
Zelensky, Poutine, Hitler et nos patriotes locaux
Dans ce qu’il reste de conscience politique occidentale, la rencontre de Zelensky avec Trump et Vance a fait l’effet d’un nine eleven à l’envers. L’occident vient de réaliser que son action est passée sous le seuil de l’Histoire. La nuée des prétentions qui dissimulait encore son crépuscule s’est dissipée. C’est la première fois que l’apparence diplomatique des négociations civilisées est si crument mise à nue, à la vue de toutes et tous, comme cruauté de gang en plein racket.
Oswald Spengler appelle « agitations zoologiques » la politique qui n’est plus à l’initiative des saisons de l’Histoire universelle. Ce déclin qui ne marque plus l’histoire est en même temps, selon lui, l’effondrement du « tact » intuitif propre aux « hautes cultures » et aux grandes figures fièrement « racées ». Un seul coup d’œil aura permis au monde entier de prendre conscience de ce que chacun sentait par devers soi : Trump vient de liquider ce qu’il restait du tact culturel. Son bureau ovale aura servi de ring de catch artificiel pour raging bullies. L’humiliation de Zelensky est le coup d’envoi qui signe en même temps la fin de la partie : le vieux continent est désormais provincial. Le mouvement d’intérêt qui déplace vers l’indo-pacifique l’arsenal bénévole de pacification américaine ne trouve plus son compte dans les banalités démocratiques de l’Europe. Le plan est simple : se rapprocher de la Russie pour la dissocier de la Chine et lancer l’offensive contre la deuxième économie. La Chine a des frontières communes avec la Russie et, dans le mouvement d’annexion du monde présent, ces frontières sont aussi labiles qu’un fjord déshabillé par le soleil. À vrai dire, dans le monde des puissances réduites au plus simple appareil, Trump est une aubaine pour l’Amérique – il assume, avec Vance, le désintérêt monstrueux pour tout ce qui n’est pas opportun.
Retour vers le futur. Imaginons que les époques se réverbèrent et que ce qui se joue en petit se rejoue en grand jusqu’à, qui sait ? la déflagration finale. Dans les années 1930, l’Allemagne, qui s’industrialisait rapidement parce qu’elle avait été à la traine, avait pour adversaire le monde américain, dont les produits et les formes de vie commerciales se propageaient peu à peu sur le vieux monde. Dans la compétition industrielle des marchés nationaux, une idée avait vu le jour que le second livre de Mein Kampf formule explicitement : s’allier avec la Grande-Bretagne pour vaincre l’hégémonie montante de l’Amérique. Alors que Gustav Stresemann avait pris le parti de l’économie hégémonique : suivre l’Amérique et se plier au nouvel ordre économique et spatial que ce Jaggernaut aux mille lames fordistes imposait par le fait. Hitler, lui, dans ce que Tooze appelle un « défi épique » et irrationnel, complotiste et halluciné de bêtise, décide de se donner les moyens matériels d’une confrontation à grande échelle avec l’Amérique : l’alliance avec la Grande-Bretagne n’a pourtant pas lieu et les velléités impériales annexionnistes, existantes chez les ultranationalistes et même les centristes de l’époque, s’enclenchent vers l’Est. L’Ukraine – terre de sang – est la cible ; après les Sudètes, l’Autriche, la Pologne et d’autres zones d’intérêt. L’Ukraine représentait dans l’esprit des impérialistes allemands un vaste marché économique, un « Grossraum », un grand espace, une vaste population sur laquelle fondre et de riches greniers à grain à consommer. Mais, dans l’esprit d’Hitler, le marché économique, le « Grossraum » impérial devait, en même temps, devenir un « Lebensraum » racial, un espace vital germanisé, où les juifs, les communistes, les opposants de toutes sortes deviendraient non pas les ouvriers subordonnés d’une puissance annexe, mais les sous-hommes, Untermenschen, voués à l’esclavage et à la mort dans des espaces de travail changés en camp. Ce surplus colonial-racial qui fait du Grossraum économique un Lebensraum racial qui fonde la complicité de la rationalité la plus froide avec l’irrationalité épique et paranoïaque la plus débridée, nombre d’historiens l’ont mis en scène de Cesarani à Ingrao en passant par Tooze ou Chapoutot. La prise de terre est prise de corps pour finir par se résoudre en prise de vie.
