Présentation
A la veille du scrutin général allemand du dimanche 23 février, nous publions une étude de Jean Gersin sur l’état du fameux « compromis allemand » par lequel les directions politique et syndicale de la social-démocratie ont prétendu apporter un bien-être éternel aux travailleurs. Avec les différentes crises du capitalisme, le mythe s’effondre.
1 – VOLKSWAGEN, ANATOMIE D’UNE CHUTE
Premier employeur privé d’Allemagne, le constructeur Volkswagen a négocié avec les syndicats un accord prévoyant 35 000 suppressions de postes d’ici à 2030. Dans ce pays, l’industrie automobile représente 890 000 emplois, dont près de 300 000 dans le seul groupe VW.
L’usine principale du groupe VW, Wolfsburg, qui compte près de 70 000 salariés, verra la production des Golf à moteur thermique transférée au Mexique avec une réduction progressive de quatre à deux lignes de montage.
Le 20 décembre 2024, le groupe d’experts et de représentants de la direction de Volkswagen (VW), le syndicat IG Metall et le comité d’entreprise (CE) central de l’entreprise sont sortis avec un accord pour mettre fin aux plus de quatre mois de conflit et de grèves d’avertissement.
Le bureau du conseil de surveillance de l’entreprise s’est réuni ce 20 décembre 2024 pour entériner le compromis trouvé pour l’avenir de la marque VW, qui produit un peu plus de 50 % des voitures des dix marques du groupe.
Quel « bureau de surveillance » de Volkswagen ?
Il est composé des porte-paroles des familles actionnaires (53 %), Wolfgang Porsche et Hans Michel Piëch (petit-fils de Ferdinand, l’ingénieur en chef d’Adolf Hitler), ceux du Qatar Holding LLC (17 %), la présidente du CE et membre du syndicat IG Metall, Daniela Cavallo, et le ministre-président du Land de Basse-Saxe, Stephan Weil (SPD).
Ce Land actionnaire bénéficie d’une juridiction spécifique, votée en 1960 lors de la privatisation de l’entreprise et surnommée « loi Volkswagen », lui conférant un droit de véto sur toutes les grandes décisions de l’entreprise.
Marqueurs de la cogestion allemande.
La présence de ces deux derniers membres dans l’organe suprême de gouvernance d’une société privée cotée en Bourse est le marqueur du partenariat social spécifique chez Volkswagen : une entreprise soumise aux lois de la cogestion allemande et dotée d’un taux de syndicalisation supérieur à 90 %, qui rend les représentants des salariés plus incontournables que partout ailleurs.
Les injonctions de Porsche et Piëch.
« Nous avions trois priorités lors des négociations : réduire les surcapacités sur les sites allemands, réduire les coûts de travail et ramener les coûts de développement à un niveau compétitif. Et nous sommes parvenus à des solutions viables sur ces trois thèmes », a résumé Thomas Schäfer, directeur de la marque VW, lors de la présentation de l’accord.
Pour les 120 000 salariés et les dix sites de production allemands, l’avenir radieux s’éloigne : l’accord implique un gel des salaires et 35 000 suppressions d’emplois par non-renouvellements de postes et par préretraites d’ici à 2030. En échange, la direction a accepté un accord sur la « sécurité de l’emploi » de même durée.
Fermetures d’usines pour 17 milliards d’économies.
VW annonce, c’est historique, la fermeture de l’usine de Dresde (340 salariés) et le maintien de l’usine d’Osnabrück (2 300 salariés) jusqu’en 2027, puis sa vente.
Une discussion avec un acheteur chinois serait déjà en cours, selon le Bild Zeitung. La production de modèles électriques de l’usine de Zwickau (Saxe) sera par ailleurs diminuée.
Volkswagen va réduire de 730 000 unités par an son volume de production en Europe. 3 milliards d’euros d’économies sont enfin prévues sur les cinq usines dédiées à la production de pièces détachées, pour un objectif global de 17 milliards d’euros d’économies.
« Partenaires sociaux » ?
L’équation à résoudre par ceux qui s’estiment « partenaires sociaux »avait été brutalement posée par la direction de VW, le 4 septembre 2024, dans le grand hall 11 de l’usine mère de Wolfsburg, lors d’une assemblée générale houleuse pour laquelle 16 000 salariés s’étaient déplacés.
« Il est urgent de réduire considérablement les coûts et de réaliser des gains d’efficacité pour rester compétitifs. Nous devons agir maintenant. Tout retard serait irresponsable (…). Il nous manque les ventes d’environ 500 000 voitures, soit les ventes nécessaires pour faire tourner environ deux usines. Le marché n’est tout simplement plus là », avait alors assené Arno Antlitz, directeur financier du groupe.
