
Dans un entretien à Mediapart, l’universitaire franco-syrien Aghiad Ghanem décrit le profil des « entrepreneurs de violence » qui s’affrontent depuis jeudi dans l’ouest de la Syrie. Un « moment très critique » pour le président Ahmed al-Charaa.
Ces affrontements se sont déroulés sur la côte syrienne et dans les montagnes environnantes de Lattaquié, fief du clan al-Assad et berceau de la minorité alaouite du pays, une branche de l’islam chiite. D’après le bilan publié samedi par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), au moins 1 018 personnes ont été tuées, dont 745 civil·es alaouites.
« Les tueries de civils dans les zones côtières du nord-ouest de la Syrie doivent cesser, immédiatement », a déclaré dimanche Volker Türk, le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme. « Des enquêtes rapides, transparentes et impartiales doivent être menées sur tous les meurtres et autres violations, et les responsables doivent être amenés à rendre des comptes, conformément aux normes et règles du droit international », a-t-il encore estimé.
Dans un entretien à Mediapart, le Franco-Syrien Aghiad Ghanem, docteur en relations internationales et enseignant à Sciences Po, décrit le profil des « entrepreneurs de violence » qui s’affrontent depuis jeudi. Il regrette aussi que le nouveau pouvoir d’Ahmed al-Charaa n’ait pas suffisamment travaillé à la paix civile depuis son arrivée au pouvoir, en offrant notamment de véritables gages d’inclusion aux alaouites.
Mediapart. La Syrie, débarrassée d’Assad il y a trois mois, prend-elle déjà un tournant ?
Aghiad Ghanem : Nous sommes dans un moment très critique. Il reste encore des factions loyalistes pro-Assad armées. Il reste de l’autre côté des factions islamistes très radicales. Leur discours idéologique et doctrinal justifie le massacre des alaouites, en raison de certaines fatwas passées, notamment celles du savant théologien du XIVe siècle Ibn Taymiyya, qui les décrivent comme les pires mécréants possibles. Malheureusement, le nouveau pouvoir, à ce stade, n’a pas réussi complètement à maîtriser ces factions.
Qu’est-ce que les affrontements en cours racontent des capacités de résistance de l’ancien régime syrien de Bachar al-Assad ?
Les forces loyalistes avaient quitté Damas le 8 décembre dernier sans se battre. Le pouvoir de HTC [l’organisation islamiste Hayat Tahrir Al-Cham, désormais dissoute – ndlr] était arrivé jusqu’à Damas après des confrontations de faible intensité. D’anciens membres de groupes très redoutables et redoutés, par exemple au sein de la quatrième section de l’armée syrienne, sont toujours là. Et certains leaders sont toujours entourés de quelques effectifs. Mais il est très difficile d’en évaluer le nombre exact.
Quand le nouveau pouvoir s’est mis en place, dans la région de Lattaquié, ils ont été accueillis par la population, y compris alaouite. Jusque dans le village de Qardaha, qui est le berceau de la famille des al-Assad, il y avait une disponibilité des alaouites, qui n’en pouvaient plus du régime des al-Assad.
Des dizaines de milliers de jeunes alaouites sont morts pendant cette guerre, à quoi s’ajoutent la pauvreté, la précarité des dernières années. Ils avaient lâché le régime des al-Assad. Ils étaient disposés à accueillir ces nouvelles forces. Mon dernier voyage dans le secteur remontait à l’été 2023, et j’ai vraiment écouté des critiques très dures de l’immense majorité de la population alaouite contre le régime d’alors.
Et lorsqu’il y a eu de premières passes d’armes initiées par le nouveau régime, par exemple avec Kanjo Hassan, le très violent chef de la justice militaire de la prison de Saidnaya [resté loyal au régime d’Assad – ndlr], les populations autour n’avaient pas du tout montré de solidarité avec les loyalistes pro-Assad.
Dans ce cas, que s’est-il passé pour en arriver aux affrontements des derniers jours ?
