ce que Nétanyahou peut intervenir en imaginant que la Maison-Blanche, alors qu’on est à la veille d’une élection, va le soutenir ? Les Israéliens sont en train, à mon avis, de peser toutes les possibilités. Est-ce le meilleur moment pour répondre, ou du moins répondre de manière massive, quand on sait que peut-être demain, Donald Trump à la Maison-Blanche serait beaucoup plus ouvert, en théorie, à un soutien à Israël dans une guerre contre le Hezbollah ?
Par ailleurs, on n’est pas [comme à Gaza] dans un cadre d’une opération d’Israël contre un groupe armé dans un territoire à la souveraineté incertaine. Là, il s’agirait du territoire libanais, de s’attaquer à la souveraineté d’un pays voisin. Or, les relations du Liban avec plusieurs pays européens sont très fortes, notamment la France. Israël le sait aussi.
Cela va aussi questionner la réalité de l’engagement des pays occidentaux à mettre des contraintes à Israël. On a vu depuis dix mois que tous les arguments étaient utilisés pour justifier la volonté de ne pas sanctionner Israël malgré les crimes commis à Gaza. Qu’en sera-t-il s’il y a, potentiellement, un bombardement à Beyrouth ou dans d’autres zones au Liban ?
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