Avec la technopolice, on n’aurait pas pu résister en 1940 

Felix Tréguer : « Avec la technopolice, on n’aurait pas pu résister en 1940 »

Auteur de Technopolice, Félix Tréguer, chercheur au CNRS et membre de La Quadrature du Net, analyse l’accouplement de la machine et de la police. Entre Nice, Marseille et Denver, le constat apparaît terrifiant. Les bonds technologiques permettent d’enserrer de plus en plus la population, avec des formes de contrôle pas si éloignées du modèle chinois. Malgré tout, le réel et la rue résistent.

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« On est prêt, on attend juste la législation ». Ce mot d’un policier au Centre de supervision urbain, lors d’une rencontre citoyenne un soir de février 2024 fait froid dans le dos. Après une heure et demie à montrer à la petite quinzaine de personnes présentes l’ampleur des dispositifs en matière de vidéosurveillance algorithmique (VSA), il donnait des exemples de paramètres installés sur les logiciels pour lever une alerte. Comme un attroupement de plus de 5 personnes sur la place centrale de Nice. Enterrant ainsi l’idée d’agora, soit la place comme cœur de la démocratie.

Félix Tréguer, chercheur et membre actif de la Quadrature du Net, association visant à défendre les libertés dans un contexte d’informatisation du monde, ne dit pas autre chose dans son livre titré par un néologisme idoine pour décrire l’accouplement de la technologie avec la surveillance de masse : Technopolice.

Celle-ci selon lui est « incompatible avec les formes de vie démocratique ». Pourquoi, lui demande-t-on ? « A l’époque de la création du fichier TES (Titres électroniques sécurisés) qui prévoyait la prise d’empreinte faciale pour les documents d’identité, l’un des fondateurs de la Quadrature avait eu cette analogie avec 1940. Si à ce moment, on n’avait pas pu falsifier des documents d’identité, on aurait été incapable d’organiser des réseaux clandestins, dissidents, capables de résister à l’occupant nazi. L’argument est de dire qu’une reconnaissance faciale, couplée aux 100 000 caméras déployées aujourd’hui dans les rues, empêche de monter des réseaux clandestins de résistance. La sauvegarde des formes de vie démocratiques passe par le refus en tant que société qui veut demeurer démocratique, d’instaurer ces structures de surveillance massive. C’est l’un des arguments les plus forts ».

Avec un Rassemblement national aux portes du pouvoir, l’argument est effectivement de poids. Que donneraient ces outils dans des mains (encore) plus malintentionnées ?

La rue résiste à la domestication

Malgré tout, de nombreux exemples historiques permettent de garder un brin d’optimisme face à la méga-machine qui se met en place. Notamment, le mouvement des Gilets jaunes fin 2018, parvenu à contourner les effectifs policiers malgré une technologie avancée et omniprésente à l’époque. « Malgré la puissance des dispositifs, il y a encore des craquelures dans cet appareil d’Etat technopolicier. Il demeure un géant aux pieds d’argile. Avec une certaine régularité, il se fait dépasser » énonce Félix Tréguer. Dans Technopolice, il écrit à propos des révoltes ouvrières du début du XXème siècle : « La rue résiste aux tentatives de domestication ».

Car le sujet est bien celui-ci. Domestiquer. Contrôler. Surveiller. « Il y a aussi tout ce que cela change en nous, dans le rapport à l’altérité, à la rue, à la spontanéité, au pouvoir. La manière dont ces technologies tentent de faire de nous des sujets dociles. De produire des subjectivités normées, conformes, qui se déplacent d’un point A à un point B dans la ville : bosser, consommer, rentrer chez soi. Et surtout ne pas parler politique, s’attrouper pour créer des formes de vie un peu plus organiques. On sent à quel point le projet de technopolice renvoie à une vision surannée et dangereuse. Il faut le dénoncer sur le plan de la critique politique », poursuit-il.

