Alfonso, un ressortissant espagnol, est venu passer six mois en Ardèche pour travailler. – © Pauline De Deus / Reporterre
Tous les ans, des milliers de personnes, venues notamment du Maghreb, affluent dans les fermes françaises pour travailler. La résidence leur est pourtant refusée, quelle que soit leur ancienneté dans la profession.
Drôme et Ardèche, reportage
Quand les premiers rayons du soleil pointent leur nez, Alfonso, Lipo, Mohamed et Monji sont déjà dans les vergers. Perchés sur des escabeaux en métal, ils attrapent les abricots avant de les placer dans les larges bassines accrochées sur leur buste. Quelques mots sont échangés, en français, en espagnol, en arabe ou en anglais, puis le silence revient, ponctué par le bruit des fruits heurtant le plastique. Comme eux, des dizaines de milliers de saisonniers agricoles étrangers [1] travaillent chaque été dans les vergers, les domaines viticoles ou les serres maraîchères françaises.
Si ce recours à la main-d’œuvre étrangère existe depuis le XIXe siècle, il s’est largement accentué à partir des années 1950 et plus encore ces vingt dernières années, principalement au sud de la France. « Avant, je travaillais avec des jeunes du secteur et depuis une dizaine d’années, je n’embauche plus que des étrangers », témoigne Francis Seyvet, arboriculteur dans la Drôme. En cause ? Un changement de mentalité des jeunes, moins attirés par l’agriculture, ou qui n’acceptent pas les contraintes du métier, d’après l’agriculteur.
Les réformes successives du chômage, le RSA, le développement de l’intérim, un calendrier scolaire qui s’étire sur le mois de juin, le recrutement par le biais de réseaux de saisonniers étrangers… Chacun explique le phénomène à sa manière.
Une main-d’œuvre docile
La pénurie de main-d’œuvre est toutefois un « fantasme » largement entretenu par les pouvoirs publics et les organisations agricoles, selon Frédéric Décosse, sociologue du travail au CNRS : « Cela a permis d’assouplir les dispositions permettant aux étrangers de travailler. Pourquoi ? Parce qu’ils vont pouvoir imposer un rythme de travail pour rendre cette agriculture plus compétitive. »
Moins au fait de la législation, et dépendant de l’employeur pour se voir proposer un contrat l’année suivante, les travailleurs étrangers représentent une main-d’œuvre docile, plus à même de s’adapter aux contraintes du marché.
Chez les agriculteurs, on ne s’en cache pas, les ouvriers étrangers sont souvent préférés. Comme en Ardèche, dans la ferme de Judith et Jérôme [2], où cinq salariés marocains sont employés pendant six mois pour les aider à s’occuper d’une vingtaine de chèvres, des 4,5 hectares (ha) de vergers, 3 ha de vignes et 2 ha de légumes. « Souvent, les personnes qui nous contactent via France Travail [ex-Pôle emploi] n’habitent pas sur place, n’ont pas le permis, ou bien ne sont pas aptes au travail… Je ne les blâme pas, mais je ne peux pas payer 12 euros de l’heure quelqu’un qui ne fait pas l’affaire, et je n’ai pas non plus le temps de m’en occuper. »
Ici, l’équipe est en place depuis plusieurs années et autonome. Dès 6 heures du matin, chacun est prêt à accomplir sa besogne. Vêtus d’un jogging et de baskets confortables, deux femmes et un homme récoltent des courgettes dans un champ perché sur une colline. Jérôme passe leur donner quelques consignes avant d’aller travailler sur une autre parcelle.
Une « cascade de précarisation »
Derrière ce débat se cachent les rouages du modèle agricole. « L’orientation productiviste a aussi servi à faire baisser les prix de vente des produits agricoles pour permettre aux ménages de consommer d’autres choses », rappelle Frédéric Décosse. Ainsi, le coût de l’alimentation affecte directement le revenu des agriculteurs (bien qu’une minorité bénéficie largement de ce système) et, in fine, les conditions de travail des ouvriers.
Un déséquilibre que les aides de la Politique agricole commune (PAC) peinent à enrayer et qui ne fait que s’accentuer avec le dérèglement climatique et les pertes de récoltes récurrentes. « J’aimerais pouvoir mieux payer mes salariés, mais on tient juste la tête hors de l’eau… En fait, c’est une cascade de précarisation », analyse Judith.
