Les prédateurs de la forêt se reproduisent

20 décembre 2024

Ce n’est pas un conte de Noël. La ruée du capitalisme sur l’industrie « verte » de transition donne lieu, comme partout, à un pillage des ressources et une entropie débridée. Exemple avec la forêt pyrénéenne, dans le viseur de grands prédateurs industriels, et avec la genèse d’une usine de bûches de bois densifié. Ou comment faire des bénéfices sous couvert d’un rhabillage marketing vert forêt.

Yves GUILLERAULT

Paysan et journaliste, tous les deux en retraite active

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Le Cagire (1912m) et ses pentes boisées © Yves Guillerault

Nous ne sommes pas au Brésil, mais les forêts françaises ont aussi leurs prédateurs patentés. Elles sont une proie facile pour une industrie capitaliste qui fait feu de tout bois pour extraire des ressources naturelles communes des dividendes exclusifs, tout en se parant d’une image marketing d’un vert qui tient plus d’une liasse de billets de cent euros que de la chlorophylle. Pour le capitalisme, la transition énergétique, 1 supposée conditionner la survie de l’humanité (voir les dernières catastrophes climatiques et leur impressionnante mortalité) est avant tout une formidable opportunité de faire des bénéfices sur le trésor quasi gratuit des ressources naturelles et sur le dos des populations qui devront payer et leurs profits et les dégâts occasionnés.

Exemple avec la forêt pyrénéenne ‒ mais des dizaines d’autres alertes et combats de sauvegarde des ressources se mènent ailleurs, sur tout le territoire. Les Pyrénées, c’est la « frontière sauvage », une barrière montagneuse aux pentes densément boisées (environ 9 000 km² de forêts) renfermant une riche diversité floristique. Le parc national des Pyrénées a recensé sur son territoire pas moins de « 2 500 espèces végétales supérieures, 2 soit plus de 40 % de la diversité végétale de la France métropolitaine sur à peine 0,5 % du territoire », et dont environ deux cents espèces rares et endémiques.3 C’est dire le trésor naturel dont disposent les Pyrénéens et les touristes qui fuient les villes et les stations dénaturées pour se réfugier sous les futaies encore sauvages. Comme partout sur la planète, ce trésor n’a pas échappé à l’avidité congénitale du capitalisme, désormais déguisé en lutins verdoyants de la forêt.

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Les Pyrénées, frontière sauvage à préserver © Yves Guillerault

Les projets d’exploitation ‒ dans le sens d’abuser de quelqu’un ou de quelque chose à son profit ‒ se multiplient tout au long de la chaîne montagneuse, tous au nom de la « transition énergétique » et de la « croissance verte ». À Lacq (Pyrénées-Atlantiques), ancien site de production de gaz naturel, un projet industriel, gavé d’argent public, compte transformer la forêt pyrénéenne en biocarburants, qui n’ont de bio que l’intitulé marketing. L’entreprise Elyse Energy veut y construire trois usines avec des productions à destination de l’industrie chimique et des transports aérien et maritime. Elles prélèveront pas moins de 300 000 tonnes de bois, plus 7,7 millions de mètres cubes d’eau dans le Gave de Pau pour produire de l’hydrogène par électrolyse, un greenwashing absurde prétexte à couvrir l’augmentation exponentielle des transports et d’une chimie mortifère. Un collectif de soixante-cinq organisations environnementales, syndicales et paysannes de tout le Sud-Ouest s’est élevé contre ce projet fin 2023. Ces mêmes opposants ont auparavant réussi à faire capoter, l’été dernier, un projet de méga-scierie industrielle, plus à l’est, à Lannemezan (Hautes-Pyrénées). Cette dernière prévoyait de débiter 50 000 m³ de hêtres par an.

Un scénario de massacre à la tronçonneuse

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Le futur site industriel, verrue au milieu de la carte postale © Collectif Cagire sans usine

Un scénario de massacre à la tronçonneuse se dessine aussi dans le sud de la Haute-Garonne, dans le Comminges, au pied des Pyrénées et de l’emblématique Cagire (1912m). Toujours sous couvert d’une transition énergétique et triomphante, une entreprise toulousaine, la Cimaj, projette d’y planter, ex abrupto et ex nihilo, une usine de production de bûches de bois densifié, avec la complicité enthousiaste de plusieurs élus. Une verrue fumante et fumeuse au milieu de la carte postale.

Analysons, pour l’exemple, un projet présenté comme « vertueux », « éthique » et indispensable dans le cadre de la transition énergétique et de l’emploi.