La tech pour votre bien-être

Dans un édito du Monde diplomatique d’août 2021, Serge Halimi écrit : « Il fut un temps, qui n’était pas le Moyen Âge, où l’on pouvait prendre le train en demeurant anonyme, traverser une ville sans être filmé, se sentir d’autant plus libre qu’on ne laissait derrière soi nulle trace de son passage. Et pourtant, il y avait déjà des enlèvements d’enfants, des attentats terroristes, des épidémies — et même des guerres. »

Un rappel utile lorsque la technologie est toujours invoquée, d’abord pour des raisons moralement légitimes. « Il y a une volonté qui remonte aux origines de l’informatique de vouloir épouser au maximum le réel. Il faut reconnaître que les systèmes d’intelligence artificielle ont progressé en la matière ces dernières années. C’est notamment le cas pour la videosurveillance algorithmique sur laquelle on travaille », informe Félix Tréguer.

Un pouvoir agoraphobe

Le pouvoir se méfie de la foule, de la plèbe rassemblée et organisée, et ce depuis que le pouvoir est pouvoir. « L’enjeu de cette foule rassemblée et concentrée dans les villes avec la cohabitation de classes sociales antagonistes que ça suppose, la proximité de ces masses prolétariennes constitue un défi pour le pouvoir, explique le chercheur. L’Etat moderne se met en place comme une instance capable de domestiquer cette vie urbaine qui lui échappe, subversive et indocile, largement auto-organisée jusqu’à la fin du Moyen-Age. Francis Dupuis-Déri [intellectuel anarchiste – N.D.L.R.] a ce terme d’agoraphobie pour désigner ce rapport de crainte viscérale des élites politiques vis-à-vis du peuple. On retrouve ça très largement aujourd’hui dans les discours politiques », retrace Félix.

Au-delà d’une peur panique du pouvoir en place face aux masses, l’intensification des flux et des échanges (populations, marchandises, biens), corollaire de la contre-révolution néolibérale dans les années 1980, a nécessité la mise en place d’outils de contrôle disparates.

« La circulation beaucoup plus intense suscitée par le capitalisme moderne pour produire de la richesse nécessite une logique sécuritaire et des formes de contrôles qui doivent laisser la circulation dans des espaces ouverts, garante de richesse et de prospérité et qu’il faut stimuler. Et pour garder des formes de contrôles efficaces, ce sont tous ces capteurs pour calculer à la volée, et décider si untel ou unetelle a droit d’accès à tel endroit. Ces technologies de technopolice qu’on a documentées rendent possible ces formes de gouvernances massifiées. Un avocat dans un salon sécuritaire à Nice avait dit : “Dans une société à 10 milliards de personnes, on aura besoin de la biométrie pour s’administrer”. Cette complexité sociale et les échelles de circulation modernes en lien avec le capitalisme mondialisé nécessite ce contrôle des flux toujours plus serrés et cette technologie pour le faire de manière efficace, la plus fluide possible. »

Surveillance et néolibéralisme vont de pair

Dit autrement, « la surveillance est le produit de rationalisation du gouvernement des sociétés modernes », peut-on lire dans Technopolice. « L’intégration étatique et capitaliste toujours plus poussée se double donc d’une consolidation de l’emprise policière, qui participe à ce qui peut s’apparenter à une colonisation de l’intérieur », poursuit-il plus loin.

Par le prisme de la technopolice, on lit en creux une théorie de la formation de l’Etat. Pour rappeler que la police est au cœur de la matrice originelle de l’Etat.  « A partir du XIXème siècle, l’apparition d’une force policière professionnalisée est simultanée de processus de dislocation de formes d’auto-régulations, de communauté rurale et urbaine. La technopolice a une histoire ancienne. Mais dans les années 1960, avec une crise de gouvernementalité, due aux révoltes raciales dans les ghettos noirs américains, les revendications sociales, démocratiques, anticapitalistes très poussées, l’informatique est approprié pour venir tenter d’amplifier et rationaliser l’action policière. Aux Etats-Unis, puis en France, se met en place un cadrage uniquement répressif en considérant ces revendications comme de la délinquance ordinaire et non des revendications politiques. Avec des investissements massifs et des renoncements de tout l’échiquier politique, à penser la délinquance uniquement par le prisme psychologisant de la déviance individuelle ».