Lorsque la Russie prend d’assaut l’Ukraine pour reconstituer l’Empire russe, il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une histoire similaire dans un rapport nouveau. L’Ukraine est le morceau de chair gorgé de sang qui alimente les vampires annexionnistes depuis des siècles. Comme population slave, l’Ukraine se prête à la russification ethno-raciale. Mais le ressort de l’annexion est la prédation minérale et alimentaire ainsi que l’élargissement du marché russe, soit la prise en nombre de populations consuméristes. Pour la Russie, la compétition avec l’Amérique et la Chine, en tant que vestige de puissance élevée, ne peut se faire sans l’élargissement eurasiatique. L’humiliation de Zelensky par Vance et Trump montre peut-être la réussite de ce qui pour Hitler et les siens s’était soldé par un échec : s’allier avec la première puissance en déclin pour entrer en confrontation avec la seconde émergente. S’allier avec la Grande-Bretagne pour entrer en confrontation avec l’Amérique. 2025 : s’allier avec l’Amérique pour entrer en confrontation avec la Chine. Certes, ces analogies historiques ne disent rien de l’histoire en son cours. Que l’Amérique veuille dissocier la Russie de la Chine ou la Russie subordonner l’Amérique pour fonder sa fantastique Eurasie, la réalité matérielle présente déborde les intentions et les plans des nations impériales – des « impérialismes continentaux » dont parle Hannah Arendt. En effet, pour reprendre les termes mystifiés de Carl Schmitt : nous entrons dans un nouveau nomos de la terre. Comprendre le sens de ce nouveau « nomos » ne nous donnera pas l’issue de son avenir mais la clef de son devenir.
L’ordre spatial du permafrost. Nous entrons donc dans un nouveau nomos de la terre. Un événement de découverte de terres qui n’était pourtant pas appelé à se reproduire en raison des limites de la conquête planétaire. Le nomos de la terre, selon Schmitt, désigne l’ordre spatial concret qui surdétermine la prise et la distribution juridique de la terre. Le jus publicum europeum – le droit européen – doit sa constitution – à travers la formation stato-nationale ou l’apparition de l’État nation territorial – à un équilibre de puissances concrètes qui dérive d’une gigantesque prise de terre (Landnahme) inaugurale : la découverte et la conquête par le brutalisme européen (Espagnol, Portugais, Français, Hollandais, Britannique…) des vastes terres américaines. Schmitt ne croyait pas qu’un tel événement puisse se reproduire, étant donné la fin de l’âge des découvertes et la clôture de la terre dans sa limite bien ronde. Eugénie Mérieau, avec humour, considérait, en tant que juriste publiciste, que seule la découverte de terres supralunaires, de races aliènes, et de populations extra-orbitales pourrait, mutatis mutandis, réitérer le geste de 1492. La science-fiction américaine de l’invasion venue du ciel exprime, pourrait-on dire, la mauvaise conscience de 1492 en même temps qu’elle annonce un fantasme dont Cecil Rhodes a donné la formule : « Si je le pouvais, j’annexerais les planètes » et que son héritier cent ans plus tard, l’afrikaneer Elon Musk, cherche à réaliser. Selon Peter Thiel, les fronts pionniers de la prise de terre ne sont jamais plus que l’espace intersidéral au-delà de la ligne de Kármán, la haute mer houleuse et le cyberespace où prolifèrent les mines de données. Mais ce qui n’est pas aperçu dans cet ensemble de projections spatiales purement fantasmées c’est la réalité terrestre du nouveau nomos de la terre ouvrant la voie à une vaste découverte et prise de terre d’un genre entièrement nouveau. Pour