Bakounine : Théorie générale de la Révolution

★ Bakounine : Théorie générale de la Révolution
Extrait de la Deuxième partie : L’État et la propriété
Chapitre 9 : Tout État est policier     
« L’industrie capitaliste et la spéculation bancaire modernes ont besoin, pour se développer dans toute l’ampleur voulue, de ces grandes centralisations étatiques qui, seules, sont capables de soumettre à leur exploitation les millions et les millions de prolétaires de la masse populaire. Aussi bien, l’organisation fédérale, de bas en haut, des associations ouvrières, des groupes, des communes, des cantons et enfin des régions et des nations, est-elle la seule et unique condition d’une liberté réelle et non fictive, aussi contraire à la nature de l’industrie capitaliste et de la spéculation bancaire qu’est incompatible avec elles tout système économique autonome. Par contre, l’industrie capitaliste et la spéculation bancaire s’accommodent parfaitement de la démocratie dite représentative ; car cette structure moderne de l’Etat, fondée sur la pseudo-souveraineté de la pseudo-volonté du peuple prétendument exprimée par de soi-disant représentants du peuple dans de pseudo-assemblées populaires, réunit les deux conditions préalables qui leur sont nécessaires pour arriver à leurs fins, savoir la centralisation étatique et l’assujettissement effectif du peuple souverain à la minorité intellectuelle qui le gouverne, soi-disant le représente, et l’exploite infailliblement,

L’Etat moderne, par son essence et les buts qu’il se fixe, est forcément un Etat militaire et un Etat militaire est voué non moins obligatoirement à devenir un Etat conquérant ; s’il ne se livre pas lui-même à la conquête, c’est lui qui sera conquis pour la simple raison que partout où la force existe, il faut qu’elle se montre ou qu’elle agisse. De là découle une fois de plus que l’Etat moderne doit être nécessairement grand et fort ; c’est la condition nécessaire de sa sauvegarde.

Et de même que l’industrie capitaliste et la spéculation bancaire […] doivent s’efforcer d’être uniques et universelles, de même l’Etat moderne, militaire par nécessité, porte en lui l’irrésistible aspiration à devenir un Etat universel ; mais un Etat universel, bien entendu chimérique, le saurait de toute façon qu’être unique : deux Etats de :e genre existant côte à côte sont une chose absolument impossible.

L’hégémonie n’est que la manifestation timide et possible de cette aspiration chimérique inhérente à tout Etat ; mais l’impuissance relative ou tout au moins la sujétion de tous les Etats voisins est la condition première de l’hégémonie.

A l’heure actuelle, un Etat digne de ce nom, un Etat fort, ne peut avoir qu’une base sûre : la centralisation militaire et bureaucratique. Entre la monarchie et la république la plus démocratique, il n’y a qu’une différence notable : sous la première, la gent bureaucratique opprime et pressure le peuple, au nom du roi, pour le plus grand profit des classes possédantes et privilégiées, ainsi que dans son intérêt propre ; sous la république, elle opprime et pressure le peuple de la même manière pour les mêmes poches et les mêmes classes, mais par contre, au nom de la volonté du peuple. Sous la république, la pseudo-nation, le pays légal, soi-disant représenté par l’Etat, étouffe et continuera d’étouffer le peuple vivant et réel. Mais le peuple n’aura pas la vie plus facile quand le bâton qui le frappera s’appellera populaire.

Aucun Etat, si démocratique que soient ses formes, voire la république politique la plus rouge, populaire uniquement au sens de ce mensonge connu sous le nom de représentation du peuple, n’est en mesure de donner à celui-ci ce dont il a besoin, c’est-à-dire la libre organisation de ses propres intérêts, de bas en haut, sans aucune immixtion, tutelle ou contrainte d’en haut, parce que tout Etat, même le plus républicain et le plus démocratique, même pseudo-populaire comme l’Etat imaginé par Marx, n’est pas autre chose, dans son essence, que le gouvernement des masses de haut en bas par une minorité savante et par cela même privilégiée, soi-disant comprenant mieux les véritables intérêts du peuple que le peuple lui-même.

Ainsi, satisfaire la passion et les aspirations populaires est, pour les classes possédantes et dirigeantes, une impossibilité absolue ; mais il leur reste un moyen : la contrainte gouvernementale, en un mot l’Etat, parce que l’Etat est précisément synonyme de contrainte, de domination par la force, camouflée si possible, au besoin brutale et nue.

