Le gouvernement d’Aleksandar Vučić est confronté depuis l’automne à une vague de contestation d’une ampleur inédite, où plusieurs colères se mêlent. Ce régime autoritaire vacille, mais les Européens restent silencieux.
Belgrade (Serbie).– C’est du jamais-vu depuis la chute du régime de Slobodan Milošević en 2000. Dimanche, une foule immense a investi le centre de Belgrade – 30 000 personnes selon la police, plus de 100 000 selon l’Archive des rassemblements publics, une ONG indépendante. Depuis un mois, l’une après l’autre, toutes les facultés de Serbie se mettent en grève, occupées par leurs étudiant·es.
« Ce n’est pas la première fois qu’il y a des contestations estudiantines, mais un mouvement d’une telle ampleur, on ne l’avait pas vu depuis l’hiver 1996-1997 », lâche Milo Damjanović, un retraité fier de n’avoir manqué « aucune manifestation de l’opposition depuis trente-cinq ans », en apportant un sac de nourriture aux étudiant·es qui occupent la faculté de philosophie de Belgrade.
L’hiver 1996-1997, c’est la référence absolue en Serbie. Le régime de Slobodan Milošević avait voulu annuler le résultat des élections municipales remportées par l’opposition dans toutes les grandes villes du pays, y compris Belgrade, provoquant une vague de révolte qui avait secoué toute la société serbe. Au bout de deux mois de manifestations quotidiennes, malgré la répression et le froid glacial qui s’étaient abattus sur les Balkans, le pouvoir avait finalement cédé. Cette année, c’est l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad, le 1er novembre, tuant quinze personnes, qui a mis le feu aux poudres.
Un accident dans une gare
Cette gare, restaurée par une entreprise chinoise, avait été inaugurée en grande pompe quelques mois plus tôt par le président Aleksandar Vučić et le premier ministre hongrois Viktor Orbán. Novi Sad est une étape sur la future ligne à grande vitesse qui doit relier Belgrade à Budapest et que construisent aussi des entreprises chinoises. Dès les jours qui ont suivi le drame, Novi Sad a connu les plus grandes manifestations de son histoire, les protestataires dénonçant l’opacité des contrats, le climat général de corruption et exigeant la démission du maire.
Quelques lampistes ont bien sauté, le ministre des transports a présenté sa démission, mais le mouvement s’est rapidement étendu. Chaque jour, dans toute la Serbie, des milliers de personnes arrêtent toute activité à 11 h 52 – l’heure de la catastrophe – respectant quinze minutes de silence, en l’honneur des quinze victimes, bloquant rues ou carrefours.
Ces rassemblements ont souvent été attaqués par des « inconnus », parfois cagoulés, toujours très organisés, dans l’indifférence complice de la police. Cette répression violente n’a guère fait qu’étendre la contestation. « C’est de voir mes camarades de la faculté des arts dramatiques se faire tabasser qui m’a décidé à rejoindre le mouvement », explique Dejan, étudiant en anthropologie à Belgrade.
Un slogan fédère la contestation : « Vos mains sont ensanglantées. » Partout, des ateliers s’improvisent : les contestataires s’enduisent la paume de peinture rouge avant d’en appliquer la marque sur des affiches ou des banderoles. « La paume rouge est devenu l’équivalent du poing fermé noir du mouvement Otpor », ajoute Milo, évoquant l’ultime bras de fer qui avait chassé Milošević du pouvoir en octobre 2000.
Le spectre des « révolutions de couleur »
Le gouvernement a longtemps traité le mouvement par le mépris, finissant tout de même par lâcher quelques bribes d’informations sur les contrats litigieux. Le premier ministre, Miloš Vučević, dénonce une tentative de « déstabilisation politique », ourdie par des « forces étrangères hostiles à la Serbie », dont il n’a pas précisé l’identité. Lundi 23 décembre, il évoquait le spectre des « révolutions de couleur », ces mouvements, soutenus par les États-Unis, qui ont fait chuter plusieurs régimes autoritaires dans les années 2000, d’abord en Serbie, puis en Géorgie en 2003 et en Ukraine en 2004.
