Taxer les riches : une idée qui chemine dans le monde, sauf en France

De l’Italie aux États-Unis, nombre de pays, pressés par les contraintes budgétaires et inquiets des risques d’instabilité financière et politique créés par les inégalités, entendent taxer les plus grandes fortunes. Un seul village résiste à ce changement d’époque : la France.

Martine Orange

Personne n’aurait parié que Giorgia Meloni oserait présenter une telle mesure, si éloignée de ses références politiques. Début août, la présidente du Conseil italien a annoncé son intention de taxer – un peu – les riches. Alors que l’Italie, comme la France, est sous le coup d’une procédure européenne pour déficit excessif, le gouvernement, dans le cadre de son prochain budget, se propose de doubler l’impôt forfaitaire sur les revenus étrangers des grandes fortunes venant s’installer dans le pays : de 100 000 euros, il est appelé à passer à 200 000 euros, quel que soit le niveau du patrimoine.

La mesure est assez symbolique. Mais elle constitue un revirement certain, tout comme le discours politique qui l’a accompagné. Alors que l’Italie s’était déclarée jusqu’alors hostile à toute taxation contre les personnes les plus fortunées, le ministre italien de l’économie, Giancarlo Giorgetti, a admis que l’impact de la mesure, instaurée en 2017 et censée attirer les grandes fortunes, était très difficile à évaluer. Avant d’ajouter son hostilité à toute politique fiscale en faveur des plus fortunés : « Nous nous refusons à engager une compétition fiscale, parce que des pays comme l’Italie, qui ont des marges de manœuvre budgétaires limitées, ne peuvent que perdre », a-t-il reconnu lors d’une conférence de presse.

À l’autre bout de l’échiquier politique, le nouveau gouvernement travailliste britannique envisage d’emprunter le même chemin. Dès sa nomination, le premier ministre, Keir Starmer, a lancé un audit sur les comptes publics. Le résultat est désastreux : le gouvernement de Rishi Sunak, pourtant considéré par définition comme bon gestionnaire car de droite, a laissé un trou de 22 milliards de livres (25,8 milliards d’euros). La ministre des finances, Rachel Reeves, n’a pas caché ses intentions : cette fois-ci, le gouvernement n’allait pas à nouveau se contenter de faire des économies sur les budgets sociaux et sur les ménages, les grandes fortunes seraient aussi mises à contribution. Promettant ainsi de donner un coup d’arrêt à la politique, vieille de plus de quarante ans, en faveur des plus riches.

Lors d’une action « Taxez les riches ! » à Bruxelles, le 1er mai 2023. © Photo Shutterstock / Sipa

La réaction a été immédiate. Tous les intéressés agitent déjà la menace de la concurrence fiscale : Singapour, Dubaï ou Abou Dabi, qui sont devenus les nouveaux paradis fiscaux des milliardaires – et désormais les plaques tournantes de l’argent sale dans le monde – ne rêvent que d’accueillir les grandes fortunes, font-ils déjà valoir.

Beaucoup promettent déjà une fuite éperdue des capitaux en dehors de la Grande-Bretagne, une désaffection des investisseurs à l’égard de la City, un effondrement du marché immobilier à Londres.

Le même chantage est en train de réapparaître aux États-Unis après la présentation du programme économique de Kamala Harris. Reprenant un projet présenté par Joe Biden, la candidate démocrate à l’élection présidentielle a promis de renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales et d’imposer plus lourdement les grandes fortunes.

La perspective d’être un jour plus imposés que leurs secrétaires, comme l’avait relevé le milliardaire Warren Buffet il y a déjà plus d’une décennie, fait frémir nombre de milliardaires. Même si certains ont lancé à Davos le mouvement « Taxez-nous », ils ne sont pas légion à répondre présent quand il s’agit de contribuer aux dépenses publiques. En coulisses, grandes fortunes, financiers de Wall Street, conseillers en tout genre qui travaillent depuis des décennies sur l’évitement de l’impôt et la gestion discrète des grandes fortunes commencent à se mobiliser pour tuer l’idée dans l’œuf.

