Affaire des assistants européens du RN : du droit et du tordu

Les réquisitions du parquet de Paris dans l’affaire des détournements de fonds du Parlement européen ont provoqué beaucoup de débats politiques mais aussi d’intenses réflexions juridiques sur la réelle portée de la peine d’inéligibilité qui menace Marine Le Pen.

Fabrice Arfi et Michel Deléan

L’affaire n’est pas encore jugée que la justice est déjà en procès. En prononçant, mercredi 13 novembre, des réquisitions réclamant l’inéligibilité immédiate de Marine Le Pen dans l’affaire des détournements de fonds du Parlement européen du Rassemblement national (RN), le parquet de Paris a provoqué une levée de boucliers chez certains politiques, essentiellement de droite (comme l’ancien ministre de l’intérieur Gérald Darmanin) et d’extrême droite (comme le patron du RN Jordan Bardella ou celui de Reconquête Éric Zemmour), qui ne semblent pas supporter l’idée que la loi puisse s’appliquer à leur propre milieu.

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C’est un lieu commun du populisme qui entoure généralement les scandales d’atteintes à la probité : ils agissent comme un formidable révélateur de l’irrationalité de responsables publics qui réclament la tolérance zéro pour les délinquants du quotidien, mais font de la justice LE problème du pays quand celle-ci s’intéresse aux affaires des élus. À leurs affaires, en somme.

Avec leurs réquisitions, qui ne sont pas un jugement mais une proposition de peine que le tribunal décidera de suivre ou non au terme du procès, les procureurs parisiens ont aussi soulevé d’intenses réflexions juridiques chez les spécialistes de la chose. Les représentants du parquet de Paris ont en effet réclamé contre la principale prévenue, Marine Le Pen, ancienne présidente du RN et candidate malheureuse aux trois dernières élections présidentielles, une peine de prison, des amendes et – c’est tout l’objet du débat juridique – une peine d’inéligibilité de cinq ans.

Le tribunal correctionnel de Paris. En surimpression : Marine Le Pen. © Photomontage Armel Baudet / Mediapart avec AFP

L’inéligibilité est une peine complémentaire à la sanction pénale susceptible de priver un·e élu·e condamné·e de son mandat en cours et de lui interdire de se représenter à une élection pendant un temps donné. C’est l’application à l’échelon politique de ce qui existe, en droit, dans d’autres situations, par exemple un patron-voyou qui serait interdit de gérer une entreprise.

Au regard de la « particulière gravité » du dossier et de l’« enrichissement partisan inédit » dont est accusé le RN, dans un dossier d’une ampleur très supérieure à celui du MoDem, cette peine d’inéligibilité doit être exécutoire, selon les procureurs. Cela signifie que si le tribunal devait suivre leur raisonnement, elle serait applicable dès l’énoncé du jugement, même en cas d’appel, qui ne suspendrait pas son effet.

La peine d’inéligibilité a été rendue automatique par une loi de 2016, trois ans après le choc de l’affaire Cahuzac, pour les délits d’atteintes à la probité comme les détournements de fonds publics, qui sont précisément reprochés aujourd’hui à Marine Le Pen et aux cadres du RN.

Délais raisonnables

Pour justifier le prononcé d’une telle peine complémentaire, les procureurs Nicolas Barret et Louise Neyton ont d’abord rappelé qu’il ne s’agirait que d’une « simple application de la loi, dans le respect de la volonté du législateur ». Ils ont également tenu compte de la gravité des faits : plus de 4 millions d’euros détournés de façon systématique par le FN (aujourd’hui RN) sur une période de douze ans. « Ces personnes vous ont-elles rassuré sur leur capacité à gérer avec probité des fonds publics ? La réponse est non. »

Enfin, les deux représentants du parquet de Paris ont insisté sur les manœuvres dilatoires des personnalités poursuivies, qui ont souvent refusé de répondre aux enquêteurs et ont déposé un total de 45 recours, faisant du même coup traîner la procédure sur près de dix ans. « Pour être efficace et avoir du sens, une peine doit être effectuée peu après les faits, dans des délais raisonnables », ont-ils requis.