Ce même lundi, le président Vučić a eu un entretien téléphonique avec le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Les deux hommes auraient parlé de la situation au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine, mais le choix de la date et la publicité accordée à cet entretien ne doivent rien au hasard.
Si le régime serbe peut compter sur le soutien de Moscou, il n’est guère soumis aux moindres pressions occidentales. Les chancelleries européennes à Belgrade sont d’une remarquable discrétion depuis le début de la vague de protestation.
Le pays continue donc de jouer un subtil jeu d’équilibriste, affichant son engagement européen tout en refusant de sanctionner Moscou. Jusqu’à présent, cette posture a priori inconfortable n’a fait que profiter au régime d’Aleksandar Vučić : sur des dossiers sensibles comme celui du Kosovo, les Européens soutiennent délibérément la Serbie dans la crainte de la voir trop « dériver » du côté de Moscou. Les mêmes considérations tactiques avaient prévalu lors de la dernière visite d’Emmanuel Macron à Belgrade, les 29 et 30 août, marquée par la vente de douze avions Rafale – il s’agissait, selon la communication élyséenne, « d’ancrer la Serbie en Europe ».
Convergences des luttes
Le régime serbe a pourtant de quoi s’inquiéter. Les syndicats enseignants avaient déposé un préavis de grève générale pour le 20 décembre, alors les lycéens commençaient eux aussi à bloquer leurs établissements : les vacances d’hiver du secondaire, qui ne devaient commencer que le 30 décembre, ont été anticipées d’une semaine, afin d’essayer de désamorcer la contestation, mais le pays serait désormais au bord de la grève générale, explique Đorđe Vukadinović, interrogé par la chaîne indépendante N1.
Selon cet analyste et ancien député, « ce sont tous les choix d’Aleksandar Vučić ces derniers mois mais aussi ces dernières années » qui sont désormais contestés. Et le régime voudrait à tout prix éviter le scénario passant par la formation d’un gouvernement technique chargé d’organiser des élections, qui se dérouleraient enfin sans pressions ni achats de voix, « quitte à choisir l’affrontement ». « Je ne sais pas combien de temps cela va durer, mais c’est sans aucun doute le début de la fin du régime Vučić », poursuit-il.
De fait, la base sociale sur laquelle s’appuie le Parti progressiste serbe (SNS), qui règne sans partage sur la Serbie depuis 2012, est en train de vaciller. Une « convergence des luttes » inédite s’effectue avec d’autres mouvements, comme ceux qui s’opposent à la destruction du centre de la capitale, phagocyté par le mégalomaniaque projet urbanistique Belgrade Waterfront. Depuis plusieurs semaines, une sorte de ZAD s’est formée autour d’un des principaux ponts sur la Save, qui doit être détruit et reconstruit par une entreprise chinoise.
Autre ferment de contestation, l’opposition à l’exploitation du lithium. L’exploitation des réserves serbes avait été suspendue il y a trois ans, à la suite du « soulèvement écologique » qui avait embrasé tout le pays à l’automne 2021. Cet été, le Parlement serbe a donné son feu vert à l’exploitation du minerai, à l’occasion d’une visite du chancelier allemand, Olaf Scholz. Selon beaucoup d’experts, l’Allemagne aurait des réserves de lithium plus importantes que celles de la Serbie, mais préfère éviter de voir des mines polluantes s’ouvrir sur son sol, ce qui expliquerait l’étonnante complaisance de Berlin et des autres capitales européennes envers Belgrade.
L’Allemagne comptait aussi, non sans cynisme, sur l’autoritarisme du régime serbe pour imposer l’ouverture de ces mines, mais il n’est pas certain que ce pari-là soit gagné : les agriculteurs qui refusent d’être expropriés des zones minières brandissent désormais eux aussi sur leurs tracteurs les paumes de main ensanglantées du mouvement étudiant.
Divisée, discréditée, l’opposition politique au régime n’a toujours qu’une audience limitée, surtout réduite à Belgrade et quelques grandes villes, mais ce sont désormais toutes les catégories sociales, la Serbie rurale comme la Serbie urbaine, qui se révoltent.
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