La chute d’un régime de répression et de prédation

Ce 8 décembre 2024 restera dans l’histoire de la Syrie : le despote Bachar al-Assad, fils du tyran Hafez al-Assad, a dû quitter précipitamment le pays que le régime des Assad, père et fils, a dépecé et martyrisé pendant 54 ans.

Gwenaelle Lenoir

Les images ont un air de déjà-vu : ce matin du 8 décembre, à Sahnaya, ville de la Ghouta occidentale au sud-ouest de Damas, une foule chante devant une église « La Syrie est une, la Syrie est une ! ». À Homs, troisième ville du pays et « verrou » de Damas, des klaxons joyeux retentissent place de l’Horloge au soir du 7 décembre. À Hama, la tête d’une statue de Hafez al-Assad cahote sur l’asphalte. À Deraa, mêmes célébrations assourdissantes quand le feu est mis à un portrait de Bachar al-Assad.

Toutes ces villes ont comme point commun d’être des symboles à la fois de la révolution syrienne de 2011 et de l’implacable répression du régime des Assad père, Hafez, et fils, Bachar.

Partout, le drapeau de la révolution, celui de la première république syrienne, vert, blanc et noir, la bande centrale ornée de trois étoiles rouges, remplace celui de la Syrie des Assad aux bandes horizontales rouge, blanche et noire, et deux étoiles vertes, honni par une grande majorité de la population.

Un combattant rebelle marche sur un portrait déchiré de Bachar al-Assad à Hama, le 6 décembre 2024. © Photo Mohammed Al-Rifai / AFP

Ce qu’elles fêtent, ce n’est pas la victoire du groupe Hayat Tahrir al-Cham, composé notamment d’islamistes et qui règne sur la province d’Idlib depuis 2020. Ce n’est pas non plus celle de factions hétéroclites qui viennent des villes du Sud. Ni même celle des restes de l’Armée syrienne libre.

La terreur et le silence

Ce qu’elles célèbrent, c’est la fin de plus d’un demi-siècle, cinquante-quatre ans exactement, d’un régime de répression et de prédation. Un régime qui, pensaient nombre des 6,7 millions de déplacé·es, 6,6 millions de réfugié·es, se renforçait de jour en jour, fort d’une normalisation diplomatique presque accomplie. Un régime qui, déploraient les familles des près de 100 000 disparu·es, 200 000 mort·es et 137 000 détenu·es, pouvait poursuivre son œuvre de mort et de vol en toute impunité.

Un régime de terreur et de silence qui, par le père d’abord et le fils ensuite, a étouffé tout un pays avant de la dépecer.

« Je suis né en 1970, l’année où Assad est parvenu au pouvoir. Donc je suis née sous la peur. J’ai grandi avec la peur, je n’ai connu que la peur. Je n’ai jamais pu me débarrasser de cette peur, raconte à Mediapart Sana Yazigi, Syrienne en exil, fondatrice de Mémoire créative de la révolution syrienne, un site exceptionnel qui recense toutes les formes d’art en relation avec la révolution syrienne et son écrasement. La seule chose que j’ai pu faire avec cette peur, c’est me réconcilier avec elle. J’ai considéré que la peur était un membre de plus dans mon corps. J’ai appris à vivre avec. Et j’ai toujours dit espérer une chose : mourir libérée de cette peur. »

Ce 8 décembre au matin, l’émotion, la joie de Sana Yazigi sont aussi profondes que cette peur qui l’a accompagnée depuis sa naissance et qui « a paralysé la Syrie tout entière, jusqu’à la révolution de 2011 ».

Nous avons compris à ce moment-là qu’il n’y avait pas de différence entre le régime du père et celui du fils. Même si celui de Bachar présentait pour l’extérieur un autre visage, plus libéral, car il travaillait beaucoup sur le marketing.