[Certains] s’imaginent que lorsque cet Etat aura agrandi son territoire et que le nombre de ses habitants aura doublé, triplé, décuplé, il prendra un caractère plus populaire ; et ses institutions, l’ensemble de ses conditions d’existence, ses actes gouvernementaux seront moins opposés aux intérêts et à tous les instincts du peuple. Mais sur quoi se fonde cet espoir ou cette hypothèse ? Sur la théorie ? Mais du point de vue théorique, il semble, au contraire, évident que plus un Etat s’étend, plus son organisme devient complexe et par cela même étranger au peuple ; en conséquence, plus ses intérêts s’opposent à ceux des masses populaires, plus le joug qu’il fait peser sur elles est écrasant, plus le peuple est dans l’impossibilité d’exercer un contrôle sur lui, plus l’administration du pays s’éloigne de la gestion par le peuple lui-même.

Ou bien fondent-ils leurs attentes sur l’expérience pratique d’autres pays ? En réponse, il suffit de montrer la Russie, l’Autriche, la Prusse agrandie, la France, l’Angleterre, l’Italie, voire les Etats-Unis d’Amérique, où toutes les affaires sont conduites par une classe essentiellement bourgeoise composée d’hommes dits politiques ou d’affairistes politiques, tandis que les masses prolétaires sont presque aussi opprimées et terrorisées que dans les Etats monarchiques.

C’est une vérité nombre de fois constatée, qu’il suffit à un homme, même le plus libéral et le plus largement populaire, de faire partie d’un gouvernement quelconque, pour qu’il change de nature ; à moins qu’il ne se retrempe très souvent dans l’élément populaire, à moins qu’il ne soit astreint à une transparence et à une publicité permanentes, à moins qu’il ne soit soumis au régime salutaire, continu, du contrôle et de la critique populaire qui doit lui rappeler toujours qu’il n’est point le maître, ni même le tuteur des masses, mais seulement leur mandataire ou leur fonctionnaire élu et à tout instant révocable, il court inévitablement le risque de se gâter dans le commerce exclusif d’aristocrates comme lui, et de devenir un sot prétentieux et vaniteux, tout bouffi du sentiment de sa ridicule importance.

Il serait facile de démontrer que nulle part en Europe, le contrôle populaire n’est réel. Nous nous bornerons pour cette fois à en examiner l’application dans la Suisse. […] Les cantons les plus avancés de la Suisse ont cherché vers l’époque de 1830, la garantie de la liberté dans le suffrage universel. […] Une fois le suffrage universel établi, on crut avoir assuré la liberté des populations. Eh bien, ce fut une grande illusion, et on peut dire Que la conscience de cette illusion a amené dans plusieurs cantons la chute, et, dans tous, la démoralisation aujourd’hui si flagrante du Parti radical [1].

Et, en effet, la chose paraissait si naturelle et si simple : une fois que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif émaneraient directement de l’élection populaire, ne devaient-ils pas devenir l’expression pure de la volonté du peuple, et cette volonté pourrait-elle produire autre chose que la liberté et la prospérité populaire ?

Le suffrage universel, tant qu’il sera exercé dans une société où le peuple, la masse des travailleurs, sera ÉCONOMIQUEMENT dominée par une minorité détentrice de la propriété et du capital, quelque indépendant ou libre d’ailleurs qu’il soit ou plutôt qu’il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire que des élections illusoires, antidémocratiques et absolument opposées aux besoins, aux instincts et à la volonté réelle des populations.

Toutes les élections qui […] ont été faites directement par le peuple de France, n’ont-elles pas été diamétralement contraires aux intérêts de ce peuple, et la dernière votation sur le plébiscite impérial n’a-t-elle pas donné sept millions de « oui » à l’empereur ? On dira sans doute que le suffrage universel ne fut jamais librement exercé sous l’Empire, la liberté de la presse, celle d’association et de réunion, conditions essentielles de la liberté politique, ayant été proscrites, et le peuple ayant été livré sans défense à l’action corruptrice d’une presse stipendiée et d’une administration infâme. Soit, mais les élections de 1848 pour la Constituante et pour la présidence, et celles de mai 1849 pour l’Assemblée législative, furent absolument libres, je pense. Elles se firent en dehors de toute pression ou même intervention officielle, dans toutes les conditions de la plus absolue liberté. Et pourtant qu’ont-elles produit ? Rien que la réaction.

Il faut être amoureux d’illusions pour s’imaginer qu’un ouvrier, dans les conditions économiques et sociales dans lesquelles il se trouve présentement, puisse profiter pleinement, faire un usage sérieux et réel de sa liberté politique. Il lui manque pour cela deux petites choses : le loisir et les moyens matériels.