Il semblerait qu’il y ait eu, malheureusement, des étapes qui oont mené à davantage de divisions sectaires dans le pays. Divisions dont profitent aujourd’hui assez largement les loyalistes.
C’est-à-dire ?
Cela renvoie, d’après moi, à la manière dont la justice transitionnelle enclenchée par le nouveau pouvoir a été appliquée. Cette justice vise bien sûr les criminels du régime des al-Assad. Mais son application s’est parfois révélée approximative, voire arbitraire ou abusive.
Je vous donne l’exemple du village alaouite de Demsarkho, au nord de Lattaquié. Je sais, par les recherches que j’y ai menées, que ce n’était pas du tout un territoire de soutien aux al-Assad, pour différentes raisons, politiques et doctrinales. Mais début février, des personnes – qui renvoient au régime passé – ont été signalées par des habitants alaouites aux nouvelles autorités. Et des factions de HTC sont arrivées pour venir les chercher.
Ces factions ont commencé à tirer partout, jusque sur la voiture du cheikh alaouite qui était venu leur parler, et blesser ses deux accompagnants. Il y a donc une situation de dérive par le bas, par des factions liées au pouvoir qui confondent les soutiens de l’ancien régime et les alaouites en général, de manière abusive.
Les témoignages se multiplient sur les exactions commises à l’encontre de civils alaouites. Ces exactions échappent-elles au contrôle du nouveau pouvoir à Damas ou, au contraire, révèlent-elles quelque chose de la nature de ce pouvoir ?
Je pense que cela lui échappe. Ce sont des factions très radicalisées que le nouveau pouvoir n’a pas réussi à dissoudre au sein d’une armée régulière. À la fin janvier, dans un contexte déjà tendu, le nouveau pouvoir était parvenu à leur faire quitter la région, pour éviter justement, peut-être, ce qui aurait pu devenir un bain de sang. Mais ces factions ont malheureusement de nouveau déferlé sur la ville ces derniers jours. Elles massacrent des alaouites par centaines, et tuent aussi des agents de sécurité du nouveau gouvernement. C’est en train d’échapper au contrôle d’Ahmed al-Charaa.
Ahmed al-Charaa a réagi dimanche, jugeant que « ces défis étaient prévisibles », avant d’appeler à « l’unité nationale, à la paix civile autant que possible ». Qu’en dites-vous ?
Cette unité nationale constitue en effet un défi très important, et je pense que cela aurait dû être le chantier prioritaire du nouveau pouvoir. Consolider une paix civile, en mettant en place une véritable justice transitionnelle, un vrai dialogue. Je donne un exemple : on sort de cinquante-quatre ans de dictature et quatorze ans de guerre civile, et le nouveau pouvoir a prévu une unique journée de conférence sur le dialogue national. Mais une seule journée de dialogue ne peut pas rétablir la confiance et la vérité sur cinquante-quatre années de dictature et quatorze de guerre civile.
Je sais bien que le contexte est très difficile, avec des criminels de guerre proches des al-Assad d’un côté, des factions islamistes de l’autre. Mais je pense tout de même qu’il y a eu un manque de volonté de la part du nouveau pouvoir. Nous n’avons pas vu les gages d’inclusion proposés, notamment, aux alaouites. C’est d’autant plus dommageable que les alaouites étaient tout à fait disposés à soutenir cette transition. Là, ils ne le sont sans doute plus.
À présent, le défi est double : maîtriser ces entrepreneurs de violence, des deux côtés, et engager un dialogue dense pour qu’au moins, face à ce type d’événements, il existe les ressorts d’une résilience civile entre les Syriens.
En Syrie, de violents affrontements éclatent dans le berceau du clan Assad
Pour la première fois depuis la chute de Bachar al-Assad, des milices de l’ancien régime et les nouvelles autorités de Damas ont combattu dans la région alaouite de Lattaquié. Plusieurs centaines de personnes sont mortes, y compris des civils.