En 2024, les ventes ont stagné en Europe à 12,9 millions de voitures, loin du niveau d’avant la pandémie, lorsque le marché européen s’élevait à 15,9 millions d’immatriculations. Les achats de voitures électriques ont spécifiquement diminué, et principalement en Allemagne (- 27 %).
Prime d’État et concurrence chinoise.
Volkswagen souffre de la suppression des primes à l’achat de voitures électriques outre-Rhin, de la faiblesse générale des ventes en Europe face à une concurrence chinoise qui essaye d’écouler partout une surproduction à prix cassés.
Résultat, le groupe a vu son bénéfice net mensuel chuter de 63,7 % entre juillet et fin septembre 2024, à 1,58 milliard d’euros, plombé par des coûts élevés et la baisse des ventes de 15 % en Chine, son premier marché.
Volkswagen a besoin d’argent frais pour développer ses voitures électriques et ses technologies le plus rapidement possible. Car actuellement, la « vitesse de la Chine » est plus rapide que le tempo allemand.
Une « coalition de modernisation avec les syndicats » …
En 1993, l’ingénieur et actionnaire Ferdinand Piëch a pris la direction de l’entreprise et a changé la donne. Il a développé avec eux une « coalition de modernisation ».
Le groupe devait devenir un “réseau international de création de valeur” qui promettait d’exploiter aussi bien les potentiels de décentralisation que de synergie.
… qui rate le vert électrique.
L’erreur majeure de Volkswagen est de n’avoir pas su évaluer les implications des politiques climatiques européennes et la prise en compte croissante des émissions de CO2.
En 2008, huit ans après l’arrivée en Europe de la première Toyota Prius hybride, le patron tout-puissant de l’époque, Martin Winterkorn, lance l’objectif de devenir « le constructeur automobile le plus grand et le plus rentable du monde ».
Mais rien sur l’électrique.
Le sommet est atteint en 2015, année où éclate le scandale du Dieselgate, soit l’utilisation de logiciels de contrôle trafiqués pour masquer la réalité des émissions de polluants des moteurs diesels de Volkswagen.
La machine à cash du producteur allemand s’est détraquée avec de multiples conséquences pour l’économie allemande.
Retrait progressif d’Europe ?
En 2023, VW n’a vendu que 770 000 autos électriques, contre 1,8 million pour Tesla. La valeur boursière de l’Américain Musk dépassait alors 800 milliards d’euros, contre 46 milliards pour Volkswagen.
Le groupe Toyota est à nouveau le numéro 1 mondial depuis quatre ans avec 11,2 millions de voitures livrées, dont 30 % à moteur hybride, pour seulement 380 000 salariés sur 68 sites de production et une marge opérationnelle de 11 % (5 % chez VW sur la même période).
L’accord avec les syndicats acte-t-il le départ d’Europe ?
Comment seront mis en œuvre l’accord et les arbitrages du prochain plan quinquennal pour les investissements et la répartition de la production entre les 114 usines ?
Le double mouvement de réorganisation de la production et de réduction de postes, contenu dans l’accord de décembre dernier, est le signe d’un retrait progressif d’Europe de la part de Volkswagen.
2 – « LA CODÉTERMINATION », UN SI LONG COMPROMIS CAPITAL-TRAVAIL…
La catastrophe que vivent actuellement Volkswagen et ses salariés est l’échec de la « codétermination » qui constitue le cœur du compromis entre capital et travail en Allemagne
La chute de l’empire Volkswagen est le crépuscule d’une chimère qui a longtemps agité les gauches européennes et états-uniennes : une régulation du capitalisme par la cogestion.
La firme de Wolfsburg est l’exemple même de la cogestion la plus avancée du « capitalisme rhénan », censé s’opposer aux logiques du « capitalisme actionnarial » anglo-saxon. Son échec, actuel, qui est un échec économique, vient briser ces certitudes.
La loi de 1920.
L’Allemagne a une tradition très ancienne de Mitbestimmung, un terme traduit par « cogestion » mais qui signifie littéralement « codétermination ». Sa mise en œuvre répond à deux défis qui se sont présentés au cours du XXe siècle au capitalisme d’outre-Rhin.
Le premier est le défi révolutionnaire qui, durant l’automne et l’hiver 1918-19, a pris la forme de « conseils d’ouvriers et de soldats » s’organisant notamment sur les lieux de travail pour prendre le contrôle de la production. Le parti social-démocrate (SPD), pour éviter la généralisation de la lutte, s’est accordé avec le patronat allemand pour qu’il accepte une première représentation des salariés dans les entreprises.