[En 1848] les ouvriers français n’étaient certes ni indifférents, ni inintelligents, et, malgré le suffrage universel, ils ont dû laisser faire les bourgeois. Pourquoi ? parce qu’ils ont manqué des moyens matériels qui sont nécessaires pour que la liberté politique devienne une réalité, parce qu’ils sont restés les esclaves d’un travail forcé par la faim, tandis que les bourgeois radicaux, libéraux et même conservateurs, les uns républicains de la veille, les autres convertis du lendemain, allaient et venaient, agitaient, parlaient, faisaient et conspiraient librement, les uns grâce à leurs rentes ou à leur position bourgeoise lucrative, les autres grâce au budget de l’Etat qu’on avait naturellement conservé et qu’on avait même rendu plus fort que jamais. On sait ce qui en est résulté : d’abord les journées de Juin [1848] ; plus tard, comme conséquence nécessaire, les journées de Décembre [1851].

« Un des premiers actes du gouvernement provisoire, dit Proudhon [dans ses Idées révolutionnaires], celui dont il s’est applaudi le plus, est l’application du suffrage universel. Le jour même où le décret a été promulgué, nous écrivions ces propres paroles, qui pouvaient alors passer pour un paradoxe : Le suffrage universel est la contre-révolution. On peut juger, d’après l’événement, si nous nous sommes trompés. Les élections de 1848 ont été faites, à une immense majorité, par les prêtres, les légitimistes, par les dynastiques, par tout ce que la France renferme de plus réactionnaire, de plus rétrograde. Cela ne pouvait être autrement. »

Non, cela ne pouvait être et aujourd’hui encore cela ne Pourra pas être autrement, tant que l’inégalité des conditions économiques et sociales de la vie continuera de prévaloir dans l’organisation de la société ; tant que la société continuera d’être divisée en deux classes dont l’une, la classe exploitante et privilégiée, jouira de tous les avantages de la fortune, de l’instruction et du loisir, tandis que l’autre, comprenant toute la masse du prolétariat, n’aura pour partage que le travail manuel assommant et forcé, l’ignorance, la misère, et leur accompagnement obligé, l’esclavage, non de droit, mais de fait.

Oui, l’esclavage, car quelque larges que soient les droits politiques que vous accorderez à ces millions de prolétaires salariés, vrais forçats de la faim, vous ne parviendrez jamais à les soustraire à l’influence pernicieuse, à la domination naturelle des divers représentants de la classe privilégiée, à commencer par le prêtre jusqu’au républicain bourgeois le plus jacobin, le plus rouge ; représentants qui, quelque divisés qu’ils paraissent ou qu’ils soient réellement entre eux dans les questions politiques, n’en sont pas moins unis dans un intérêt commun et suprême : celui d l’exploitation de la misère, de l’ignorance, de l’inexpérience politique et de la bonne foi du prolétariat, au profit de la domination économique de la classe possédante.

Comment le prolétariat des campagnes et des villes pourrait-il résister aux intrigues de la politique cléricale, nobiliaire et bourgeoise ? Il n’a pour se défendre qu’une arme, son instinct qui tend presque toujours au vrai et au juste, parce qu’il est lui-même la principale, sinon l’unique victime de l’iniquité et [de] tous les mensonges qui règnent dans la société actuelle, et parce qu’opprimé par le privilège, il réclame naturellement l’égalité pour tous.

Mais l’instinct n’est pas une arme suffisante pour sauvegarder le prolétariat contre les machinations réactionnaires des classes privilégiées. L’instinct abandonné à lui-même, et tant qu’il ne s’est pas encore transformé en conscience réfléchie, en une pensée clairement déterminée, se laisse facilement désorienter, fausser et tromper. Mais il lui est impossible de s élever à cette conscience de lui-même, sans l’aide de l’instruction, de la science ; et la science, la connaissance des affaires et des hommes, l’expérience politique, manquent complètement au prolétariat. La conséquence est facile à tirer : le prolétariat veut une chose ; des hommes habiles, profitant de son ignorance, lui en font faire une autre, sans qu’il se doute même qu’il fait tout le contraire de ce qu’il veut ; et lorsqu’il s’en aperçoit à la fin, il est ordinairement trop tard pour réparer le mal qu’il a fait et dont naturellement, nécessairement et toujours, il est la première et principale victime.