l’exprimer en une formule : l’ordre spatial concret qui vient repose sur une toute autre forme de « découverte » que celle du continent de 1492. Alors que la vaste prise de terre du continent amérindien s’est faite en extension exotique, vers des zones étrangères et inconnues qui auront été « réduites » à l’état de servitude coloniale, de péonage et d’exception, que ce sont des terres annexées par ce qui deviendra en retour des métropoles impériales, le nouvel ordre spatial concret qui s’annonce, lui, se joue à domicile : il s’agit du découvrement des vastes terres gelées du Nord par la fonte fossile des glaces. L’ordre spatial concret qui vient est celui qui se déploie depuis les sols découverts par l’impermanence du permafrost. Pourquoi Trump annonce-t-il l’annexion du Canada et du Groenland ? Parce que le nouveau « Grossraum », le nouveau Grand Espace, est cette « terre verte » sur lesquels les glaces sont supposées se changer en rivières chantantes. La Russie est le seul pays au monde à posséder une amplitude spatiale gigantesque dont les trois quarts sont impraticables. Dans le fantasme de la fonte, l’ordre spatial concret qui pourrait émerger du sol gelé boucle l’orgie pétrolifère des oléogarques russes sur un destin de surpuissance. Les vastes sibéries découvertes par l’action du dérèglement climatique mal interprété sont à la source, encore anticipée, du nouveau nomos de la terre. Alors que la corrosion des infrastructures matérielles, l’érosion des sols, les déferlements de boues et les monstrueux débords de fleuves s’apprêtent à détruire la croute artificielle de notre habitation commune, alors que les bactéries archaïques de cadavres congelés et les virus pétrifiés dans les calottes et sous les mousses de verre sont en passe de s’abattre sur le monde entier à la vitesse de la toux, Poutine a l’intuition concrète que le désastre est en même temps pour lui – son héritage posthume – la résurrection des Béhémoths verts dans l’ère chaude. Il se peut que l’orgie de chaos et l’amplitude de désorganisation de l’ère thermo-fossile soit telle que le découvrement du monde ne se présente pas sous la forme d’une issue favorable à l’impérialité russe. Il n’en reste pas moins que le nouveau nomos de la terre gelée – les temps d’impermanence du permafrost – et la montée des eaux littorales est la « Grande Découverte » annoncée du XXI° siècle. L’humiliation de Zelensky dans le bureau ovale, l’alignement trumpiste du Kremlin et de la Maison Blanche, ne peut être compris dans sa pertinence historique planétaire sans cette dérivation à partir du nouvel ordre spatial concret qui doit, pour l’Histoire, servir d’axiome.
La dialectique des campistes heureux. Alors que « l’antifascisme » dans sa plus grande généralité n’a pas d’autre choix que de constituer un camp de rejet absolu des impérialités en tout genre, les campistes continuent de multiplier leurs leçons. Pour eux, l’écrasement psychologique de Zelensky par Trump n’est pas un événement. Soudain : Trump parle leur langage, emploi leur vocabulaire, formule leurs énoncés. L’Ukraine nous pousserait vers la troisième guerre mondiale. Mes cocos : la troisième guerre mondiale a déjà commencé. Et il n’y a qu’une plateforme pour nous retrouver : saisir la densité du destin commun de l’Ukraine et de la Palestine. Sortir de la géopolitique pour entrer dans la voie révolutionnaire. Demain, Israël sera le plus grand ami de la Russie. Et, comme disait un journaliste, si nous ne sommes pas autour de la table, c’est que nous sommes au menu. Chacun souhaite que le banquet s’interrompe devant le plat de résistance.