Instabilité financière, danger démocratique

Cette fois, cependant, ils pourraient échouer. Les dettes colossales accumulées partout dans le monde, les déficits budgétaires qui s’amplifient, les investissements gigantesques à réaliser pour mener la transition écologique, obligent les gouvernements à prendre des remèdes qui ne peuvent reposer sur les seules classes moyennes en cours d’appauvrissement accéléré.

Selon une étude de Tax Justice Network, publiée dimanche 18 août, une taxe mondiale sur les patrimoines des grandes fortunes, sur le modèle de l’impôt de solidarité sur la fortune institué par le gouvernement socialiste espagnol, pourrait rapporter 2 000 milliards de dollars (1 800 milliards d’euros). Les gouvernements peuvent difficilement écarter sans l’étudier une telle mesure, en cette période de défis financiers et climatiques, même si le rendement est beaucoup plus limité que les sommes avancées par l’étude.

Surtout, l’accumulation sans précédent des richesses entre quelques mains, le creusement historique des inégalités, ont atteint une telle ampleur qu’ils constituent désormais une menace qui va bien au-delà de l’injustice fiscale et du consentement à l’impôt. Elle constitue un risque pour la stabilité financière et un danger démocratique que les États ne peuvent plus ignorer.

Année après année, les ONG, à l’instar d’Oxfam, Transparency International et autres, donnent à voir les chiffres toujours plus ahurissants de l’accumulation des richesses par les grandes fortunes. Depuis la crise financière de 2008, il s’agit même d’une véritable explosion : les milieux financiers et les grandes fortunes ont capté dans leurs seuls intérêts plus de 90 % des politiques monétaires ultra-accommodantes utilisées à la rescousse du système financier et économique mondial.

Les banques centrales qui ont nourri le phénomène ne peuvent se dédouaner de leurs responsabilités en invoquant leur indépendance et leur neutralité. Des milliers de milliards offshore, échappant à toute taxation, errent désormais dans la sphère financière, se déplaçant à la vitesse de la lumière, à la recherche des gains les plus faciles. Au risque de provoquer une catastrophe.

La dernière secousse, le 5 août à la Bourse de Tokyo, illustre à la perfection les menaces qui pèsent sur la stabilité financière de l’ensemble du système : le déplacement en quelques heures de centaines de milliards hors des marchés japonais – parce que la Banque du Japon avait osé augmenter ses taux de 0, 25 % – a failli déclencher une panique générale et provoquer un réel séisme, s’il n’avait été arrêté à temps. Taxer ces capitaux pour en reprendre le contrôle s’impose comme une nécessité. Et il est du rôle des banques centrales de le dire et de s’activer pour rendre la mesure possible.

Vers un impôt mondial ?

Mais au-delà, ces accumulations sans précédent de richesses entre peu de mains, porteuses de violences sociales et économiques, constituent un danger démocratique de plus en plus prégnant.

Les chiffres des plus grandes fortunes font déjà tourner les têtes. À eux seuls, les dix plus grands milliardaires – avec en tête Elon Musk (Tesla, SpaceX), Jeff Bezos (Amazon), Bernard Arnault (LVMH) – totalisent 1 658 milliards de dollars de richesses, soit l’équivalent du PIB de l’Espagne, selon le dernier classement de Bloomberg.

Chaque année, ils sont de plus en plus riches, de plus en plus puissants. Au rythme de la croissance de leurs fortunes (+ 20 % en moyenne), certains parient que la fortune de certains milliardaires, en premier lieu dans le numérique, pourrait atteindre 1 000 milliards de dollars dans une décennie. Ce qui les amènerait à dépasser nombre de pays dans le monde par leurs richesses.

Sans attendre, ces milliardaires font déjà sentir leur poids dans les décisions gouvernementales. Si Elon Musk va bien au-delà des autres, ces derniers ne se privent pas de faire sentir tout leur pouvoir, et cela dépasse largement les jeux d’influence du lobbying. Au point que le sénateur Bernie Sanders s’en est encore récemment ému, considérant que la démocratie est en train de céder le pas devant l’oligarchie.

Cette crainte est de plus en plus partagée. En Suisse, des associations ont lancé le débat sur la création d’un impôt fédéral sur les successions : au-delà de 50 millions de francs suisses (52,5 millions d’euros), l’État prélèverait la moitié de la fortune.