Damas (Syrie).– Près d’une centaine de combattants tués, au moins 162 civils massacrés dont treize femmes et cinq enfants, des centaines de blessés : le bilan des combats entre des groupes armés liés à l’ancien régime et les forces gouvernementales issues de l’organisation islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) – désormais dissoute – est encore provisoire mais il témoigne déjà de la violence des événements qui se sont déroulés sur le littoral syrien, plongé dans un climat insurrectionnel depuis jeudi.
Tout a débuté en milieu de journée. « Dans le cadre d’une attaque bien planifiée et préméditée, plusieurs milices, vestiges d’al-Assad, ont attaqué nos positions et nos points de contrôle, ciblant plusieurs de nos patrouilles dans la région de Jableh », a déclaré le chef provincial de la Direction générale de la sécurité syrienne, Mustafa Knefati, cité par plusieurs médias.
« Dans la journée, des troupes de l’ancienne armée d’al-Assad sont descendues à Lattaquié [depuis les montagnes environnantes]pour essayer de prendre le pouvoir », confirme un homme originaire de la ville qui préfère ne pas donner son nom, joint par téléphone. « Toute la nuit, nous avons entendu des rafales de fusils automatiques, de kalachnikovs, dans la rue, ainsi que quelques explosions. L’État nous a demandé de ne pas sortir », dit-il, la voix fatiguée, après avoir passé la nuit éveillé.
Si les groupes armés ont pris « quelques rues » de Lattaquié, ancien bastion alaouite des al-Assad, « ils n’ont pas réussi à prendre la ville », rapporte-t-il. « Dès le lendemain matin, des troupes sont arrivées en renfort », ajoute-t-il.

L’assaut a permis aux miliciens de prendre le contrôle brièvement de plusieurs quartiers de Lattaquié et de Tartous, les deux grands ports du littoral, en plus d’autres localités. Des combats ont aussi eu lieu, dans une moindre mesure, à Homs, avant l’arrivée, vendredi, de renforts venus de tout le pays pour soutenir les forces de sécurité présentes localement, visiblement dépassées.
À l’aube, des colonnes de chars, des blindés, des pick-ups équipés de mitrailleuses lourdes et des véhicules de transport de troupe, à perte de vue, pénétraient dans la ville de Tartous, comme le montrent des images diffusées par l’agence officielle de presse Sana, qui précise que les forces du ministère de la défense venaient d’arriver « pour traquer les restes des milices d’al-Assad et pour rétablir la stabilité et la sécurité dans la région », dans le cadre d’opérations de « ratissage ».
Lattaquié, bastion alaouite
Plusieurs sources faisaient état de l’usage d’hélicoptères de combat pour cibler les miliciens. Un couvre-feu a été instauré dans les grandes villes et des messages appelant la population à rester chez elle circulaient sur les réseaux sociaux. La plupart des magasins sont restés fermés, précise une source sur place. En fin de journée, des combats avaient toujours lieu, concentrés principalement au nord de Banyas, autour de Jableh et de Qardaha, dans l’arrière-pays.
Au total, au moins 78 personnes ont été tuées au cours des affrontements, selon le dernier bilan de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), dont « 37 membres des ministères de la défense et de l’intérieur, 34 militants de l’armée de l’ancien régime, en plus de sept civils et de dizaines de blessés, de personnes disparues et de prisonniers des deux côtés ». Selon Sana, les forces gouvernementales ont arrêté plusieurs cadres de l’ancien régime, dont le haut responsable des services de renseignement Ibrahim Huweija, soupçonné d’avoir organisé l’assassinat du leader druze libanais Kamal Joumblatt en 1977.
Des « opérations de liquidation » ont aussi été rapportées par l’OSDH, « cinq massacres distincts ont coûté la vie à 162 civils dans la région côtière syrienne, vendredi, parmi lesquels des femmes et des enfants », précisant que « la grande majorité des victimes ont été exécutées sommairement par des éléments affiliés au ministère de la défense et de l’intérieur ».
Des vidéos de dizaines de corps inertes et ensanglantés, des hommes, semble-t-il, tués par balles, circulent sur les réseaux sociaux, en plus d’autres séquences montrant des violences et des humiliations à l’encontre de civils. Il n’a pas été possible de vérifier ces images en toute indépendance pour le moment.