Le chercheur membre de la Quadrature du Net note également un paradoxe « des discours sur la liberté et l’inflation de la sphère carcérale pour gérer les populations reléguées de ce capitalisme dérégulé qui fleurit dans les années 1980 ». A ce titre, l’on doit au sociologue Loïc Wacquant cette formule imagée dans Les prisons de la misère, paru en 1999 : « La main invisible du marché nécessite le poing de fer de l’Etat pénal ».

Démocratie vs dictature ? Stratégies diverses mais horizons communs

Comme dans bien d’autres politiques publiques, la stratégie des petits pas est à l’œuvre s’agissant de technopolice. Il s’agit d’avancer à pas feutrés, petit à petit dans la montée en intensité de l’emprise techno-sécuritaire. Car des bonds en avant trop grand raidissent l’opinion publique. Le député Philippe Latombe (Modem) le sait bien. « Avec la reconnaissance faciale, on touche à un tabou absolu, au truc qui fait hurler tout le monde. Ce que nous avons proposé […], c’est que si on y va d’un coup d’un seul, ça va tellement crisper que ça ne passera pas. Il faut y aller en touchant les choses du bout des doigts et en y allant dans des cas très particuliers, très bien balisés. » (Technopolice, page 149).

Plus loin, il affirme que son utilisation est inéluctable : « Ce serait une faute [de ne pas utiliser la reconnaissance faciale]. Si on a des outils pour le faire, utilisons-les, et après on verra bien si ça ne marche pas ». Voilà pour le cynisme. Où l’on se rend compte qu’à la différence du modèle chinois, un certain assentiment populaire, tout du moins de la représentation nationale, est nécessaire pour installer des outils sécuritaires similaires.

En somme, un horizon partagé, mais des stratégies pour y parvenir qui diffèrent, notamment dues aux différences de régimes politiques.

« La Chine est une toile de fond lancinante, énonce Félix Tréguer. A la fois une espèce d’altérité radicale dans la bouche des promoteurs de la technopolice. Ce qu’il faudrait ne pas devenir. De l’autre côté, il y a une partie des élites qui a du mal à cacher, voire assume très clairement une forme de fascination par le spectacle techno-sécuritaire mis en place par le gouvernement chinois. Cette ambivalence est assez structurante dans beaucoup de domaines et dans le débat public. L’espace de contestation est évidemment bien plus grand dans un pays libéral comme la France. Mais la différence entre la Chine et l’Europe de manière générale est une différence de degré plus que de nature, dans la taille de ces espaces de contestation, l’ampleur, la profondeur et l’ubiquité de ces systèmes de surveillance. On sent une manière de se rassurer alors qu’ils sont en train de se faire complice de tendance techno-sécuritaire qui participe de la dérive fasciste », affirme-t-il.

Face à cette installation progressive de la technopolice, quels garde-fous ?

Dans son livre, le chercheur montre que ceux-ci ne sont que de papiers. La loi informatique et libertés de 1978 fait foi en la matière. Instituant la CNIL cette même année, cette commission s’apparente aujourd’hui à un gendarme numérique peu doté, dont son avis simplement consultatif n’a que peu d’effets sur l’évolution des dispositifs.

Dès 1969, le chargé de mission ministériel d’informatisation de la police se demandait : « La mise en mémoire d’un certain nombre de données n’est-elle pas attentatoire à la liberté et même à la dignité de l’Homme ? Ne présente-t-elle pas des dangers si nous connaissons à nouveau comme naguère la férule d’un Etat totalitaire, le joug d’une police politique orientée non vers le maintien de l’ordre public, la prévention et la répression des crimes, mais vers l’asservissement des citoyens libres, privés par une minorité de leurs moyens d’expression ? » (Technopolice, p.154).

Force est de constater que sa prophétie s’est partiellement réalisée. La technopolice est advenue ou en train d’advenir et l’Etat sus aux mouvements sociaux d’ampleur des dernières années et d’une pandémie a réagi de manière extrêmement autoritaire. Un contrôle surplombant dans des centres de supervision urbain, couplé à une colonisation de l’intérieur, où le policier recueille des données du terrain ; partout le flic se dresse face à la contestation, à l’altérité, au problème social ou sanitaire à résoudre.