La proposition doit être soumise à référendum. Le gouvernement a fait savoir qu’il était opposé au projet, qui menace sa réputation de paradis pour les grandes fortunes. Mais le sujet est loin d’être tranché, tant la population s’exaspère des passe-droits accordés aux puissants.

Le débat est devenu mondial. Lors de la dernière réunion du G20 à Rio (Brésil), les ministres des finances ont apporté leur soutien pour étudier le principe d’une taxation au niveau mondial sur les plus grandes fortunes.

Invité par le président brésilien Lula à éclairer le G20 en la matière, l’économiste Gabriel Zucman a rendu un rapport détonant : selon ses calculs, les milliardaires, mettant à profit tous les vides juridiques et les défauts des systèmes fiscaux, paient en moyenne 0,3 % d’impôt sur leur fortune. Imposer de seulement 2 % chaque année la fortune des 3 000 plus grandes fortunes rapporterait entre 200 et 250 milliards de dollars (180 à 225 milliards d’euros) par an.

Un seul village résiste

Alors que l’idée d’une taxation des plus riches, au nom de l’égalité devant l’impôt, de l’équité démocratique et sociale, chemine dans nombre de pays, un seul village semble refuser tout débat sur la question, résister à tout changement : la France.

Lors de la réunion du G20 à Rio en mai, le ministre des finances aujourd’hui démissionnaire, Bruno Le Maire, n’avait pas pourtant été le dernier à monter sur l’estrade pour se présenter comme un fervent partisan d’une taxation sur les grandes fortunes. Était-ce juste pour être un moment sous les feux de la rampe ? Le même Bruno Le Maire écartait dès son retour toute révision de la fiscalité, surtout pour les grandes fortunes, même temporaire, même pour faire face à la dégradation des comptes publics.

Malgré son échec aux élections législatives, la position du gouvernement démissionnaire, tout comme celle d’Emmanuel Macron, n’a pas changé. De confidences en petites phrases soufflées dans l’oreille de visiteurs du soir, le président fait savoir qu’il est hors de question de changer sa politique, pourtant désavouée dans les urnes, de modifier les grands axes budgétaires fixés depuis son arrivée au pouvoir. Et c’est avec une satisfaction non dissimulée qu’il a accueilli le « pacte législatif » de la droite, posant comme impératif catégorique le refus de toute hausse de la fiscalité, de tout impôt sur la fortune (ISF).

Revenir sur la suppression de l’ISF, réviser la « flat tax » sur les revenus du capital, modifier ne serait-ce qu’un peu le barème de l’impôt sur les revenus conduirait à détruire irrémédiablement l’attractivité de la France, à faire fuir les investisseurs et les capitaux, à provoquer un nouvel exode des grandes fortunes, expliquent droite et macronistes.

Ces arguments, usés jusqu’à la corde, n’ont jamais trouvé le début d’une concrétisation. Dans ses différents rapports, France Stratégie, pourtant peu iconoclaste, s’est dit incapable de mesurer les effets bénéfiques de la suppression de l’ISF sur l’attractivité de la France. Il lui a été tout aussi impossible de chiffrer le nombre de retours en France des exilés fiscaux après la suppression des différentes taxes sur le capital, présentées comme « confiscatoires ». Quant aux investissements étrangers, ce sont surtout des investissements financiers qui repartent aussi vite qu’ils sont arrivés au premier frimas, comme le prouve la multitude de faillites d’entreprises actuelles, abandonnées du jour au lendemain par leurs actionnaires.

Les conséquences de cette politique sont également connues : une réduction sans précédent des recettes publiques conduisant à des déficits importants, des politiques d’austérité se traduisant par la destruction des services publics, santé et éducation en tête, des services publics et des acquis sociaux.

Même battu, le chef de l’État est plus que jamais déterminé à jouer cette concurrence fiscale internationale. Même si elle est suicidaire, même si d’autres pays, se rendant compte de leurs erreurs passées, sont en train de remettre en cause les dogmes, son choix est gagnant, selon lui : la France compte 827 000 millionnaires, selon une étude de Capgemini. Elle se classe au cinquième rang mondial pour son nombre de milliardaires.

Pendant ce temps, le pouvoir d’achat des salariés a diminué de 3 % entre 2022 et 2023. Et la France compte plus de 9 millions de ménages sous le seuil de pauvreté, son plus haut niveau depuis les années 1970.

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