Depuis le 6 août, la Russie fait face à une offensive ukrainienne d’ampleur sur son territoire. Tandis que près de 130 000 habitants ont fui les combats dans la région de Koursk, le Kremlin répond par une « opération antiterroriste », évitant toujours soigneusement de parler de « guerre ».
Des chars ukrainiens détruits, des militaires témoignant de la faiblesse de l’ennemi, des commentateurs qui assurent que la situation est sous contrôle… Alors que l’assaut surprise lancé par Kiyv sur le territoire russe entame sa troisième semaine, la propagande du Kremlin a retrouvé son aplomb habituel, multipliant les fausses informations, les vidéos détournées et les menaces contre l’Occident.
« Au début de l’offensive, les propagandistes n’avaient pas reçu ce qu’on appelle en russe la metodichka, c’est-à-dire les instructions du Kremlin sur le narratif à développer. Il en a résulté une impression de flottement, on voyait qu’il n’y avait pas de ligne directrice. Certains propagandistes patentés ont même remis en question la guerre, ils ont dit qu’elle ne pouvait pas être gagnée, qu’il fallait penser à s’en extraire d’une manière ou d’une autre. Des propos qu’on n’avait jamais entendus jusqu’à maintenant sur un plateau de télé », relève l’historienne Françoise Thom, spécialiste de l’URSS et de la Russie postcommuniste.
Les choses sont désormais rentrées dans l’ordre. « On est revenus à la ligne principale imposée par Poutine : le déni de la guerre. Autrement dit, faire comme si rien de spécial ne se passait dans la région de Koursk. »
De fait, depuis le début de l’offensive ukrainienne, première intrusion d’une armée étrangère sur le territoire russe depuis 1941, Vladimir Poutine ne s’est ni adressé à la population russe ni déplacé dans les zones frontalières. « Notre adversaire recevra une réponse digne de ce nom. Et tous les objectifs que nous nous sommes fixés, soyez-en sûrs, seront atteints », s’est contenté d’assurer le chef de l’État une semaine après l’incursion. Il s’exprimait lors d’une réunion, partiellement retransmise à la télévision, avec des responsables des forces de sécurité, des membres du gouvernement et les gouverneurs des régions frontalières de l’Ukraine.
« Les autorités russes font tout leur possible pour donner l’impression que ce qui se passe dans la région de Koursk n’est qu’une nouvelle catastrophe naturelle dans une région éloignée, et non une guerre sur le territoire russe », estime la journaliste indépendante en exil Farida Roustamova sur Telegram.
Failles dans la défense et le renseignement
Préparée secrètement depuis des semaines, l’offensive ukrainienne du 6 août, à seulement six heures de route de Moscou, n’a pratiquement pas rencontré de résistance et a provoqué le chaos dans cette zone frontalière visiblement mal défendue. Véritable humiliation pour le chef du Kremlin, elle montre de grandes failles dans la défense et le renseignement russes et met à mal le discours officiel visant à garder la guerre à distance des Russes.
À la date du 19 août, selon le président Volodymyr Zelensky, l’armée ukrainienne contrôlait plus de 1 250 kilomètres carrés et 92 localités. Kiyv affirme également avoir capturé un grand nombre de prisonniers, sans donner plus de précisions. Les autorités russes déclarent pour leur part que près de 130 000 personnes ont fui les zones frontalières depuis deux semaines. Selon le ministère des situations d’urgence, 120 centres d’hébergement temporaire ont ouvert dans une vingtaine de régions de Russie et accueillent environ 3 000 personnes.
Totalement prises de court dans les premiers jours, les autorités locales ont tardé à organiser l’évacuation et la mise à l’abri des civil·es, s’attirant de nombreuses critiques. La ville principale de l’oblast, Koursk, qui compte environ 470 000 habitant·es, a vu affluer les réfugié·es. Logées dans les gymnases ou les dortoirs des écoles, les personnes déplacées font la queue aux points d’aide humanitaire pour recevoir des biens de première nécessité, des couvertures, des vêtements… De nombreux volontaires se mobilisent pour leur venir en aide, des collectes sont organisées dans plusieurs villes du pays.
Parallèlement, les avis de recherche de personnes qui vivaient dans les zones passées sous contrôle ukrainien se multiplient. Liza Alert, une organisation bénévole spécialisée dans la recherche de personnes disparues en Russie, a reçu plusieurs centaines de demandes ces deux dernières semaines. De l’aveu même d’Alekseï Smirnov, gouverneur régional par intérim, le sort d’environ 2 000 personnes était « inconnu » à la date du 12 août.
Sur les réseaux sociaux, les voix des mères de conscrits se font aussi entendre pour tenter de connaître le sort de leurs fils. Si la loi russe prévoit qu’ils soient stationnés « hors de la zone de conflit », il semble que plusieurs centaines aient été en première ligne lorsque les troupes ukrainiennes ont traversé la frontière.