Le nationalisme est un totémisme d’État, en quoi il est normal qu’il plaise aux indigènes
La difficulté à penser comme Cecil Rhodes, non en minutes et en quartiers mais sous la perspective des « continents et des siècles », rend pareillement délicate l’interprétation de la situation politique planétaire du point de vue du Vieux Continent. La réduction de la conscience politique européenne aux nationalismes rustres et frustres, à la rusticité du « patriotisme », est la forme d’abrutissement animale-totémique des peuples. Marx disait des dynasties d’aristocrates qu’il s’agissait de « zoologie politique », parce que le principe de légitimation de la souveraineté dynastique repose sur la transmission par le sang. Le « nationalisme » quant à lui, est de l’ordre de la « zoologie populaire ». Le modèle du « nationalisme » est celui de l’incarnation du dieu chrétien et de la fusion collective dans le sang mystique du sacrifié. Si le christianisme se présente comme une Respublica Christiana, c’est par la « fraternité » en le Christ et l’eucharistie de sa chair et son sang. La nouvelle famille sainte est le modèle de la famille réelle qui constitue, avec ses sœurs, ses frères, ses pères et ses fils, une union symbolique supérieure – arrachant, par le paradoxe d’une fraternité par le sang symbolique, les particularités ethniques du sang biologique jamais pur. Mais le « nationalisme » occidental, en tant que sécularisation stato-nationale de la logique chrétienne eucharistique, est la version totémique et tribale du Royaume des Cieux. Bosc et Bonnemère n’ont aucun mal à dire, en 1882 que « Vercingétorix est pour nous le Christ national. » [1] Et, le XIX° siècle voit proliférer de tels Christs : Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Tsuisto, Arminius. Écoutons Deloche dans son Du principe des nationalités en 1860 : « Il y a incontestablement un air de famille qui rapproche à travers les siècles nos grands libérateurs, ceux en qui s’est incarnée la grande idée de la patrie. Vercingétorix, Du Guesclin, la sainte martyre de Rouen, nos héros les plus purs de la Révolution, Adolphe Thiers (…) sont de même sang, de même race, de même foi nationale. » [2] De Vercingétorix à Thiers la conséquence féale-raciale est bonne. À la suite de la représentation de la pièce de Cottinet, Vercingétorix, voilà ce qu’écrit Bainville : « Vercingétorix est le héros frère de Jeanne d’Arc ; comme elle le sera plus tard, il est l’image visible de la patrie.[…] On est frappé de la similitude qui s’affirme entre les péripéties de la guerre des Gaules en l’an 46 avant J.-C. et celles de la guerre dont nous saignons encore [la guerre de 1870 contre la Prusse] ; c’est que rien n’a pu tuer en nous l’esprit gaulois et que nous sentons, pensons et agissons encore comme nos pères. » [3] Le principe de la Respublica Christiana avait l’avantage de se déployer dans le monde figuré des paraboles et des métaphores – tout le monde pouvait être chrétien, les Noirs comme les Indigènes amérindiens. L’État nation totémique, lui – comme tous les abrutis – littéralise la métaphore : le sang abstrait devient, jour après jour, le sang concret ; la race spirituelle et culturelle – l’être racé – se change en race physiognomonique, phrénologique et organique. Le tout médiatisé par le pot-pourri indigeste du « Roman national » et de l’Histoire scolaire officielle. Dans l’État-nation est pliée l’aspiration au Royaume de Dieu – le « nationalisme » est le piège étatique de l’énergie affective des revendications messianiques, leur réduction à peau de peine, et, surtout, l’annonce de l’état de guerre et de mobilisation civile totale.
On a pu lire ces temps-ci des pétitions de principe nationalitaires mises en scène sous le concept patriotique. On a entendu des banalités irréfléchies et sans historicité, posant par exemple le « patriotisme » comme Révolutionnaire. Pour n’insulter personne, on citera Henri Lefebvre qui, en 1936 (trois ans et quelques, donc, avant Vichy [sic]), écrivait : « Il n’est pas prouvé que le sentiment national soit nécessairement autarcique et impérialiste. Ses origines sont révolutionnaires. » [4] Une telle affirmation, en 1936, peut avoir le bénéfice du doute : la « révolution nationale » de Vichy n’est pas encore et le caractère « révolutionnaire » des fascismes n’est pas perçu avec acuité. Par ailleurs, la critique du caractère « nationalitaire » de la « Révolution française » et les remarques de Tocqueville sur son sens de révolution moins politique que théologique n’ont pas encore infusé. L’origine « révolutionnaire » du patriotisme est attestée par les « patriotes » révolutionnaires de la Révolution. Mais qui peut honnêtement poser la République bourgeoise sans l’articuler au Césarisme de Bonaparte ? Qui est tellement appauvri en culture historique qu’il ne parvient plus à saisir le caractère militaire, en termes de mobilisation massive, du nationalisme révolutionnaire ? Qui ne voit pas, aujourd’hui, le glissement des guerres révolutionnaires dans les guerres impériales ? Lorsque Lefebvre disjoint « sentiment national » et « impérialisme » en passant par l’origine « révolutionnaire » il fétichise le concept de « révolution » en liquidant en lui ce qui, justement, pousse la République universelle bourgeoise à se changer en Empire soutenu par les