BILLET DE BLOG 3 NOVEMBRE 2024
Les assassins présumés de Samuel Paty dans le box d’une cour d’assises ? La sœur de l’enseignant, elle, aurait la fâcheuse tendance de voir des « lâches », des « traitres », des « collabos » un peu partout.
Le 16 octobre dernier à la mairie du 9e arrondissement de Paris, on commémore la mort de Samuel Paty. Commémoration doublée d’une séance de dédicaces pour le plus grand profit d’Albin Michel, coorganisateur de l’événement, éditeur du livre que Mickaëlle Paty consacre à la mort de son frère, livre dont la promotion hors norme est relayée le même jour par un documentaire… diffusé sur C8, le choix de cette chaîne Bolloré ne relevant probablement pas du hasard, du moins si l’on en juge par la teneur du discours prononcé par Mickaëlle Paty devant un parterre tout acquis à sa cause : J.-P. Sakoun, S. Aram, l’inévitable I. Roder, bref toute la fine fleur d’une laïcité identitaire.
Pour Mickaëlle Paty, la chose est entendue : si son frère a été assassiné, « c’est parce qu’il n’a pas été protégé, parce qu’il a été abandonné par les représentants de cette république dont il enseignait les valeurs ». On n’en saura pas plus sur les valeurs en question qui, dans le cas présent et d’une manière très générale dans leur déclinaison institutionnelle ont une fâcheuse tendance à se limiter aux caricatures de Mahomet. Car pour le reste, quelle fonction la liberté, l’égalité, la fraternité jouent-elles dans un cursus scolaire ? Essentiellement, celle d’occuper les très règlementaires leçons d’EMC qui les tient en laisse. Quelle place la tolérance, l’esprit critique tient-elle dans les apprentissages et le quotidien des élèves ? En déclarant qu’« à l’école française, on ne discute pas l’autorité », le précédent chef de gouvernement avait déjà apporté sa réponse, ciblant une partie très spécifique des élèves, dénoncée comme « communautariste », le communautarisme étant perçu comme la première marche du terrorisme.
Un objet qui, de toutes les façons, ne supporte ni critique ni contradiction, à l’image de la pensée binaire qui s’exprime décomplexée dans la prose de Mickaëlle Paty : « ceux qui auraient dû être dans nos rangs et qui ont clairement choisi leur camp », bref, le camp du bien contre le camp du mal. Curieusement, alors qu’elle ne mentionne pas une fois l’assassin – un ressortissant russe d’origine tchétchène – elle préfère incriminer sans beaucoup de recul « une adolescente affabulatrice [et sa] famille de bigots intégristes » mais surtout les « collabos de tout bord » dont, selon elle, la «lâcheté », « la trahison » auraient permis le crime. Et de ces collabos et de ces lâches la liste est aussi longue qu’incongrue : « les représentants de la république […], les collègues […], les maires soucieux de l’image de leur ville plutôt que de la sécurité de ses habitants […] » mais surtout – et cette dernière dénonciation donne tout son sens à la tribune – « ces élus de tous les partis […] qui ne défilent pas le 13 novembre 2023 pour marquer leur solidarité envers les juifs massacrés parce qu’ils ne veulent pas prendre le risque de vexer les musulmans [sic]… » Tout à son accusation vengeresse, Mickaëlle Paty n’éprouve aucune honte à assimiler à des assassins non seulement les sympathisants de la cause palestinienne mais tous ceux que la mort de dizaines de milliers d’innocents à Gaza, principalement des femmes et des enfants, émeut et dissuade d’aller manifester aux côtés du président du Sénat et de ses amis, au nom d’une solidarité aveugle pour un état génocidaire. Pour Mickaëlle Paty, manifester son effroi devant l’inhumanité d’un gouvernement, d’un état, de son armée, c’est nécessairement se retrouver du côté des lâches et des traitres…
Cette tribune – dont on peut se demander au passage ce qu’en aurait pensé Samuel Paty, mais il est tellement facile de parler à la place des morts – n’aidera évidemment pas à comprendre l’aberration que constitue la mort d’un enseignant, pas plus que les poncifs islamophobes (« un islam rétrograde et cruel ») n’aideront les jeunes musulmans à trouver leurs repères dans une république qui les regarde avec une telle suspicion. Et si l’on peut partager la force d’un sentiment émanant des proches de la victime, la brutalité de la charge ressort ici d’un autre registre qui n’est plus celui de l’émotion mais d’une instrumentalisation [d’un règlement de compte ?] politique qui, en ouvrant les portes aux dérives mémorielles les moins défendables, ont fait de S. Paty une icône de l’extrême-droite, prompte à récupérer une conception dévoyée de la laïcité pour alimenter son vieux fonds raciste. Mais précisément, en faisant inconsidérément du meurtre de son frère le signe d’une « société atteinte d’une maladie auto-immune », en usant d’un procédé rhétorique typiquement d’extrême-droite qui consiste à recouvrir d’une connotation biologique un débat politique, Mickaëlle Paty non seulement ne lui rend pas hommage mais contribue encore davantage à impliquer l’école, à ses risques et périls, dans une querelle très artificielle (communautarisme, islamisme, laïcité) et des questions biaisées (autorité de l’enseignant, parole de l’élève etc) dont la pensée conservatrice fait son miel.
Sur ce blog : L’hommage de Tartuffe à S. Paty et D. Bernard
Reste également que les défenseurs de la laïcité « à la française » prompts à dégainer les pères fondateurs à la vue d’un foulard, ont sans doute oublié cette recommandation de J. Ferry aux instituteurs pour l’enseignement de la morale (circulaire du 17/11/1883). « […] si parfois vous étiez embarrassés pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille [à cette date, on ne connaît pas encore le principe d’autorité parentale], je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire, si non, parlez hardiment. »
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