La première incongruité est l’implantation d’un bâtiment de près de 2 900 m2 et huit mètres de haut, flanqué de deux cheminées de onze mètres, le tout dans un paysage bucolique avec une vue imprenable sur les montagnes. Ce projet industriel entre en pleine contradiction avec le futur de parc régional naturel Comminges-Pyrénées, sur un territoire en plein développement touristique. Un pavé dans le paysage qui a déjà provoqué la démission du président de l’office du tourisme. Deuxième incohérence, l’usine se situera à près de dix-huit kilomètres de l’échangeur de l’autoroute que les flottes de semi-remorques, nécessaires à son activité, devront rejoindre par une petite départementale serpentant sur la crête des coteaux, classée « pittoresque » par cartes et guides pour ses points de vue sur les montagnes et la vallée de la Garonne. Ceci alors qu’il existe une zone d’activité quasi vide sur ce même échangeur autoroutier. Les riverains des villages traversés estiment que ce ballet de poids-lourds sera une menace sécuritaire pour les habitants, mais aussi pour les très nombreux cyclistes, motards et touristes qui empruntent cet itinéraire, sans parler de passages étroits bordés de platanes qui se retrouvent sous la menace future d’un abattage.

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De nombreux cyclistes empruntent cette route touristique sinueuse et bordée de platanes.. © Yves Guillerault

Économiquement, c’est sacrifier un secteur touristique en pleine dynamique ‒ on compte par exemple quinze gîtes dans un rayon de deux kilomètres autour de la future usine, soit cent-sept places d’hébergement ‒ au profit d’un industriel qui promet généreusement six emplois de manutention.

Pas à une contradiction près

Les élus qui ont dirigé cette entreprise sur ce site4 ne sont pas à une contradiction près.

Si l’on gratte la peinture verte de l’habillage écologique de cette unité industrielle, on se retrouve face à un enfumage marketing et des aberrations écologiques en cascade. Projet passé sous silence jusqu’à une date récente, promoteurs et élus font depuis preuve d’un manque de transparence, multipliant les déclarations qui fluctuent au rythme ascendant du questionnement des habitants et des contestations. Ainsi, les bûches de bois densifié sont réalisées à partir de sous-produits des scieries (copeaux, sciure…), séchés à l’aide d’une chaudière à biomasse puis mécaniquement compactés. Le procédé brûle donc du bois pour sécher… du bois. Dans un premier temps, pendant trois ans selon l’industriel, la matière première viendrait de l’Aveyron, situé à 250 km, pour que le produit final soit ensuite réexpédié vers Toulouse à 90 km, pour sa commercialisation, le tout dans un ballet de 38 tonnes cinq jours sur sept. Ensuite ? Dans leur mémoire d’enregistrement adressé aux services de l’État, est noté que « l’unité transformera des rondins en bûches de bois densifié », ce qui suppose l’utilisation de bois brut et la construction d’un broyeur industriel, autre source de nuisances pour les villageois. Est prévue également une aire de stockage de grumes et l’achat de parcelles contiguës a déjà été réalisé, probablement pour une future extension. L’inquiétude d’une grande partie de la population réside donc dans une future prédation de la forêt pyrénéenne, à portée de quelques kilomètres. Car cette usine aura un appétit de bois pantagruélique, de l’ordre de 35 000 tonnes de matière première par an pour 12 000 tonnes de produits finis. L’industriel parle déjà de « favoriser une sylviculture fine », dont on ne sait ce que cet adjectif recouvre. Ce qui est prouvé scientifiquement, c’est que la monoculture forestière est une catastrophe pour la biodiversité et fragilise les arbres face au réchauffement climatique et aux parasites invasifs.

Jouer la carte de l’intermédiaire entre la ressource et l’utilisateur final

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La contestation monte sur le futur itinéraire des poids-lourds. © Yves Guillerault

Du point de vue stratégie économique, le projet est gagnant pour ses initiateurs. Outre les avantages fiscaux et aides publiques obtenus, c’est insérer un processus industriel intermédiaire entre la ressource commune et le consommateur, le positionnement le plus lucratif et préféré du capitalisme industriel et commercial (voir l’agro-alimentaire). Couper du bois pour le broyer, le sécher en brûlant de la biomasse et le régurgiter en jolie bûches lisses dans leurs emballages parfaitement calibrés pour la grande distribution, est un coup de maître. L’un de leurs arguments commerciaux est le peu de place et la propreté de stockage du produit fini dans le garage du client. Mais l’avantage se paie au prix fort, soit près du double d’un équivalent en bois scié.5 Se mettre dans la main de tels intermédiaires est risqué pour le porte-monnaie. Souvenons-nous des pénuries et de la spéculation sur les pellets ces dernières années qui ont eu cours chez fabricants et revendeurs.

Si le bilan financier devrait être excellent pour l’industriel, le bilan carbone et nuisances devrait être loin des réponses, parfois rassurantes, parfois agressives, de ce dernier sur les réseaux sociaux. Sans doute son inconfort devant la montée d’une contestation sans frontières sociales, non seulement riveraine au sein du village, mais également tout au long de l’axe touristique qui sera emprunté avec fracas par les semi-remorques. Depuis la prise de connaissance du projet industriel par les habitants, il y a un mois et demi, les tensions sont montées en flèche dans ce petit village du piémont pyrénéen, d’autant que, tant l’industriel que certains élus, tentent de diviser la population pour mieux régner en jouant la partition fictive d’une opposition entre « natifs » et nouveaux habitants, même si ces derniers sont là depuis des années et participent à la revitalisation de cette zone rurale. S’adressant aux manifestants réunis pacifiquement en préambule d’un conseil municipal, le maire d’Estadens a dit vouloir « recoller les morceaux » entre les habitants, mais en concluant : « Si vous, vous aimez votre village, moi comme d’autres qui y sont nés, on l’aime encore plus ». On a entendu mieux comme propos de réconciliation.

