Déplacement du domaine de la guerre : notes sur l’incursion ukrainienne du 6 août.

Par aplutsoc2 le 11 août 2024
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Carte illustrant cet article : Institute for the Study of War, 10 août 2024.

Depuis le 6 août dernier, une offensive ukrainienne sur le territoire russe a lieu, dans l’oblast frontalier de Koursk, à partir d’une zone frontalière au tracé irrégulier, située au Nord de la ville ukrainienne de Sumy. La grosse bourgade russe de Soudja est occupée en totalité ou en sa plus grande partie, ce qui donne aux troupes ukrainiennes le contrôle d’un centre de régulation des flux gaziers russes à destination de la Hongrie, de la Slovaquie, de l’Autriche et de la Slovénie. La poche occupée va à peu près jusqu’à une trentaine de km de la frontière, avec des opérations avancées d’éclaireurs jusqu’à une soixantaine de km, provoquant des inquiétudes sur la centrale nucléaire russe de Kourtchatov, qui aurait été la cible de frappes.

C’est donc une opération de bien plus grande ampleur que les percées ponctuelles déjà opérées à plusieurs reprises notamment dans la région de Belgorod, située plus à l’Est. Les groupes armés de Russie pro-ukrainiens, dont la présence a été annoncée, ne constituent pas sa force principale qui est bien l’armée ukrainienne. Ces groupes sont la Légion « Liberté de la Russie », libérale-démocrate, au drapeau blanc-bleu de la république médiévale de Novgorod, le principal courant ; le Corps des Volontaires russes (RDK), seule force de l’ultra-droite néonazie russe à avoir ainsi « trahi » la Russie, qui, pour autant qu’elle ait une idéologie précise, semble assimiler la « pureté » russe à la seule Moscovie ; et le bataillon Sibir, formé de Bouriates, Yakoutes et Russes de Sibérie.

Les objectifs tactiques ou stratégiques ukrainiens ne sont pas transparents. Mais l’effet sur le moral dans l’armée et la population en Ukraine est pour l’heure très positif : c’est une surprise, un coup contre la Russie et contre Poutine, un soulagement potentiel si celle-ci doit déplacer des forces depuis l’Est, ce qui semble avoir commencé dans la zone envahie par la Russie ce printemps au Nord de Kharkiv, où a été détruite la ville ukrainienne de Vovchansk.

On est pour l’instant loin de l’interprétation maximaliste selon laquelle il s’agirait du début d’une énorme prise à revers des troupes russes à travers le territoire russe. Mais on n’en est plus pour autant à la version minimaliste d’un simple coup d’épingle symbolique dans le cuir du mammouth, lequel est moralement et politiquement ébranlé. Entre les deux, on a pour le moins une tentative audacieuse et une exploitation « opportuniste » de son succès.

Celle-ci ajoute une page brillante aux innovations militaires ukrainiennes, qui, toutes, découlent du facteur politique des initiatives souvent autoorganisées d’une nation luttant pour sa vie et sa liberté : rupture risquée des « règles » militaires prescrivant d’éviter les avancées fulgurantes pour ne pas être pris en tenaille, brouillage des drones russes, méthodes, dites de « rangers », de petites colonnes mobiles qui reproduisent, dans l’attaque, les procédés largement spontanés de la première défense ukrainienne sauvant K’yiv en février 2022.

Les conséquences logistiques et l’onde de choc désorganisatrice pour la Russie sont fortes.

Il n’est que de voir la tête de Poutine et des officiels réunis pour discuter de « la situation », un terme euphémique qui fait déjà l’objet de plaisanteries en Russie. Les informations sur « la situation » viennent d’ailleurs essentiellement des « millblogers » (blogueurs militaires) russes. Le régime poutinien tente de bloquer l’information et a pris des mesures contre You tube. Il persiste à appeler sa guerre une « opération militaire spéciale » et, maintenant que cette guerre se déroule pour partie en Russie, il désigne ses mesures de défense du nom d’ « opération antiterroriste » (terme qui avait été celui du gouvernement ukrainien de Porochenko dans le Donbass en 2014 !), opération dont la direction est confiée au FSB dans les oblasts de Briansk, Koursk et Belgorod où est proclamé l’état d’urgence, qui légalise toute les atteintes possibles à la liberté.

Il a d’abord envoyé des Tchétchènes, qui se seraient débandés, et des Wagner de Biélorussie, mais très vite aussi, et c’est une nouveauté humaine et politique de très grande portée, des conscrits, jusque-là officiellement non envoyés en Ukraine. Et ses journalistes ont montré à la télé une colonne de camions, aidant sans doute l’Ukraine à les géolocaliser … et à les détruire, tuant des centaines de conscrits …

Les forces ukrainiennes, n’attaquant que des cibles militaires ou logistiques, n’ont pas commis, pour autant que l’on sache, d’exactions envers les civils, telles qu’elles sont systématiques de la part de l’armée russe en Ukraine. Mais une onde de panique côté russe s’est naturellement produite, d’ailleurs amplifiée par les géniaux propos du présentateur télé Soloviev appelant à « fusiller les paniquards comme savait le faire Staline ».

