En passant outre l’opposition de la France sur le Mercosur, la présidente de la Commission nourrit les soupçons d’un passage en force anti-démocratique dans un dossier très sensible. Une étrange façon de débuter son nouveau mandat à Bruxelles, qui reflète aussi la perte d’influence de Paris.
Après quelques semaines de suspense, Ursula von der Leyen a pris le risque de braquer un pays fondateur de l’UE, la France, sur un dossier ultra-sensible, le libre-échange.
Pour le compte de l’UE, la présidente de la Commission européenne a annoncé vendredi 6 décembre depuis Montevideo (en Uruguay) avoir conclu les « négociations en vue d’un accord » de libre-échange entre l’Union européenne et quatre pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay).
C’est la première décision majeure – et déjà très controversée – prise par la conservatrice allemande pour son second mandat à la tête de la Commission, qui a démarré le 1er décembre. Cet accord marque l’aboutissement de négociations entamées il y a vingt-cinq ans, pour former une zone commerciale de plus de 700 millions d’habitant·es.
L’Allemagne, l’Espagne ou encore le Brésil réclament de longue date une avancée sur ce traité. Mais la France, elle, s’y oppose haut et fort – malgré des ambiguïtés manifestes dans la position française depuis 2019. Après l’épisode de la démission forcée de Thierry Breton pour un second mandat de commissaire européen durant l’été, c’est une nouvelle humiliation pour les positions françaises à Bruxelles.
Preuve de la tension du moment, Ursula von der Leyen, qui devait assister à l’inauguration de la cathédrale Notre-Dame samedi à Paris, a annulé sa venue, prétextant une « mauvaise communication interne ». L’accord conclu à Montevideo « n’engage que la Commission, pas les États membres », relativisaient vendredi les autorités françaises.
Sur le papier, la Commission n’a fait que respecter son cahier des charges : les États de l’UE lui avaient demandé de négocier un traité de libre-échange en 1999. Ces discussions viennent d’aboutir. Ursula von der Leyen a sans doute l’impression de boucler sa mission. Il reviendra ensuite aux capitales, comme aux député·es, de ratifier le texte.
Mais d’un point de vue politique, l’opération est très difficile à comprendre, alors que la colère agricole gronde contre son texte depuis des mois. D’autant plus qu’elle intervient au lendemain de la chute du gouvernement de Michel Barnier, dans une période de vacance du pouvoir.
Une quasi-unanimité française contre
Vu de Paris, le calendrier de l’annonce ne pouvait plus mal tomber. Le pays est en pleine crise politique, tiraillé par de vives tensions sociales, et dans une instabilité quasi inédite sous la Ve République. Or, l’accord avec le Mercosur est un des rares sujets qui mettent tout le monde d’accord.
Comme l’a récemment montré un débat à l’Assemblée nationale, la totalité des forces politiques françaises sont opposées à ce traité de libre-échange. Y compris les libéraux de Renaissance ou du parti Les Républicains (LR). Les motivations divergent, les stratégies aussi, mais la crise agricole est passée par là. Hors de question, de La France insoumise à l’extrême droite, de fragiliser davantage un secteur en difficulté.
Le secteur agricole, déjà très mobilisé au printemps, a repris le chemin de la contestation. Et les mesures que Michel Barnier venait de lui accorder viennent de tomber avec la censure du gouvernement. De nouvelles mobilisations sont prévues en début de semaine prochaine.
« Cette validation est non seulement une provocation pour les agriculteurs européens qui appliquent les standards de production les plus élevés au monde, mais aussi un déni de démocratie alors que la quasi-unanimité de nos parlementaires français se sont exprimés contre cet accord », a réagi le premier syndicat agricole, la FNSEA, vendredi.
« Déni de démocratie » : par les temps qui courent, l’expression a de quoi nourrir l’exaspération du pays, brutalisé par Emmanuel Macron, notamment depuis la dissolution surprise de l’été. Ce jour-là, le président de la République a pris le risque de confier le pouvoir à l’extrême droite. Et depuis, il a refusé d’admettre avoir commis la moindre erreur (encore jeudi soir lors de sa dernière allocution télévisée). Il a même refusé de reconnaître la défaite de son camp.