De telles violences ont été reconnues par les autorités, sans toutefois qu’elles en assument la responsabilité. « Après l’assassinat de nombreux policiers et membres du personnel de sécurité par les restes du régime défunt, de grandes foules non organisées se sont dirigées vers la côte, ce qui a conduit à certaines violations individuelles, a déclaré une source du ministère de l’intérieur citée par Sana. Nous nous efforçons de mettre fin à ces violations, qui ne représentent pas le peuple syrien dans son ensemble. »
Tard dans la nuit, dans un discours diffusé sur la chaîne Telegram de la présidence syrienne, le président de la transition Ahmed al-Charaa a appelé à éviter toute « exaction ou débordement » et à « protéger » les civils, enjoignant les insurgés à la reddition. « Vous vous en êtes pris à tous les Syriens et avez commis une faute impardonnable. La riposte est tombée, et vous n’avez pas pu la supporter. Déposez vos armes et rendez-vous avant qu’il ne soit trop tard », a-t-il déclaré.
Le difficile désarmement des milices
Depuis la chute de Bachar al-Assad, les tensions sont fortes dans les bastions de la communauté alaouite, situés dans les montagnes du littoral. Cette minorité religieuse liée à l’islam chiite, dont est issue la famille du président déchu, a fourni au régime ses cadres comme ses petites mains, créant l’illusion d’un régime confessionnel.
« Les Alaouites, dans leur grande majorité, n’ont pas profité en soi de ce régime pour accumuler des richesses, tempère l’analyste politique Joseph Daher. Beaucoup d’entre eux sont des gens très pauvres et des salariés avec des revenus très bas, comme le reste de la population syrienne, qui ont l’impression d’avoir été de la chair à canon pour le profit d’al-Assad, lui permettant de se maintenir au pouvoir et d’accumuler de capitaux. »
Ces dernières semaines, les exactions contre les membres de cette communauté se sont multipliées. Au moins quinze personnes ont ainsi été tuées en février dans la région de Homs lors d’attaques menées par des hommes armés non identifiés. Les nouvelles autorités ont à plusieurs reprises dénoncé ces punitions collectives et les violences confessionnelles, minimisant toutefois la portée de ces crimes en les décrivant comme des « incidents isolés » et assurant poursuivre les responsables.
Des déclarations qui n’ont pas endigué le phénomène, dans un contexte où les nouvelles autorités, se disant en manque de ressources humaines, peinent à rétablir la sécurité. « Il y a une politique volontaire d’HTC de consolider son pouvoir et d’imposer sa vision peu inclusive sans agir contre le grand nombre d’exactions, de violations des droits humains, d’enlèvements, d’assassinats de civils alaouites, que ce soit dans la région de Homs ou sur la côte, poursuit Joseph Daher. Ces dynamiques politiques nourrissent les tensions confessionnelles. »
Après avoir appelé au désarmement et à la dissolution de tous les groupes armés, le nouveau pouvoir syrien mène des opérations pour faire appliquer ses directives. Mais en l’absence de garanties satisfaisantes, de nombreuses milices refusent encore de rendre leurs armes.
Plus tôt cette semaine, quinze personnes ont été tuées lors de combats à Deraa, dans le sud de la Syrie, alors que les forces gouvernementales tentaient de pénétrer dans une ville contrôlée par une milice pro-Assad. Un soldat a aussi été tué alors que les forces gouvernementales tentaient de reprendre le contrôle du quartier de Jaramana, en banlieue de Damas, à une milice druze.
Trois mois après la chute de l’ancien régime, les nouvelles autorités peinent encore à affirmer leur contrôle du territoire. À la suite des incidents des derniers jours, de nombreux rassemblements ont eu lieu à travers la Syrie pour soutenir les forces gouvernementales et le ministère de la défense. À Damas, jeudi soir, la foule criait d’une seule voix : « Uni, uni, uni. Le peuple syrien est uni ! »
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