Une inéligibilité immédiate pour celle qui ambitionne de se présenter une nouvelle fois en 2027 à la présidentielle barrerait, en théorie, la route de l’Élysée à Marine Le Pen. C’est la raison des cris d’orfraie poussés par les partisan·es de Le Pen ou par Gérald Darmanin, qui estiment à l’unisson que la justice viendrait alors s’immiscer de manière intolérable dans le jeu démocratique.

Sur le fond, ces indignations peuvent être discutées dans la mesure où les peines d’inéligibilité n’ont pas été créées par les magistrat·es mais par des élus qui sont eux-mêmes le produit d’un vote démocratique. Dans le champ politique, certain·es font mine de l’oublier : les magistrat·es sont là pour faire appliquer la loi au nom du peuple français, en suivant la lettre et l’esprit de textes législatifs issus de l’activité du Parlement et de l’exécutif réunis. Rien de plus démocratique.

« “Gouvernement des juges” ? La bonne blague. C’est tout le contraire. Si la peine d’inéligibilité est obligatoire, c’est parce que “le législateur” l’a imposée. Et si Marine Le Pen y échappe finalement, ce sera grâce… aux juges qui auront spécialement décidé de l’écarter », s’est d’ailleurs exclamé le professeur de droit Nicolas Hervieu, sur le réseau social X.

Absurdité de papier

Sur la forme, si une peine d’inéligibilité immédiate était prononcée contre Marine Le Pen, elle ne pourrait s’appliquer que de manière partielle : interdite de se présenter à une élection future, mais autorisée à conserver son mandat de parlementaire.

Cette absurdité de papier trouve sa source dans trois décisions constantes du Conseil constitutionnel qui, en 2009, 2021 et 2022, a créé puis conforté un régime d’exception pour les peines d’inéligibilité exécutoire prononcées contre des parlementaires. Or Marine Le Pen est actuellement députée du Pas-de-Calais.

Dans les trois cas examinés par le Conseil constitutionnel, des parlementaires (deux sénateurs, Gaston Flosse et Jean-Noël Guérini, et un député, Michel Fanget) avaient été condamnés à des peines d’inéligibilité de manière exécutoire dans des affaires pénales. Et dans les trois cas, le Conseil constitutionnel a refusé de valider la déchéance de mandat pourtant imposée par la décision judiciaire. Sans expliquer pourquoi, le Conseil a assuré sommairement que « l’exécution provisoire de la sanction privant M. X de son droit d’éligibilité est sans effet sur le mandat parlementaire en cours ».

Dans sa première décision du genre en 2009, les membres du Conseil écrivaient même qu’« il n’appartient pas au Conseil constitutionnel […] de constater la déchéance d’un parlementaire de son mandat du fait d’une inéligibilité assortie de l’exécution provisoire dès lors que cette condamnation n’est pas devenue définitive ».

En résumé, le Conseil acceptait l’existence d’une mesure d’inéligibilité immédiate mais la vidait de sa substance, en expliquant que celle-ci ne peut être effective qu’une fois tous les recours légaux purgés. Soit le contraire d’une mesure exécutoire.

Régime à deux vitesses

La situation est d’autant plus équivoque que ce régime d’exception pour les parlementaires ne profite pas aux élus locaux (maires, président·e de département ou de région, conseiller ou conseillère, etc.), ainsi qu’en a décidé de son côté le Conseil d’État. La plus haute juridiction de l’ordre administratif le rappelait par exemple en 2018 concernant un conseiller régional de Guadeloupe : un élu condamné avec exécution provisoire à l’inéligibilité perd bien ses mandats d’office.

Comment interpréter cette instabilité du droit concernant Marine Le Pen ? En l’état actuel de la jurisprudence, Marine Le Pen risque donc, si le tribunal correctionnel la condamne en ce sens – le jugement sera connu dans quelques mois –, de ne plus pouvoir concourir à aucune élection pendant une durée de cinq ans. Dont la présidentielle.

Si le parquet de Paris venait, dans la foulée, à demander à l’Assemblée la déchéance de son mandat de parlementaire, Marine Le Pen pourrait en revanche saisir le Conseil constitutionnel, qui, sauf à se dédire, refuserait de donner son feu vert jusqu’à l’épuisement des voies de recours (appel et cassation). C’est donc un régime à deux vitesses entre les représentant·es du peuple qui a été créé par ceux qui sont parfois surnommés les « sages » de la rue de Montpensier.

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