Un président affaibli, incapable de peser en Europe : même si le scénario était inéluctable, tant les négociations avec le Mercosur étaient avancées, beaucoup de Français·es liront la validation de l’accord par la Commission européenne comme un signe supplémentaire du « chaos politique » qui règne dans l’Hexagone.
La cheffe de file des Écologistes, Marine Tondelier, l’a elle-même formulé, vendredi : « Je suis furieuse que le chaos politique qu’a provoqué Emmanuel Macron ait permis à ses “alliés” européens de nous marcher dessus et de finaliser en catimini les accords du Mercosur. Emmanuel Macron n’est plus crédible et donc la France ne pèse plus sur la scène européenne et internationale. »
L’eurodéputée LFI Manon Aubry dénonce elle aussi un « scandale démocratique » et pointe du doigt la « complicité » d’Emmanuel Macron, qui n’a « rien fait », selon elle, pour bloquer l’accord au cours des dernières années.
« C’est un effet immédiat de la situation politique en France, réagit l’eurodéputée macroniste Nathalie Loiseau. Ceux qui ont fait la censure ont créé une situation de chaise vide pour le gouvernement au plus mauvais moment. Ursula von der Leyen s’est dit que cela serait le chas de l’aiguille par lequel elle allait passer pour signer l’accord. »
Du côté de LR, l’eurodéputée Céline Imart dénonce la « trahison » d’Ursula von der Leyen – présidente de la Commission pour laquelle elle vient pourtant d’apporter sa voix, lors du vote d’investiture du collège de commissaires fin novembre – et s’en prend, elle aussi, au RN et à LFI : « Je condamne fermement l’irresponsabilité de l’alliance LFI-RN qui met à nu le monde agricole face à la signature du Mercosur, en ayant fait tomber le seul premier ministre [Michel Barnier] qui soit parvenu à tenir tête à la Commission européenne et à Ursula von der Leyen. »
Cette signature de la Commission risque aussi d’alimenter le soupçon que tout se discute et se décide loin de la population, que l’avis des citoyen·nes compte peu, voire pas du tout, et que même l’union de toutes les forces politiques est incapable de l’emporter face au marché.
Qui pourra affirmer qu’ils et elles se trompent ? Or, cette impuissance mortifère nourrit inexorablement l’extrême droite, habile à laisser croire qu’elle pourrait faire autrement. Face à elle, le président est fantomatique, ses partisans discrédités et la gauche profondément divisée.
Un processus de ratification sinueux
À ce stade, la finalisation des négociations à Montevideo n’est pas la fin de l’histoire. La ratification du texte s’annonce sinueuse et complexe. Les chapitres de l’accord, et surtout l’annexe censée préciser les engagements climatiques et sanitaires des États, en négociation depuis 2019 dans l’opacité quasiment totale, devraient enfin être rendus publics dans les jours à venir.
À Bruxelles, le Conseil européen (l’institution qui porte la voix des capitales dans l’UE) devra donner son feu vert, tout comme le Parlement européen. Paris peut donc répliquer, par exemple, en constituant une minorité de blocage au sein du Conseil. Cela implique l’alliance d’au moins quatre États – ce qui mécaniquement empêche la constitution d’une « majorité qualifiée » sur le texte.
La Pologne a rejoint la France dans son opposition au texte, tandis que l’Italie de Giorgia Meloni avait fait savoir jeudi que « les conditions n[’étaient] pas réunies » à ses yeux, pour une signature. Varsovie comme Rome redoutent, dans le sillage de la France, une réaction du monde agricole.
En cas de feu vert, malgré tout, au niveau européen, l’accord entrerait en vigueur de manière provisoire, en attendant les ratifications des Parlements nationaux des Vingt-Sept. À Paris, sauf énorme évolution du paysage politique, ce sera mission impossible.
Mais l’exemple du Ceta, l’accord entre l’UE et le Canada, prouve qu’il est possible d’appliquer l’essentiel de l’accord, de manière provisoire, un temps indéterminé, même quand des Parlements nationaux bloquent. Au risque de créer un problème démocratique majeur et de nourrir un peu plus les voix des adversaires du projet européen. Manifestement, Ursula von der Leyen, sous la pression de l’Allemagne, semble disposée à prendre ce risque.
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