Un collectif citoyen de tous bords

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Les riverains impactés protestent. © Yves Guillerault

Un collectif citoyen, Cagire sans usine,6 s’est spontanément créé et a d’ores et déjà lancé de nombreuses actions, dont une pétition qui a récolté pour l’instant plus de 2 200 signatures. Il tente également de faire pièce au manque d’information et de transparence des élus et des promoteurs auprès de la population concernée par les impacts du projet. Ce qui conduit l’industriel et ses associés à tenter un passage en force, puisque les travaux de terrassement ont débuté avant même la fin d’une consultation publique lancée par la préfecture, préalable à une licence d’exploitation. Ce qui n’a pas manqué d’exacerber la colère de certains, et a conduit à l’incendie d’un engin de chantier, acte que le collectif citoyen a dénoncé, refusant l’action violente. Le collectif réclame au contraire plus de transparence et tente de nouer un dialogue franc avec les élus, ce qui, en l’état, n’est pas gagné. Plus étonnant, à la tête des élus qui ont guidé l’industriel vers ce site, François Arcangeli, président de la communauté de communes et du Pays Comminges Pyrénées, et surtout ancien conseiller régional encarté à Europe Écologie les Verts. Dans les archives du conseil régional d’Occitanie, on peut encore y lire une interview de début de mandat dans laquelle il annonce s’engager prioritairement en faveur de la création d’un parc naturel régional de Comminges- Barousse-Pyrénées, dossier en cours d’instruction. Ancien maire d’Arbas, il fût aussi un soutien inconditionnel au plan de réintroduction de l’ours sur le massif pyrénéen. Il reconnaît lui-même que, sur l’implantation de cette usine, il y a eu déficit de communication et d’information aux habitants et que la consultation publique est intervenue trop tard, c’est-à-dire après la délibération du conseil communautaire et la vente du terrain à l’industriel. Ce qui pose avec acuité un problème de démocratie locale alors que les élus ont à disposition un conseil de développement de Pays (Codev), instance participative composée de citoyens, d’acteurs économiques, sociaux et associatifs, dont la mission est de contribuer à la réflexion et à l’élaboration des politiques publiques locales.7

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Une route touristique très prisée menacée par les poids lourds. © Yves Guillerault

Nombre d’élus agissent sous une double pression : celle des prochaines élections locales et de la nécessité d’apporter des preuves de réalisations, mais aussi celle des derniers gouvernements qui veulent accélérer une réindustrialisation des territoires et une transition énergétique pour « une croissance verte », comme l’agrivoltaïsme ou l’éolien. Ce soudain intérêt pour l’exploitation de la forêt pyrénéenne s’accompagne d’une ruée d’autres industriels sur les terres agricoles et naturelles pour les couvrir de panneaux photovoltaïques, transformant et artificialisant les paysages vallonnés en ondulations scintillantes, jusqu’aux lacs et retenues d’eau.

Les menaces d’une exploitation irraisonnable de la forêt pyrénéenne sont à prendre au sérieux quand on sait que ces biotopes conditionnent l’évolution du climat et ses conséquences locales. La combinaison des montagnes et de leurs pentes boisées assure des précipitations salvatrices sur le piémont pyrénéen, notamment en période de sécheresse. Des coupes trop importantes auront aussi un impact sur la biodiversité du massif et risque de perturber et de pousser dans leurs retranchements les prédateurs (naturels ceux-là) comme l’ours ou le loup, multipliant les contacts avec les zones habitées et les élevages de montagnes.

La transition énergétique imposée par l’industrie capitaliste se paiera au prix fort pour l’environnement, la biodiversité, les agriculteurs et tous les ruraux, historiques ou récents. La route est encore longue pour une démocratie locale et une concertation sur la gestion de ces biens communs cruciaux pour notre avenir et sur la multi-fonctionnalité de la forêt.

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Le collectif Cagire sans usine est très actif. © Yves Guillerault

1. La transition énergétique n’a pas encore débuté puisque la consommation d’énergies fossiles ne cesse d’augmenter avec par exemple un nouveau record de consommation de charbon en 2024 à 7,8 milliards de tonnes utilisées (AIEA). Les énergies renouvelables connaissent certes un essor mais ne font que se rajouter à la consommation totale d’énergie.

2. On parle même de 3 500 espèces végétales à l’échelle de la biorégion.

3. https://www.pyrenees-parcnational.fr/fr/des-connaissances/le-patrimoine-naturel/une-flore-riche-et-une-vegetation-en-etages.

4. Cette zone d’activité, créée il y a plus de sept ans, était prévue pour des activités artisanales et était vide depuis cette époque.

5. Un foyer qui se chauffe au bois consomme environ dix stères de bois soit 800 € pour l’

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