Mais, dira-t-on, les travailleurs, devenus plus sages par l’expérience même qu’ils ont faite, n’enverront plus des bourgeois dans les assemblées constituantes ou législatives, ils enverront de simples ouvriers. Tout pauvres qu’ils sont, ils pourront bien donner l’entretien nécessaire à leurs députés. Savez-vous ce qui en résultera ? C’est que les ouvriers députés, transportés dans des conditions d existence bourgeoise et dans une atmosphère d’idées politiques toutes bourgeoises, cessant d’être des travailleurs de fait pour devenir des hommes d’Etat, deviendront des bourgeois, et peut-être même plus bourgeois que les bourgeois eux-mêmes. Car les hommes ne font pas les positions, ce sont les positions, au contraire, qui font les hommes. Et nous savons par expérience que les ouvriers bourgeois ne sont souvent ni moins égoïstes que les bourgeois exploiteurs, ni moins funestes à l’association que les bourgeois socialistes, ni moins vaniteux et ridicules que les bourgeois anoblis.

Quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, tant que le travailleur restera plongé dans son état actuel, il n’y aura point pour lui de liberté possible, et ceux qui le convient à conquérir les libertés politiques sans toucher d’abord aux brûlantes questions du socialisme sans prononcer ce mot qui fait pâlir les bourgeois : la liquidation sociale, lui disent simplement : conquiers d’abord cette liberté pour nous, pour que plus tard nous puissions nous en servir contre toi.

Il est certain que [la bourgeoisie] sait beaucoup mieux Que le prolétariat ce qu’elle veut et ce qu’elle doit désirer, et cela pour deux raisons : d’abord, parce qu’elle est beaucoup plus instruite que ce dernier, qu’elle a plus de loisirs et beaucoup plus de moyens de toutes sortes de connaître les gens qu’elle élit ; et ensuite, et c’est même là la raison principale, parce que son but n’est point nouveau ni immensément large, comme celui du prolétariat. il est au contraire tout connu, et complètement détermine aussi bien par l’histoire que par toutes les conditions de sa situation présente ; ce but, c’est le maintien de sa domination politique et économique. Il est si clairement posé qu’il est très facile de savoir et de deviner lequel des candidats qui briguent le suffrage de la bourgeoisie sera capable de la bien servir, lequel non. Il est donc certain ou presque certain que la bourgeoisie sera toujours représentée selon les désirs les plus intimes de son cœur. Mais ce qui est non moins certain, c’est que cette représentation, excellente au point de vue de la bourgeoisie, sera détestable au point de vue des intérêts populaires. Les intérêts bourgeois étant absolument opposés à ceux des masses ouvrières, il est certain qu’un parlement bourgeois ne pourra jamais faire autre chose que de légiférer l’esclavage du peuple, et de voter toutes les mesures qui auront pour but d’éterniser sa misère et son ignorance. Il faut être bien naïf, vraiment, pour croire qu’un parlement bourgeois puisse voter, librement, dans le sens de l’émancipation intellectuelle, matérielle et politique du peuple. A-t-on jamais vu dans l’histoire qu’un corps politique, une classe privilégiée se soit suicidée, ait sacrifié le moindre de ses intérêts et de ses soi-disant droits, par amour de la justice et de l’humanité ? Je crois avoir déjà fait observer que même cette fameuse nuit du 4-août, où la noblesse de France a si généreusement sacrifié ses privilèges sur l’autel de la patrie, n’a été rien qu’une conséquence forcée et tardive du soulèvement formidable des paysans, qui mettaient partout le feu aux parchemins et aux châteaux de leurs seigneurs et maîtres. Non, les classes ne se sont jamais sacrifiées et ne le feront jamais, parce que c’est contraire à leur nature, à leur raison d’être, et rien ne se fait et ne peut se faire contre la nature et contre la raison. Bien fou donc serait celui qui attendrait d’une assemblée privilégiée quelconque des mesures et des lois populaires.

Il est clair, pour moi, que le suffrage universel […] est l’exhibition à la fois la plus large et la plus raffinée du charlatanisme politique de l’Etat ; un instrument dangereux, sans doute, et qui demande une grande habileté de la part de celui qui s’en sert, mais qui, si on sait bien s’en servir, est le moyen le plus sûr de faire coopérer les masses à l’édification de leur propre prison. Napoléon III a fondé toute sa puissance sur le suffrage universel, qui n’a jamais trahi sa confiance. Bismarck en a fait la base de son empire knouto-germanique. »

Mikhaïl Bakounine

NOTE

[1] Les diverses allusions que, dans ses textes, Bakounine fait aux philosophies indiennes montrent qu’il en avait au moins une connaissance sommaire. En tout cas, cette phrase est quasiment la définition du karma.


Source: Socialisme-libertaire.fr

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