76 000 réfugiés, la vague de fuites atteignant la ville de Koursk, ont dû être relogés. Et les critiques fusent sur la gestion désorganisée de ces déplacements. Plus grave, des mouvements de colère contre l’envoi des conscrits, allant jusqu’à des refus de certaines directions militaires de les expédier dans le secteur, sont signalés. Il est considéré comme probable que le général Guérasimov, qui a visiblement menti aux débuts de l’opération ukrainienne, déjà discrédité, ne s’en remettra pas.

Mais le point essentiel est que c’est Poutine qui a pris un coup. Nous pouvons résumer les choses ainsi : après le putsch Prigojine de juin 2023, Poutine avait été déstabilisé, l’homme fort apparaissait comme faible. Mais il semblait s’être rétabli, par l’élimination pourtant tordue et inavouée de Prigojine et surtout, depuis le 7 octobre 2023, par ses soutiens internationaux, Chine, Corée du Nord, Iran, Brésil, prétendu « Sud global », et Trump, allant jusqu’à reprendre l’initiative en Europe avec Orban, le RN, et, récemment les provocations fascistes en Angleterre qui, cependant, relèvent déjà d’un début de panique devant les revers subi.

Car en effet, il faut comprendre que, quelle que soit la conscience qu’en ont, ou non, les responsables ukrainiens, ce coup direct à Poutine s’inscrit dans les rapports entre forces sociales et politiques – avant même les rapports entre Etats – internationaux. Le fait qu’un gouvernement Macron/RN ait été évité en France et la victoire du Labour une semaine auparavant en Grande-Bretagne ont été de premiers coups contre l’offensive des impérialismes se réclamant de la « multipolarité », suivi du début de retournement de la dynamique Trump aux Etats-Unis, dont l’un des éléments est d’ailleurs la désignation du pro-ukrainien notoire Tim Walz comme candidat à la vice-présidence de Kamala Harris.

Cette entrée des forces ukrainiennes en Russie accentue donc ce début de retournement du contexte global dont elle fait partie, dans la perspective d’une défaite désormais possible de Trump aux présidentielles nord-américaines. Alors que le 7 octobre 2023 avait été un coup direct porté à l’Ukraine, l’opération sans nom dans l’oblast de Koursk est aussi une possible diversion réelle par rapport à la montée orchestrée des tensions entre Israël et l’Iran, au moment précis où l’armée israélienne a encore commis un crime de masse à Gaza, tuant officiellement au moins 93 personnes dans une « frappe anti-Hamas ».

Pour l’heure, Poutine est coincé, il euphémise et dénie, alors qu’il pourrait – qu’il devrait, s’il était cohérent avec ses déclarations antérieures – proclamer qu’il y a guerre contre la Russie, celle-ci justifiant une réaction nucléaire !

L’emploi d’armes de destruction massive par la Russie se heurte ici au fait que l’on est en territoire russe – ceci dit, la plupart des victimes civiles russes semblent avoir été l’œuvre des troupes russes. Une surréaction du type frappe nucléaire en Ukraine est toujours à craindre, mais elle serait, dans le cadre des coordonnées politiques exposées ici, probablement désastreuse pour le régime poutinien.

De leur côté, les autorités nord-américaines ont manifestement été mises devant le fait accompli et elles acquiescent en validant après coup ces initiatives ukrainiennes sans précédent, le contexte politique étatsunien après le retrait de Biden facilitant la chose. C’est aussi, à ce stade, une victoire politique et morale ukrainienne éclatante, cette fois-ci sur Washington, sur les puissances européennes et sur l’OTAN, que d’avoir accrédité cette vérité que la défensive passe par la contre-offensive – à condition, respectée à ce jour, que celle-ci ne donne pas lieu à des actes de prédation, de vengeance et d’exaction, un risque que nous ne devons néanmoins jamais perdre de vue.

Certes, un écrasement de cette offensive ukrainienne retournerait la situation, mais il semble très difficile car les corps du génie ont rapidement suivi et sont en train de consolider les positions acquises côté russe à proximité de la frontière.

Donc, pour l’heure, chapeau bas à cette opération, qui, ceci dit, ne modifie pas la situation fondamentale de pression terrible, destructrice et difficile sur une Ukraine toujours délibérément sous-équipée en moyens de défense. Ce qui vient de se passer prouve d’ailleurs après coup que des livraisons de F16 dès le début en quantité sérieuse (la livraison tardive récente reste homéopathique) et une « no fly zone », auraient été possibles et efficaces.

Le résultat de l’opération, considérable, est d’avoir ramené Poutine et par lui son régime au niveau d’affaiblissement et de crise où l’avait mis le putsch Prigojine – à cet égard, notons que la récente raclée subie par les Wagner de la part des Touaregs au Sahara s’inscrit dans la même série.

Ce résultat pose aux opposants russes la question centrale qu’ils évitent le plus souvent, comme l’ont montré d’ailleurs les variations des opposants récemment libérés et expulsés, et les polémiques qu’elles ont suscitées : celle du défaitisme. La seule voie de la démocratie en Russie est celle du défaitisme.

VP, le 11/08/24.

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