Les lois de 1920-1922 créent des comités de salariés par établissement (Betriebsrätegesetz) de plus de vingt personnes et une représentation d’un ou deux membres de ces comités aux conseils de surveillance des compagnies.
Ces lois seront cependant limitées et leur application réduite, jusqu’à leur abrogation par le régime nazi.
Un capitalisme « dompté » ?
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne de l’Ouest se présente comme un exemple de participation économique démocratique, en opposition avec l’Est soviétisé.
Mais les chrétiens-démocrates au pouvoir ont également la volonté de mettre en place un modèle économique concurrent de l’étatisme keynésien qui règne en France ou au Royaume-Uni. Pour eux, les nationalisations doivent être évitées.
La participation accrue des salariés apparaît comme une alternative séduisante. Elle devient le pilier de la notion, alors ouvertement conservatrice, d’« économie sociale de marché ».
La codétermination est ainsi inscrite dans la loi en 1952 et élargie dans celle de 1976, passée par le SPD, qui s’est entre-temps rallié à ce modèle économique. Désormais, les entreprises de plus de 2 000 employés doivent offrir la moitié des sièges aux salariés au conseil de surveillance.
Cette représentativité a des limites, puisqu’elle est accompagnée de l’obligation de nommer au moins un cadre parmi les représentants des salariés et d’une priorisation des actionnaires en cas d’égalité au sein du conseil.
N’empêche : l’Allemagne apparaît alors comme la pointe avancée d’un capitalisme de cogestion où les salariés ont leur mot à dire dans les affaires de l’entreprise. Outre la représentation dans les conseils de surveillance, les salariés doivent également être consultés sur les questions de rémunération et de conditions de travail par l’intermédiaire du Betriebsrat, le « comité d’entreprise ».
Souvent, les décisions de la direction font donc l’objet de mesures de compensation pour obtenir la validation du Betriebsrat.
Pour les partisans de la cogestion, ces dispositifs ont plusieurs avantages.
D’abord, ils offrent une forme de coopération entre le capital et le travail fondée sur le compromis. On retrouve là tous les marqueurs de la pensée sociale-démocrate visant à créer un « capitalisme dompté » qui s’opposerait à sa version néolibérale.
Ensuite, l’implication des salariés dans la gestion permettrait de prendre en compte d’autres critères que le simple profit au sein de l’entreprise, comme l’emploi, les salaires, les conditions de travail ou les effets environnementaux de la production. Ce qu’aurait dessiné la cogestion à l’allemande, ce serait un capitalisme de « partie prenante » qui s’opposerait à la maximisation de la valeur actionnariale de l’entreprise.
Enfin, l’entreprise cogérée serait plus efficace que les entreprises dirigées par les seuls actionnaires puisque sa gestion s’extrairait du court terme pour réfléchir à long terme.
Un modèle pour la gauche ?
La cogestion est devenue l’horizon d’une partie de la gauche politique. Dans le programme du Nouveau Front populaire (NFP) pour les élections législatives de juin 2024, on trouvait cette proposition, fort modeste, de « faire des salariés de véritables acteurs de la vie économique, en leur réservant au moins un tiers des sièges dans les conseils d’administration et en élargissant leur droit d’intervention dans l’entreprise ».
Preuve que la cogestion dans sa version minimale (celle des chrétiens-démocrates allemands des années 1950) est désormais la référence de la gauche française et d’une grande partie de la gauche occidentale.
Volkswagen, la codétermination au-delà de la règle fédérale.
Volkswagen, en plus dela règle édictée ci-dessus, a une pratique appuyée de la collaboration entre la direction et le syndicat IG Metall.
L’exemple le plus connu de cette entente est l’accord de 1994 qui vient précisément d’être dénoncé par la direction et qui accordait des garanties en matière de sécurité des postes de travail moyennant la modération salariale.
La « charte des relations de travail » de Volkswagen de 2009 renforce les droits à l’information, à la communication et à la codétermination des travailleurs à travers IG Metall.
Elle proclame que « les parties impliquées au niveau opérationnel doivent avoir une approche de confiance, collective et constructive pour atteindre le succès économique, la sécurité de l’emploi et le bien-être des salariés ». Pour cela, direction et syndicats s’engagent à « adhérer de conserve à une politique de consensus social ».
Enfin, cet engagement à la codétermination est renforcé par la supervision de la puissance publique. Une loi de 1960, finalement validée par la justice européenne en 2009, donne une minorité de blocage au Land de Basse-Saxe, qui détient 20,2 % des droits de vote du groupe.
