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Professeure à Notre-Dame-de-Bétharram dans les années 1990, Françoise Gullung a été longtemps stigmatisée pour avoir osé dénoncer les violences dans l’établissement. Dans un entretien vidéo à Mediapart, elle raconte avoir alerté à plusieurs reprises François Bayrou, mais aussi avoir été témoin de maltraitances avec l’épouse du ministre, qui enseignait le catéchisme et n’a pas voulu intervenir.
L’heure de la réhailitation a sonné pour Françoise Gullung. Trente ans après avoir dénoncé les violences systémiques qui s’abattaient sur les élèves de Notre-Dame-de-Bétharram, la professeure de mathématiques à la retraite, qui a officié deux ans dans cet établissement catholique du Béarn (de 1994 à 1996), est enfin reconnue pour ce qu’elle a été : une lanceuse d’alerte. Une lanceuse d’alerte qui a tout tenté, alors qu’elle était en fonction, pour mettre un terme à la mécanique de violence à l’œuvre dans l’établissement.
Dans un entretien vidéo à Mediapart, Françoise Gullung raconte comment elle a signalé ces faits à François Bayrou, qui était alors ministre de l’éducation nationale et président du conseil général des Pyrénées-Atlantiques (chargé notamment de la protection de l’enfance). Faits dont sa propre épouse, Élisabeth Bayrou, avait été en partie témoin : Françoise Gullung explique en effet pour la première fois comment, alors qu’elle était en compagnie de celle qui enseignait à l’époque le catéchisme dans l’établissement, elles ont été témoins de coups portés à un enfant qui hurlait et suppliait pour que cela cesse.
Élisabeth Bayrou n’a pas souhaité intervenir. Quant à Françoise Gullung, elle a par la suite été mise au ban de l’institution.
Si François Bayrou avait agi, il y a trente ans de souffrance qui n’auraient pas eu lieu.
Son témoignage, à la fois précis et corroboré par de nombreux documents de l’époque retrouvés par Mediapart (voir ci-dessous), relate notamment les faits suivants :
- Peu après son arrivée à Notre-Dame-de-Bétharram en septembre 1994, Françoise Gullung dit avoir demandé à Élisabeth Bayrou d’intervenir pour aider un élève qui subissait les coups d’un membre de l’encadrement, en vain. « J’avais été choquée que Mme Bayrou me croise à côté d’une salle dans laquelle on entendait un adulte cogner sur un enfant. On entendait les coups. Il hurlait et le gamin pleurait et demandait grâce. J’avais l’impression que pour elle, ces enfants-là étaient d’une espèce inférieure aux siens. C’est-à-dire que ces enfants-là, c’était normal qu’on les batte », dit-elle notamment.
- Françoise Gullung affirme aussi avoir écrit à François Bayrou, président du conseil général et ministre, pour lui faire part des violences et humiliations que subissaient les élèves. « J’ai fait un courrier à M. Bayrou, un courrier à la direction diocésaine […]. Bayrou n’a jamais répondu. »
- La professeure dit aussi avoir interpellé directement l’élu béarnais à l’occasion d’une remise de décoration, à Pau le 17 mars 1995. D’après ses souvenirs, M. Bayrou aurait négligé son alerte. « Je lui ai dit : “Il faut absolument faire quelque chose à Bétharram, parce que c’est très grave. Je pense que c’est très très grave.” Je l’entends répondre : “Oui, on dramatise.” Je lui ai dit : “Non, on ne dramatise pas, c’est vraiment grave.” Et puis je suis partie. […] S’il avait agi, il y a trente ans de souffrance qui n’auraient pas eu lieu. »
Sollicités par Mediapart dès le 29 janvier sur les alertes ignorées par le premier ministre, les services de Matignon ne nous ont pas répondu. François Bayrou a depuis affirmé à l’Assemblée nationale n’avoir « jamais » été informé des violences à Notre-Dame-de-Bétharram, où étaient aussi scolarisés ses enfants – la version du chef du gouvernement a depuis été démentie par de nombreux documents.