Sana Yazigi, fondatrice de Mémoire créative de la révolution syrienne

Cette peur, Bachar a su ou a cru la réinstaller avec une guerre atroce contre son peuple, aidé en cela par des milices façonnées à l’image d’un régime brutal et des services de renseignement aussi pléthoriques que redoutables. Mais aussi par des alliés extérieurs qui internationalisèrent la guerre syrienne. La Russie de Poutine, qui tenait à ses bases sur le littoral syrien, a mis à disposition de son allié son aviation et des mercenaires. Le régime iranien a fourni armes, financement et conseillers, et incité le Hezbollah libanais à venir au secours du régime de Bachar quand celui-ci vacillait, au tournant de la moitié des années 2010.

Aucun de ces alliés n’est venu à son secours ces dernières semaines.

Et celui qui, depuis 2000, tenait son pays en coupe réglée, a finalement chuté. Il est annoncé fuyard, ayant préféré l’exil à la colère du peuple, avec sans doute en tête les images de la fin de ses compagnons de despotisme, le Libyen Mouammar Kadhafi, l’Irakien Saddam Hussein, l’Égyptien Hosni Moubarak, auxquels il avait survécu.

Bachar al-Assad n’était pas destiné à régner. Son père Hafez, qui inaugura la dynastie des Assad en prenant le pouvoir en 1970 par un coup de force au sein du parti Baas déjà aux commandes du pays, avait désigné son fils aîné Bassel. Ce dernier avait tout pour faire un parfait autocrate, brutal, militaire, avide. Un accident avec une des voitures rapides qu’il affectionnait, en 1994, a ouvert la voie de la succession à Bachar, interne en ophtalmologie à Londres, réputé timide et même « gentil », selon un de ses tuteurs.

Personne, à la mort du dictateur Hafez al-Assad en 2000, ne prédisait à Bachar un destin encore plus sanguinaire que celui de son père, celui qui n’hésita pas, en 1982, pour mater une rébellion des Frères musulmans, à assiéger une ville, Hama, à faire massacrer par son armée des dizaines de milliers de personnes et à imposer un silence absolu sur le crime.

Un régime prédateur

Au début, même, les Syrien·nes crurent à l’ouverture. « Il a dit, dans son discours inaugural, qu’il n’avait pas de baguette magique mais un héritage très lourd et a demandé à nous tous, Syriens, de l’aider à changer, se souvient Sana Yazigi. Tout le monde a voulu y croire, même les anciens prisonniers politiques, et a tendu la main à Bachar. Il a commencé à ouvrir à tous les niveaux. »

Le « printemps de Damas » a fleuri huit mois. Puis les salons où l’on discutait politique et démocratie ont été fermés, et les gêneurs renvoyés dans les prisons sordides.

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Bachar al-Assad lors d’une réunion de la Ligue arabe à Riyad (Arabie saoudite) le 11 novembre 2023. © Photo UPI / Shutt / Sipa

« Nous avons compris à ce moment-là qu’il n’y avait pas de différence entre le régime du père et celui du fils, reprend Sana Yazigi. Même si celui de Bachar présentait pour l’extérieur un autre visage, plus libéral, car il travaillait beaucoup sur le marketing, sur l’image. Mais très vite, Asma [l’épouse de Bachar – ndlr] a mis sous sa coupe les mouvements sociétaux, Bachar a kidnappé la politique et Rami Makhlouf l’économie. Tout ça avec un petit cercle de voyous. Petit à petit, la rue syrienne s’est mise à bouillir de colère. »

Quand la révolution éclate, en mars 2011, les manifestants ne demandent pas la chute du régime, ce slogan entendu dans les rues tunisiennes et égyptiennes. Ils exigent des réformes. La dureté de la réponse du régime, les corps des enfants de Deraa torturés à mort pour un graffiti potache et leurs familles insultées par le gouverneur, un proche de Bachar, poussent les protestataires à devenir révolutionnaires. « Toutes les classes sociales étaient dans la rue, se souvient encore Sana Yazigi. Les médecins, les boulangers, les ingénieurs, les paysans, les femmes, les hommes, tout le monde. »

Les exigences, « justice »« dignité »« liberté », parcouraient un pays déjà confisqué par un cercle prédateur réuni autour de Bachar al-Assad. L’accaparement des richesses par un groupe proche du pouvoir est le propre des régimes dictatoriaux, mais ceux qui tirent leur épingle de ce jeu sont plus ou moins nombreux, plus ou moins divers.