paysans – précisément le nationalisme en tant que stratagème de la mobilisation en masse pour la guerre. Un peu plus loin, Lefebvre se moque des sentiments antipatriotiques en reprenant une fameuse accusation de Marx contre les luddistes : « L’antipatriotisme de principe ressemble aux premières réactions des ouvriers devant les machines ; ils voulaient les détruire. Ils ont peu à peu compris que ce n’était pas la solution. Il ne faut pas plus détruire la technique administrative, la machine étatique nationale que les machines des entreprises et le système comptable des banques. Il faut les remanier et les utiliser suivant les exigences qui sont celles du prolétariat et en même temps celle de la civilisation industrielle moderne. » On voit affleurer, en négatif, la confusion hautement significative du « patriotisme » avec l’idée d’un « remaniement utilitaire » de la « civilisation industrielle moderne ». Le « patriotisme », ici, laisse transparaître sa mise à nu matérielle : administration, machinerie étatique, machines industrielles et systèmes des banques. Pourtant, quelques instants après, Lefebvre nous livre un parfait discours d’anticipation pétainiste :
« Le prolétariat a eu parfaitement raison de se défier d’un sentiment que ses maîtres surent capter et diriger. Il faut un degré plus élevé de conscience pour comprendre la plasticité du sentiment national, sa spiritualité, son lien complexe avec la politique – pour comprendre que son caractère réactionnaire lui est venu de certaines circonstances précises et modifiables. Le sentiment national a été capté et utilisé politiquement contre la nation authentiquement réelle, contre le peuple. Mais le prolétariat peut à son tour s’en emparer ou récupérer l’œuvre spirituelle de la communauté populaire. Délivré du fétichisme et des rites formels, le sentiment national n’est-il pas l’amour d’un sol imprégné de présence humaine, l’amour d’une unité spirituelle lentement élaborée par les travaux et les loisirs, les coutumes et la vie quotidienne d’un peuple entier ? Dès que l’on comprend cela, on comprend aussi que la culture nationale, en se séparant de ce contenu et de ce fondement vivant, devient formelle, abstraite, et se disperse, s’exténue, s’enfonce dans la vulgarité bourgeoise. Alors la communauté dans la nationalité prend toute sa signification. »
Si l’amour d’un sol imprégné de présence humaine est ce qui pourrait être appelé des liens et attachements vernaculaires, Lefebvre opère un détournement nationaliste de ces amours. Sa dénonciation abstraite de la capture ou captation politique des « nations authentiques » se redouble d’une capture et d’une direction conceptuelles des attachements vernaculaires. Si le sentiment national prolétarien est capturé par les Maîtres du politique, le sentiment d’attachement est lui-aussi capturé par le concept de Nation proposé par l’intellectuel. Le prétendu « degré plus élevé de conscience » n’est qu’un entortillement chauvin et provincial de plus des hébétudes nationalitaires. La critique de Lefebvre est audible. Il reproche aux marxistes d’avoir abandonné les thèmes de la famille, de la tradition et de la vie, de la communauté et de l’instinct aux propagandistes fascistes alliés au capital. « La propagande fasciste a su partir de thèmes quotidiens, liés à la vie immédiate : sol, famille, tradition, nationalité, etc. Ces thèmes n’étaient point spécifiquement fascistes ; ils se sont trouvés disponibles. Le fascisme a su s’en emparer. » Mais l’erreur conceptuelle et stratégique de Lefebvre est typique de la dérive phraséologique des politicards de la place publique. Ce ne sont pas les termes et les thèmes qui renvoient aux réalités essentielles, ce sont les réalités historiques en devenir qui renvoient et configurent le sens des termes et des thèmes. Dans une époque fascisée, ces termes et ces thèmes renvoient à des matérialités fascistes. Endosmoser sa phraséologie gauchiste, c’est laisser les enchaînements d’idées fascistes et les rapports de forces matériels fascistes dicter la direction et l’initiative du champ. Il ne suffit pas de penser dans des « thèmes », il faut encore thématiser : construire des enchaînements de raisons qui reconfigurent le sens des termes thématiques, construire des forces matérielles qui maintiennent la direction du sens de ces termes. La « révolution nationale » qui suivra, quelques années après le texte de Lefebvre, manifeste historiquement le lieu de l’erreur conceptuelle et stratégique : on ne pense pas dans des mots-idées réduites à la pauvreté du slogan. On ne pense que dans des structures d’idées, des cohérences rationnelles de concepts et de distinctions. Non pas des associations émotionnelles librement poétiques mais dans des affirmations définitoires rigoureuses. La vigueur d’un emparement fasciste des idées de « communauté », de « vie », de « sol », de « famille », de « tradition » ne repose pas sur ces idées mais sur le support matériel cohérent de leurs affirmations, sur le support intellectuel cohérent de leurs définitions – tout terme isolé renvoie à une conceptualité qui est analogue au ciel dans lequel se forment des constellations. La constellation de la « nation » est historiquement aussi pertinente pour le camp du « communisme » que ne l’est l’expression de « patrie de l’Universel ».