Dans cette informatisation tous azimuts, Félix Tréguer y voit « le flic comme un travailleur de la donnée comme un autre ». Il fait « l’hypothèse qu’au moins du point de vue de l’informatisation, le travail du policier peut se rapprocher de ce qu’induit l’informatisation pour plein d’autres secteurs professionnels. Comme devoir remplir des bases de données diverses et variées. Et les formes de contrôle managériales que cela suppose. Notamment, les marges d’interprétation laissées aux agents sont très largement réduites, voire annulées. On pourrait penser que s’agissant de la police c’est une bonne chose. Pas toujours, il y a une capacité de négociation du policier parfois qui est possible. Avec l’utilisation de la bodycam, s’il constate une infraction, il est obligé d’activer la chaîne pénale. L’annihilation des marges d’interprétation contribue à l’arbitraire et à la violence policière, articulé au système pénal et carcéral ».

Que faire face à la machine ?

A la fin de son livre, il consacre les derniers chapitres à montrer les réalisations et résistances possibles. Si les garde-fous institutionnels sont maigres, les collectifs et associations ne sont pas légion non plus sur ces questions. « On n’est pas seuls. Mais c’est sûr qu’on n’est pas dans un contexte historique très porteur. Néanmoins, j’ai essayé de montrer ce qu’on a pu faire avec l’action collective, à ralentir des processus. Par exemple lorsque le gouvernement teste pour la première fois la VSA, il le fait sur des cas d’usage peu sensibles pour les libertés publiques : individus à contre-sens, port d’arme, départ de feu. On n’est pas sur le recours la reconnaissance faciale comme c’était envisagé au départ ».

La Quadrature a également empêché la reconnaissance faciale au lycée des Eucalyptus à Nice, à clouer les drones du ministère de l’intérieur au sol pendant deux ans, et ceux de la police municipale au grand dam de Christian Estrosi. « Il y a quelques petites victoires pas si anecdotiques qu’un petit effort militant collectif permet de mettre en place », affirme-t-il.

Des alternatives et un enjeu à repolitiser

Le plus grave dans cette fuite en avant se trouve surtout être son caractère irréversible. Observe-t-on des retours en arrière ça et là ? « Bonne question. Je n’ai pas l’impression… Mais des listes de gauche plurielle ont au moins annoncé des moratoires sur ces questions. Le problème c’est que l’Etat et le ministère de l’Intérieur verrouillent ces débats et engagent des rapports de forces sur les dotations. Il y a une forte pression politico-administrative et empêcher les alternatives ».

Néanmoins, il se veut confiant pour la suite : « J’ai l’impression qu’il y a une entrée pour repolitiser cela, de montrer à quel point la police est une arnaque de la société capitaliste avancée. Qu’elle maintient un ordre social inégalitaire. Il est tout à fait légitime de prendre l’option d’une désescalade techno-sécuritaire. Faute d’une révolution, ça ne se fera pas de manière radicale. Mais ne pas remplacer des caméras qui tombent en panne etc…».

Pour conclure, Félix Tréguer donne des alternatives: « Il y a plein de pistes qui montrent comment tu peux produire de la sécurité, au sens de protection de l’intégrité physique des gens, autrement que par la matraque et la prison. Le féminisme anti-carcéral, la justice communautaire pour prendre en charge la violence des gangs dans certains quartiers aux Etats-Unis par exemple ».

Et réaffirme l’utilité d’une critique totale, à la fois d’un point de vue policier mais également politique. « Avec le peu d’études qu’on a, on voit tout de même que dans les enquêtes pénales, ça ne sert à que dalle. Sur la prévention de la délinquance, ça a plutôt tendance à simplement la déplacer. Néanmoins, il y a des progrès techniques très importants. Cet argument de l’inefficacité, il faut l’utiliser à titre subsidiaire et ne pas faire l’économie d’un discours politique qui critique ces technologies ».

Par Edwin Malboeuf

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