Également interrogée, son épouse Élisabeth Bayrou ne nous a pas répondu. Concernant cette dernière, François Bayrou avait déclaré au Point, en juillet 2024 : « Elle a enseigné l’instruction religieuse dans cet établissement une heure par semaine, il y a trente ans. Ni elle ni mon fils n’ont jamais entendu parler de rien. »
À la suite de ses signalements entre 1994 et 1996, Françoise Gullung n’a pas seulement subi le silence des autorités et la mise au ban. La lanceuse d’alerte a aussi été ciblée par un étrange rapport d’inspection – le seul jamais rendu sur Notre-Dame-de-Bétharram –, commandé pour blanchir l’établissement. Ce document, rédigé en avril 1996, dénigre les dénonciations de la professeure de mathématiques, dont « l’état d’esprit » est décrit comment étant « très négatif ». L’inspecteur conclut alors au fait qu’il « conviendra sans doute » de « trouver une solution afin que Mme Gullung n’enseigne plus dans l’établissement ».
Au moment de sa publication, ce rapport a permis au ministre de l’éducation nationale François Bayrou de se rendre à Bétharram, le 4 mai 1996, afin de prendre la défense de l’établissement, en expliquant que « toutes les vérifications » s’étaient avérées « positives ». Pourtant, quatre élèves avaient déjà eu un tympan perforé à cause des coups de surveillants. Trois décennies plus tard, l’inspecteur l’ayant rédigé a fini par reconnaître, sur France Info mercredi 19 février, que ce document n’était ni fait ni à faire. « Je n’ai pas cherché à savoir ce qui se passait dans les dortoirs ou dans des lieux de rencontre des élèves », a-t-il notamment déclaré, confirmant n’avoir pris en compte aucune des alertes qui s’étalaient alors dans la presse.
Un récit constant et corroboré
De manière constante, Françoise Gullung a expliqué à Mediapart, mais aussi à France 3 Nouvelle-Aquitaine ou au Point, qu’elle avait alerté François Bayrou par écrit puis à l’occasion d’une remise de décoration en 1995, à Pau. La professeure de mathématiques explique que cette cérémonie visait à honorer la carrière d’une figure importante de la vie locale, mère Myriam, directrice de l’institution Saint-Dominique à Pau. Mediapart a retrouvé une trace de cet événement dans les archives de la presse régionale : dans son édition du samedi 18 mars 1995, La République des Pyrénées rapporte en effet que le ministre Bayrou a remis la veille les insignes de chevalier des Palmes académiques à la religieuse, devant un nombre d’invités « rarement vu ».
En 1996, à la suite de la plainte d’un parent d’élève pour des violences sur son fils, Françoise Gullung décide aussi de s’exprimer publiquement. Les archives que nous avons retrouvées montrent que la professeure dénonce déjà à l’époque les mêmes violences que celles dont elle parle dans l’entretien vidéo. Le 11 avril 1996, La République des Pyrénées écrit par exemple que, « choquée par les méthodes musclées du pensionnat, où les surveillants ne semblent pas hésiter à frapper pour obtenir la discipline », l’enseignante a « déjà écrit trois courriers au père Landel [directeur de l’établissement – ndlr] mais aussi à la direction diocésaine pour faire part de ses observations ». « Ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu, je ne peux pas l’admettre », justifie-t-elle, en se disant étonnée par l’« omerta » qui règne à Bétharram. L’article précise que Françoise Gullung a « récemment expliqué aux enfants qu’ils devaient apprendre à faire respecter leur corps et leur personne », leur donnant même « un numéro vert pour qu’ils appellent, en cas de problème, une association de défense des enfants maltraités ».
Cette anecdote est également mentionnée dans Libération, le 16 avril 1996 : « Françoise Gullung, 47 ans, professeur de mathématiques, affirme avoir été blessée par un élève de 15 ans. Fracture du nez. “Ici, le climat de violences est tel que les enfants reproduisent le schéma auquel ils sont habitués.” Le lendemain du “perron” [sanction visant à placer un enfant dehors, en pleine nuit – ndlr] infligé à un élève, Françoise Gullung, choquée, avait donné à ses élèves le numéro téléphonique de l’aide à l’enfance. »
Interviewée sur Antenne 2, le 10 avril 1996, Françoise Gullung explique encore « avoir signalé à plusieurs reprises des comportements qui [lui] semblaient anormalement agressifs à l’égard des élèves ».
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