Le pognon de dingue du système productiviste : 48,3 milliards par an

23 octobre 2024

Revoilà ces agriculteurs « fiers de nous nourrir » intimidant une ministre pourtant à leurs côtés! Bientôt l’hiver, morte saison dans les champs propice aux manifs. Ils ont beau jeu de crier «au secours» avec leurs fourches tractées. Savent-ils qu’ils défendent un système agrochimique nous coûtant 48,3 milliards/an. Tout ce barouf pour alimenter un système qui nous mène dans le mur. (Gilles Fumey)

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Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

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L’étude[1], soigneusement documentée avec plusieurs années de travail avec le CNRS, avec plusieurs associations de solidarité, de santé (Fédération française des diabétiques) et de soutien aux agriculteurs (Solidarité Paysans, réseau Civam[2]), avec des chercheurs du Cirad, de l’Iddri, de l’Inrae, de l’université de Louvain-la-Neuve et de la fondation Carasso publiée le 18 septembre 2024, a fait peu de bruit. Et pourtant, quel pavé dans la mare. Même en prenant les pincettes pour ne blesser personne, en publiant des recommandations, le bilan est sans appel : «48,3 milliards d’euros de soutiens publics pour l’agriculture et l’alimentation : des dépenses publiques en manque de boussole sociale».

Cette somme monstrueuse ne vous parle pas? Prenons les données par le côté sanitaire : 15 millions de Français en surpoids, une situation qui s’aggrave d’année en année. Ces «victimes» d’une alimentation industrielle coûtent chacun 970 € par an à la sécurité sociale, soit 150 € par citoyen. Et si l’on ajoute le coût des pertes de productivité, les maladies professionnelles, les retraites anticipées, les pertes d’emploi, la perte de PIB est de 2,7% et les Français la financent par 400 € d’impôts par habitant et par an[3]. Quand nous dépensons 100 € pour faire nos courses alimentaires, les producteurs ne touchent, en moyenne, que 7 euros. Tel est le bilan de cette course aux volumes, encouragée par les soutiens publics, allant de pair avec une standardisation des matières premières et une pression sur les prix payés aux agriculteurs[4].

A l’autre bout de la chaîne, la restauration rapide se régale. Sans compter les boulangeries, cafétérias et libres-services, en 1990, on dénombrait 120 fast foods en France, un chiffre qui a bondi à… 160 130 en 2023. Bénéfice nutritionnel : une catastrophe. Et une croissance de la courbe pondérale qui n’est pas enrayée. Pendant ce temps, la ville de Londres interdit les fast foods à moins de 400 mètres des écoles.

Comment les produits maraîchers subventionnent les produits industriels

On dira que les aliments sains ne sont accessibles qu’aux riches. Pas faux. Prenons l’impact de l’inflation en 2023. Les carottes ont pris +41%, l’huile d’olive +21%. Étonnons-nous que les Français craquent pour les chips, les ex-trudés (pâtes, céréales) et autres aliments ultra-transformés, peu chers parce que produits à une échelle industrielle. Même le chipsier breton comme Brets qui fournit les marques distributeurs voit un effet d’aubaine dans l’explosion de ses commandes de pommes de terre (+30% en 2024). Pourquoi ne pas subventionner le bio, les légumes dont les distributeurs ont augmenté les prix alors que les marges des grandes et moyennes surfaces sont de 49% ? Éviter que les produits frais subventionnent les aliments transformés… Que fera la ministre Annie Genevard, jadis maire de Morteau, sinon passer les plats à la FNSEA ?

Côté consommateurs, voici l’occasion de répéter, en passant, que la moitié des industriels du fast food est française : Columbus Café, Bridor, Croissanterie, Groupe Lesaffre (ferments), Labeyrie (devenue 100% marque végétale), Hénaff… Toutes ont joué au 60e salon de l’alimentation (SIAL) qui vient de se tenir à Villepinte pour gagner des médailles, comme les sportifs. L’or, l’argent, le bronze : tout est bon pour faire tourner la machine à cash. Lorsqu’on sait qu’au SIAL, les grands acheteurs potentiels de ce salon 2024 disposaient d’un pouvoir d’achat calculé à 50 milliards €…

L’étude «L’injuste prix de notre alimentation» insiste, comme feue la Convention citoyenne pour le climat (2019-2020) dont aucune proposition forte n’a été retenue, toutes soulignent le rôle considérable de la publicité et du marketing qu’ils appellent à encadrer. Ne l’a-t-on pas fait pour l’alcool et le tabac ? Regardons les promotions sur catalogue de la grande distribution : près de la moitié d’entre elles concerne des aliments classés D et E sur le Nutri-Score. La glace au Nutella parade sur la haute marche du podium avec 5 additifs et 3 ingrédients ultra-transformés.

Sans subventions, le système alimentaire actuel s’effondrerait. La bonne nouvelle serait de flécher ces aides vers du plus vertueux. Qui s’y oppose ? Les productivistes dont les leaders sont aux manettes des syndicats agricoles : et en premier Arnaud Rousseau, celui qui pilote la colère des agriculteurs, directeur ou administrateur d’une quinzaine d’entreprises agroalimentaires dont la multinationale Avril. Ces sociétés ont considérablement amoindri le rôle du ministère de l’Agriculture en France et celui du commissaire bruxellois en charge du secteur.

Que faire ?

Sûrement pas baisser les bras malgré les intimidations dont sont victimes certains journalistes. Si 80% des soutiens publics entretiennent un modèle agro-alimentaire à l’origine des problèmes à hauteur de 48,3 milliards €, il faut désigner ceux qu’Aristote dénonçait déjà, lorsqu’ils recherchent le profit à tout prix, comme des proxénètes, succombant à une hubris nourrie de «ce qu’on déteste avec le plus de raison». «En cherchant le plus, ils oublient le bien» commente Gaspard Koenig dans Agrophilosophie[5]Si la production agricole est le premier secteur bénéficiaire des soutiens publics (14Md€), on doit aussi réorienter les exonérations de cotisations (21Md€) vers des pratiques sociales et écologiques. Exigeons la démocratisation du système alimentaire, c’est-à-dire un pilotage du droit à l’alimentation, comme cela se fait pour les plans alimentaires territoriaux (PAT) qui encouragent les filières territoriales[6]. Exigeons une amélioration de l’accès à une alimentation de qualité. Exigeons au niveau international une régulation du commerce pour la santé, l’environnement, les droits humains.

Que cesse cette folie d’un système pervers que nous subventionnons à notre insu.

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[1] On peut la télécharger ici .

[2] Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural.

[3] Source : J.-F. Arnaud, «Malbouffe, une addition salée», Challenges, n°847, 17 oct. 2024, pp. 66-77.

[4] Ces chiffres s’appuient sur la notion de coûts cachés, étudiés par les travaux du Basic, bureau d’études spécialisé dans les enjeux d’environnement, ainsi que par l’Institute for Climate Economics (I4CE) qui ont été épaulées par un conseil scientifique ayant veillé à la rigueur de la démarche. La notion de «coûts cachés» fait l’objet d’une littérature scientifique de plus en plus abondante.

[5] Ed. de l’Observatoire, 2024.

[6] Octobre 2024 : la Safer de Nantes accusée de privilégier l’agriculture productiviste

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Sur notre blog :

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10 avr. 2023

Nicolas Legendre, journaliste, correspondant du journal Le Monde en Bretagne, auteur de Silence dans les champs (Arthaud), est l’invité de 7h50. Plus d’info : https://www.radiofrance.fr/franceinte…

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