Il s’est cru intouchable, car il était toujours là après avoir massacré des dizaines de milliers de personnes. Il a développé une sorte d’hubris, son entourage est devenu une mafia.

Jihad Yazigi, rédacteur en chef de Syria Report

Au fur et à mesure de ses années de despotisme, les Assad ont rétréci le cercle de ceux qui étaient autorisés à se servir sur le dos des Syrien·nes. « Au temps de Hafez al-Assad, il existait une division informelle du travail, dans le sens où les hommes du régime se servaient dans les ressources du secteur public, à travers des commissions, des contrats, des licences accordées aux uns ou aux autres, explique Jihad Yazigi, rédacteur en chef de Syria Report, une lettre d’information sur l’économie syrienne. Le régime ne se mêlait pas trop des affaires du secteur privé. »

Les choses changent avec Bachar al-Assad. Ceux qui l’entourent, fils de piliers du régime de son père, sont voraces et trouvent le secteur public bien maigrelet, d’autant qu’il faut le « réformer » pour complaire à la doxa libérale. Ils se construisent donc des fortunes sur des privatisations ou des monopoles, par exemple de la téléphonie, en mode oligarchique. La guerre, à partir de 2012, renforce, comme toujours, la prédation.

Alors que des pans entiers du pays échappent au pouvoir central, passés aux mains de groupes issus de la révolution comme la province d’Idlib, de partis kurdes, au Nord-Est, le long de la frontière avec la Turquie, et de l’État islamique, à l’est des provinces d’Alep et de Homs et le long de l’Euphrate, l’âpreté du régime ne cesse de se renforcer.

Human Rights Watch titre un rapport de 2012 « L’Archipel de la torture » et tous les témoignages confirment que la qualification, loin d’être usurpée, est en dessous de la vérité. La Syrie de Bachar al-Assad est un pays où l’humanité a disparu, engloutie dans des culs-de-basse-fosse dont peu reviennent, là où « le massacre est massif et commis en silence », affirme Sana Yazigi qui, avec son équipe, travaille depuis quatre ans sur les disparitions forcées.

En même temps qu’il martyrise, le régime abandonne une forme de répartition des richesses qui calmait les mécontents : « L’État a beaucoup baissé son soutien aux agriculteurs et au secteur industriel. Il a baissé les subventions, ce qui a entraîné un appauvrissement généralisé », reprend Jihad Yazigi.

Les opportunités de faire de l’argent se font plus rares. La crise financière libanaise, en 2019, secoue l’économie syrienne et fait dévisser sa monnaie. La loi Cesar, du nom du photographe légiste syrien qui a fait sortir du pays des dizaines de milliers de photos de corps suppliciés, votée en 2020 par le Congrès états-unien, ralentit les investissements extérieurs, au moment même où Bachar commence à être réintégré dans la communauté internationale.

« Il s’est cru intouchable, car il était toujours là après avoir massacré des dizaines de milliers de personnes. Il a développé une sorte d’hubris, son entourage est devenu une mafia. Il s’est débarrassé de ceux avec lesquels il était arrivé au pouvoir et on a vu une concentration de l’argent et des opportunités économiques dans un cercle de plus en plus restreint », analyse encore Jihad Yazigi.

Hafez al-Assad, le despote père, avait su garder les faveurs des cercles bourgeois. En 1982, au moment du massacre de Hama, il avait reçu l’appui de la chambre de commerce.

Bachar al-Assad, le fils tyran, a tant réduit le nombre de ses obligés, tant joué avec la patience des pays arabes voisins pourtant peu susceptibles de soutenir un élan démocratique en continuant à les inonder de Captagon, la drogue de synthèse qui soutenait les finances du régime syrien, qu’il s’est retrouvé sans appui.

« Ce sont les Syriens, qui ont été déplacés de force, qui ont perdu leurs proches, leurs maisons, qui libèrent notre terre, s’enthousiasme Sana Yazigi. Et ils se précipitent dans les prisons pour libérer les détenu·es. C’est la première préoccupation : ouvrir les prisons, à travers toute la Syrie, partout. C’est cela, se libérer du régime. »

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