Le nationalisme apparaît chez Lefebvre comme une double capture : capture affective et capture mentale. Le nationalisme occidental est une eschatologie chrétienne sécularisée, littéralisée, et totémisée. L’union incarnée du sang national est une réédition du stratagème du vieux Cadmos qui prétendait à l’autochtonie, la naissance des citoyens à partir de la terre, stratagème mythique posé comme « pieux mensonge » par Platon dans sa République communautaire-autoritaire. Que les citoyens se découvrent chacun comme nés non de leurs mères mais du sol, doués les uns et les autres d’une âme minérale et métallique, afin d’être éduqués en direction des fonctions subordonnées de la Cité guerrière, tout cela est une vieille histoire qui, il y a deux mille cinq cent ans, était pourtant déjà compris comme mythe et comme mensonge. Becker et Audoin-Rouzeau ont montré la relation entre la Nation et la Guerre : le nationalisme comme mobilisation totale pour la guerre dans une atmosphère de crise identitaire. Le nationalisme n’est pas une idéologie mais un phénomène qui naît dans la mobilisation pour la guerre. Le nationalisme n’est que l’expression spirituelle de la concentration des forces de la puissance étatique avant l’effort de feu.
De la déception
Il devient évident que les observateurs européens et occidentaux ne comprennent plus rien. Le monde leur apparaît aussi imprévisible que le vol des oiseaux pour l’aruspice. Les marchés s’en ressentent qui tablent sur la régularité et font d’ordinaire du profit sur l’anticipation. Aujourd’hui ils sont hectiques. Pourtant, l’absence de vision globale du monde qui vient ne repose pas sur une propriété des temps. Dans le cadre d’une vaste offensive de guerre hybride, l’incapacité à saisir le temps repose en réalité sur l’incapacité à être à l’initiative de ce temps. L’incompréhension face aux événements et la faiblesse de nos facultés déprédictives n’est pas congénitale – elle est également proportionnelle à la réduction de nos facultés d’agir. Si nous ne comprenons plus rien, c’est parce que le brouillard de guerre s’est abattu sur nous brutalement et que notre conscience particulière et collective est littéralement enfumée d’images sans poids. L’organisation du sens du présent et de son architecture conceptuelle n’est pas seulement nécessaire ; elle est existentielle. La passivité est le lot de la confusion psychologique. La vague de merde, d’idées mutilées et confuses, qui déferle sur nos esprits à bout de smartphone est si violente et si rapide que même les grands nageurs se noient aux côtés des amateurs de brasse. Il faut reprendre son souffle : sobrement, patiemment. Il faut redéfinir les termes. N’accepter que des concepts dont on saisit le sens historique et les définitions variées. Il faut réapprendre la référence. De tous les côtés une opération de déception est en cours qui n’a pas de centre unique et qui doit emporter nos précieuses dépouilles. Il n’est plus lieu de se laisser aller à poétiser le sens du monde tel qu’il vient. Nous devons prendre le parti du rationalisme. Ce rationalisme doit commencer par démystifier les opérations de déception, défaire un à un les stratagèmes des dupes, détruire les assises effectives de ces forces, nommer les choses à partir des choses, retrouver des échantillons de cohérence théorique. Nous savons que sous le seuil de l’Histoire, l’agitation zoologique laisse perler de temps à autre quelques âmes.
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