L’absence d’un vrai contre-pouvoir.
Volkswagen apparaissait pour beaucoup comme le modèle de la codétermination. Mais, dans les faits, quels bénéfices de ce modèle ?
Le contre-pouvoir formel des salariés et du Land n’a pas été capable de prévenir et d’alerter sur le contournement de la loi sur les émissions appelé le « Dieselgate ».
En réalité, le pouvoir dans le groupe reste concentré dans les mains du principal actionnaire, la famille Porsche-Piëch, et de la direction. La présence d’un conseil de surveillance composé pour moitié de salariés n’a jamais réduit la forte centralisation du pouvoir. Le conseil de surveillance était juste là pour le spectacle.
Le conseil de surveillance a établi des dysfonctionnements et une complicité qui ont permis au scandale de se mettre en place, et il a adopté une politique centralisée à partir des comités d’entreprise qui a échoué à prévenir le scandale.
Le syndicat a donné une forme de blanc-seing à la direction moyennant certaines concessions pour les travailleurs.
L’échec de la direction est aussi l’échec de la codétermination sous la houlette d’IG Metall.
Le prix de la complaisance ? Partager le désastre !
Ce qui est vrai pour le scandale du Dieselgate se vérifie aussi dans le domaine de la gestion économique.
Les représentants d’IG Metall ont découvert avec indignation les plans de la direction de fermer trois usines en Allemagne et de supprimer 10 % des effectifs.
Mais ces plans sont la conséquence de leur complaisance vis-à-vis des décisions prises par une direction qui est demeurée profondément enfermée dans des schémas de plus en plus dépassés.
En face de la théorie et de la communication qui voient dans la codétermination une forme de « compromis » entre le travail et le capital, une lecture se dégage des différents échecs de Volkswagen. C’est celle d’une poursuite de la domination du capital sur le travail, moyennant un prix « raisonnable » payé par ce dernier.
Dans ce cadre, le syndicat de Volkswagen ne semble pas un véritable contre-pouvoir.
Les dix représentants d’IG Metall au sein du conseil de surveillance de VW sont tous des employés allemands qui sont traditionnellement alignés sur les positions de la direction et qui apprécient l’importance de Volkswagen dans l’économie allemande. Ils ne contestent que très rarement les choix de la direction.
L’échec de la direction est aussi l’échec de la codétermination sous la houlette d’IG Metall.
Modération salariale.
L’accord de 1994 qui incarnait le « succès » de cette codétermination était fort problématique. Il a conduit à une modération salariale généralisée qui a affaibli la position du monde du travail outre-Rhin.
Lorsque Gerhard Schröder, avec sa coalition SPD-Verts, lance son agenda 2010 qui vise à faire pression sur les salariés en libéralisant le marché du travail et en réduisant les indemnités chômage, c’est au nom de la défense de la compétitivité-coût incarnée par le succès de Volkswagen.
La crise de la zone euro au début des années 2010 est la conséquence ultime de ce choix d’une « désinflation compétitive » par les salaires amorcée par le groupe de Wolfsburg vingt ans plus tôt.
L’illusion du compromis entre travail et capital.
Le destin de Volkswagen, mais plus généralement le naufrage de l’industrie allemande, vient contredire l’illusion selon laquelle la participation des salariés aux décisions permettrait d’améliorer les résultats des entreprises et de construire une économie plus « inclusive » et respectueuse des « parties prenantes ».
Dans le cas de VW, la direction a donné la priorité aux profits avec la complicité passive des syndicats, qui ont souscrit à la doctrine du capital qui veut que la rentabilité des entreprises soit gage du bien-être des employés. La rentabilité de Volkswagen a longtemps profité du compromis social et la direction s’est accrochée à ses recettes traditionnelles sans que les salariés y trouvent à redire.
La morale de l’histoire Volkswagen ?
La démocratie d’entreprise dans le cadre de l’organisation sociale actuelle est un leurre. Sous couvert de participation, on a souvent une simple validation d’une position de la direction centrée sur la recherche maximale de la rentabilité. Il n’y a là rien d’étonnant : au-dessus du pouvoir des différentes instances de direction des entreprises, il y a un pouvoir plus irrésistible, celui de l’accumulation du capital.
L’illusion que le compromis entre capital et travail peut déboucher sur une économie nouvelle oublie que, dans le capitalisme, les rapports sociaux sont inversés, c’est-à-dire qu’ils sont médiatisés par les marchandises, elles-mêmes soumises à la nécessité de l’accumulation du capital.
La leçon de Wolfsburg devrait être apprise, commentée et digérée comme un antidote à tous les conclaves.
Jean Gersin, février 2025.
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