Un dossier fiscal classifié « secret-défense » : la folle demande visant à protéger Bernard Arnault

À l’été 2022, Bernard Arnault panique à l’idée qu’un député LFI arrive à la tête de la commission des finances de l’Assemblée nationale. Des représentants du patron de LVMH demandent alors à faire classifier son dossier fiscal personnel. L’administration a résisté à cette demande extraordinaire.

Fabrice ArfiYann PhilippinAntton Rouget et Ellen Salvi

MEDIAPART

L’élection du député La France insoumise (LFI) Éric Coquerel à la présidence de la commission des finances de l’Assemblée nationale a provoqué, à l’été 2022, un vent de panique d’une intensité insoupçonnée. Des représentants du milliardaire Bernard Arnault, première fortune de France, ont réclamé auprès du ministère de l’économie et des finances la classification « secret-défense » de son dossier fiscal personnel, d’après des sources gouvernementales et administratives.

Cette demande de classification, censée protéger les intérêts de la défense nationale, avait pour objectif d’empêcher au parlementaire de gauche d’exercer son droit de consultation des informations fiscales du patron du groupe de luxe LVMH. Traditionnellement dévolue à l’opposition, la présidence de la commission des finances dispose en effet, parmi ses prérogatives prévues par la Constitution, de la possibilité d’effectuer un contrôle sur pièces, à Bercy, des dossiers fiscaux des contribuables, afin de s’assurer de la bonne gestion des finances publiques.

Après les élections législatives de 2022, qui avaient placé la coalition de gauche comme première force d’opposition au soir du second tour, la perspective de la désignation de l’Insoumis Éric Coquerel avait, il est vrai, alimenté de vives craintes à droite, provoquant un tir de barrage pour l’empêcher.

Bruno Le Maire, Emmanuel Macron et Bernard Arnault. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP

À quelques jours du vote des membres de la commission des finances, l’ancien ministre du budget de Nicolas Sarkozy, Éric Woerth, avait par exemple alerté dans Le Figaro sur une présidence de gauche qui « s’intéresserait aux dossiers des uns et des autres, les individus et les ménages, comme les entreprises », faisant alors valoir sa préférence pour la désignation d’un candidat issu des rangs du Rassemblement national (RN), pourtant arrivé en troisième position.

« La crainte qu’on peut avoir, comme LFI fait de la politique en permanence et a un contenu idéologique extrêmement fort, c’est que ça peut être tentant d’organiser des fuites », avait renchéri l’ex-député Les Républicains (LR) Gilles Carrez, président de la commission des finances entre 2012 et 2017, en alertant sur le risque que soient « jet[és] en pâture les dossiers fiscaux de particuliers voire d’entreprises »« C’est le début du totalitarisme », avait-il déclaré.

Cette offensive avait également été relayée dans le premier quotidien économique de France, Les Échos, propriété de… LVMH. « En pratique, il sera difficile de refuser [à la coalition de gauche] ce poste donnant accès aux informations, fiscales notamment, les plus sensibles de Bercy », regrettait ainsi l’éditorialiste Jean-Francis Pécresse, en appelant au « sursaut » et au « réveil ». Le journal insistait encore à la veille du vote : « Si la commission des finances entérine le choix d’Éric Coquerel comme président […], elle tournera le dos à la tradition non écrite d’y nommer un modéré », écrivait-il, en rappelant que le dernier député de gauche ayant occupé le poste – un certain Jérôme Cahuzac, sous la présidence Sarkozy – remplissait cette « condition ».

Ces cris d’orfraie sur la place publique se sont accompagnés, en coulisses, de grandes manœuvres pour tenter d’annihiler les pouvoirs d’une présidence de gauche, face à laquelle Bernard Arnault se montrait très fébrile auprès de plusieurs personnes de son entourage. « C’est très, très grave », avait-il déclaré à l’une d’entre elles, qui témoigne auprès de Mediapart sous la condition de l’anonymat, étant donné la sensibilité du sujet. Lors du dernier procès des barbouzeries de LVMH contre le journaliste François Ruffin, devenu depuis député LFI, le milliardaire a d’ailleurs redit la terreur que lui inspire « l’idéologie socialo-marxiste et trotskiste » du parti de gauche.

Le luxe, domaine stratégique

À l’été 2022, des représentants de Bernard Arnault ont donc demandé que son dossier individuel ne soit plus accessible en cas d’éventuel contrôle lancé par Éric Coquerel. Leur idée : obtenir la classification « secret-défense » de ces documents, que seuls des fonctionnaires habilités – ils sont une poignée à Bercy – ont le droit de consulter.

Dans un premier temps réticent, le cabinet du ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, alors dirigé par le haut fonctionnaire Bertrand Dumont – actuel directeur général du Trésor –, a travaillé sur cette hypothèse, selon nos informations. Des échanges ont notamment eu lieu sur les justifications qui pourraient être apportées pour motiver une telle décision. Les conseillers du patron de LVMH ont argué du fait que l’industrie du luxe représenterait un domaine stratégique pour la souveraineté économique de la France. « Ils savent se montrer inventifs », persifle un témoin des discussions.

Interrogé par Mediapart, Bruno Le Maire a indiqué ne pas « avoir connaissance de ces éléments », sans plus de précisions. Son ancien directeur de cabinet, Bertrand Dumont, n’a pas donné suite. Également questionnés sur de possibles interventions de leur part dans ce dossier, ni l’Élysée ni Gabriel Attal, alors ministre délégué chargé des comptes publics, n’ont retourné nos sollicitations.

De son côté, Bernard Arnault « dément formellement avoir engagé une quelconque démarche en ce sens ».

Cela montre que M. Arnault a peut-être quelque chose à cacher.

Éric Coquerel

Malgré ces échanges, la procédure a ensuite été bloquée au niveau de la Direction générale des finances publiques (DGFIP), alors pilotée par Jérôme Fournel, l’actuel directeur de cabinet du premier ministre, Michel Barnier. Sollicitée par la voie hiérarchique, la DGFIP a en effet rappelé que les demandes de classification ne peuvent pas concerner des personnes physiques. Même pour Bernard Arnault.

Informé par Mediapart, le président de la commission des finances de l’Assemblée, Éric Coquerel, réagit : « Cela montre que M. Arnault a peut-être quelque chose à cacher et cela renseigne sur la façon dont quelqu’un comme lui se pense au-dessus des lois. Les années changent mais pas les ultra-riches. En 1981, ils craignaient les chars sur les Champs-Élysées. Et là, il ne s’agissait que d’un président de la commission des finances. Cela renvoie sur la pression supposée que M. Arnault aurait mis sur Macron pour ne pas nommer le NFP [Nouveau Front populaire – ndlr] au gouvernement. »

Pour quelles raisons le patron de LVMH – dont le groupe a été visé en 2019 par une enquête pour fraude fiscale en Belgique, avant que celle-ci ne soit interrompue en raison d’un problème de procédure – craignait-il autant une consultation de son dossier fiscal personnel ?

Après s’être exilé aux États-Unis avec sa famille en 1981 dans la foulée de l’élection de François Mitterrand (il reviendra en 1984), Bernard Arnault avait menacé de partir en Belgique en 2012 à la suite du retour du Parti socialiste (PS) au pouvoir. Comme l’a récemment révélé Le Nouvel Obs, le plus riche des patrons français, qui dispose d’un accès privilégié à l’Élysée, où il sponsorise notamment Brigitte Macron pour son réseau d’écoles de la seconde chance, a utilisé tout son pouvoir et ses réseaux pour tenter d’éviter au pays un gouvernement de gauche.

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