Yulia vit à Syktyvkar, dans le nord du pays. Son fils a commencé son service en décembre 2023, puis a été envoyé dans le district de Soudjanski en avril 2024. « Quand le village de Guevo a été pris, les garçons encerclés ont envoyé des SMS à leurs mères pour leur demander de l’aide. Nous n’arrivons pas à joindre la hotline du ministère de la défense à Moscou. Les bureaux d’enrôlement nous disent simplement : “De quoi parlez-vous ? Ils ne sont pas là, leurs téléphones ont été confisqués.” En fait, ils nous traitent comme des idiotes », témoigne cette femme dans un article du média indépendant Verstka.
De son côté, le site d’investigation Important Stories a pu confirmer l’identité de vingt-cinq conscrits en étudiant des vidéos montrant des prisonniers de guerre publiées ces derniers jours par l’armée et les médias ukrainiens.
Moscou ne répond pas
À 500 kilomètres du nouveau front, les événements de Koursk ne semblent pas beaucoup perturber la capitale. Les Moscovites profitent du temps ensoleillé aux terrasses de café.
« Tant que la guerre n’arrive pas chez eux, les gens ne la ressentent pas », se désole Olga*, 43 ans, jointe par téléphone. Opposée à la guerre, cette employée dans un société de service a de la peine pour les personnes évacuées. « Par exemple, une mère célibataire avec un enfant et une mère handicapée, ou un grand-père solitaire avec un déambulateur, il y en a beaucoup. Comment vont-ils ? Où vont-ils ? Retourneront-ils chez eux ? On les loge dans des gymnases. Il y a beaucoup de sanatoriums en Russie, pourquoi dans une telle situation ne sont-ils pas installés dans de meilleures conditions ? », interroge-t-elle.
Olga avoue également des sentiments mêlés. « Bien sûr, quand la guerre arrive dans votre pays, c’est inquiétant. D’un autre côté, cela me donne un peu d’espoir que ça se termine plus tôt. » Craint-elle une nouvelle mobilisation pour regarnir les rangs de l’armée ? « J’étais déjà inquiète que les autorités lancent une nouvelle mobilisation, mon inquiétude s’est intensifiée », dit-elle.
Pour l’heure, les autorités russes ont choisi de répondre à l’offensive ukrainienne par l’instauration, le 9 août, du régime spécial de lutte antiterroriste dans les régions de Koursk, Belgorod et Briansk, trois régions frontalières avec l’Ukraine. Une décision qui n’étonne pas Françoise Thom. « Depuis le début de la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine veut convaincre les Russes qu’il n’y a pas de guerre, qu’il s’agit d’une “opération militaire spéciale”. La raison fondamentale est sous-entendue : il ne considère pas les Ukrainiens comme une nation à part entière, mais comme un peuple russe, c’est pourquoi il parle d’opération antiterroriste. »
Le chef du Kremlin a comparé l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk au massacre de Beslan, survenu dans le Caucase russe en 2004. « Tout comme nous avons combattu les terroristes, nous devons aujourd’hui combattre ceux qui commettent des crimes dans la région de Koursk, dans le Donbass, en Nouvelle-Russie », a déclaré le président russe lors d’une visite mardi 20 août à Beslan, la première depuis la tragique prise d’otages par un commando tchétchène dans une école de cette petite ville d’Ossétie du Nord, il y a vingt ans.
L’étiquette d’« opération antiterroriste » appliquée à la riposte contre l’offensive ukrainienne sur le sol russe permet aussi au Kremlin d’écarter le commandement militaire, sous le feu des critiques depuis le 6 août. Le chef d’état-major général des forces armées, Valeri Guerassimov, n’aurait pas tenu compte des informations faisant état des troupes ennemies qui se massaient à la frontière.
La mission de coordonner la contre-attaque a ainsi été confiée au colonel général Alexeï Dioumine, 52 ans, réputé d’une loyauté sans faille au chef de l’État, dont il a été le garde du corps pendant des années. Nommé chef adjoint du service de renseignement militaire (GRU) en 2014, puis brièvement vice-ministre de la défense en 2015, avant de devenir gouverneur de la région industrielle de Toula, spécialisée dans la production d’armements, il a été rappelé à Moscou en mai pour occuper le poste de secrétaire du Conseil d’État.
« C’est un intime du chef du Kremlin, un tchékiste comme lui, qui a débuté sa carrière dans les services secrets, souligne Françoise Thom, autrice de Poutine ou l’obsession de la puissance (Litos, 2022). Vladimir Poutine a beaucoup plus confiance en lui que dans les militaires. D’autant plus dans le contexte de la grande purge opérée dans l’armée. » Ces dernières semaines, plusieurs hauts gradés ont été arrêtés pour corruption.
Pour l’historienne, une chose est sûre : « La période initiale de chaos qui a suivi l’offensive ukrainienne ne doit pas être extrapolée. Vladimir Poutine n’aime pas les surprises, sa première réaction est toujours l’immobilisme, mais il ne faut pas se laisser berner. Après une humiliation pareille, il ne va pas pardonner. Il faut s’attendre à une réaction d’une extrême brutalité, comme ce fut le cas avec Evgueni Prigojine. » Le chef du groupe paramilitaire Wagner qui s’était rebellé contre le pouvoir russe en juin 2023 est mort deux mois plus tard dans le crash de son avion.
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