À Glun, en Ardèche, Monji a retourné sa bassine de récolte pour la transformer en petit tabouret. À l’ombre des abricotiers, en sirotant un café, il raconte quelques bribes de son histoire à l’aide du traducteur de son téléphone. Il a 35 ans, habite en Tunisie, où il élève trois enfants, mais le travail manque.
Un vécu similaire pour Sana, travailleuse agricole à Châteauneuf-sur-Isère, dans la Drôme. « À Tunis, j’avais un restaurant, mais avec le loyer, l’électricité et les autres charges, je ne gagnais rien et j’ai dû le fermer », retrace la jeune femme de 34 ans au léger accent. Pour gagner de quoi prendre soin de son fils, elle est venue rejoindre son frère dans les vergers drômois, d’avril à septembre.
Comme Monji et Sana, la majorité des saisonniers agricoles étrangers sont en France avec une carte de séjour dédiée, valable trois ans (d’autres sont des travailleurs détachés venus d’Espagne). Ils sont ainsi en droit de travailler sur le sol français avec des horaires, une rémunération et des cotisations similaires aux autres salariés du territoire. Pourtant, rares sont ceux qui bénéficient effectivement de droits sociaux en France. « Cette carte ne permet d’être en France que 6 mois sur 12, conditionnée au fait d’avoir un contrat de travail, en s’engageant à maintenir sa résidence principale à l’étranger », détaille le chercheur Frédéric Décosse.
Pas de régularisation possible
« Tous les ans, je fais 6 mois ici et 6 mois chez mon père à Aknoul, au Maroc », explique Basma. La jeune femme de 29 ans a commencé à travailler dans la ferme de Judith et Jérôme il y a dix ans. « C’est comme chez moi ici, je ne me verrais pas faire autre chose », assure-t-elle. Mais après une décennie d’allers et retours entre les deux pays, Basma aimerait s’établir en France. Ou au moins « ne pas galérer chaque année avec les papiers pour venir travailler », déplore-t-elle.
Certains se retrouvent même bloqués à la frontière, voire menacés d’expulsion. C’est ce qui est arrivé à une autre salariée de Judith et Jérôme, il y a deux ans. « Il fallait qu’elle renouvelle son titre de séjour et je lui avais fait un contrat de douze mois », raconte Judith. Mais, lorsqu’elle se présente à la préfecture pour mettre à jour sa situation, la jeune femme est enjointe de quitter le territoire. « Avec ce genre de décision, on en vient à fabriquer des sans-papiers », s’agace Judith qui, cette année encore, peine à faire venir un de ses habituels saisonniers marocains, alors qu’elle souhaite l’embaucher en CDI.
À quelques kilomètres de là, Régis Gonnet déplore l’impossibilité d’employer des personnes sans-papiers installée sur le territoire, parfois depuis plusieurs années. « L’un de mes salariés permanents est géorgien. Autour de lui, il a des amis en situation irrégulière qui voudraient travailler. Mais si je leur fais un contrat, je suis dans l’illégalité », résume l’arboriculteur bio, qui a embauché deux personnes venues de Tunisie pour la saison.
« Une forme d’utilitarisme migratoire »
Qu’ils bénéficient d’une carte de séjour de saisonniers ou qu’ils soient sans-papiers, la situation est inextricable. Les premiers ne pourront être résidents français, même si leur principale activité économique se trouve là 6 mois sur 12. Et les seconds ne pourront être régularisés par le biais du travail, puisqu’il est illégal de les employer comme saisonniers. Et l’élargissement des métiers en tension à l’agriculture en mars dernier ne change pas cet état de fait [3].
« On est dans une forme d’utilitarisme migratoire, observe Frédéric Décosse. On soumet la présence de ces personnes sur le territoire à leur utilité économique. Leur droit à faire société se limite au fait de travailler. » D’un côté, des migrants prêts à braver la loi pour tenter leur chance en France — en travaillant sans être déclarés ou avec de faux papiers. Et de l’autre, des employeurs parfois abusifs, face auxquels les salariés étrangers s’élèvent rarement, de peur de voir leur séjour sur le sol français écourté. Pour Frédéric Décosse, « c’est une synthèse entre l’idéologie raciste et le pragmatisme néolibéral ».
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