Palestine. La santé mentale, un enjeu décolonial

Signalé par Jean Mau

Les Palestiniennes subissent une violence coloniale qui détruit non seulement leurs corps et leurs maisons, mais aussi leur psychisme. Génocide, déplacements forcés, blocus, humiliations quotidiennes constituent autant de traumatismes individuels et collectifs. Il est urgent de repolitiser la santé mentale pour en faire un enjeu de justice.

    Dessin brut de scènes de destruction, feu, bâtiments, et silhouettes.
Août 2024. Des enfants palestiniens dessinent des images représentant les destructions dont ils ont été témoins à Gaza.
© MSF

Nul besoin d’être experte en psychiatrie pour comprendre que le génocide en cours à Gaza et la politique d’annexion israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ont des conséquences dramatiques pour la santé mentale du peuple palestinien. Ce qui se cache derrière les dommages physiques est peut-être bien plus violent encore : Israël, avec la complicité des États-Unis et dans l’indifférence quasi générale de leurs alliés occidentaux, est en train de détruire la structure émotionnelle, cognitive et psychologique de la population palestinienne.

Une population polytraumatisée

Le traumatisme des Palestiniennes prend racine en 1948, lorsque — suivant la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël — plus de 750 000 Palestiniennes furent forcées de quitter leurs terres. Cette Nakba (catastrophe) — est un traumatisme collectif et transgénérationnel fondamental de l’histoire palestinienne. Il est aujourd’hui fortement ravivé dans la conscience collective par le déplacement forcé de 2 millions de Gazaouies depuis octobre 2023.

À la veille du 7 octobre 2023, Gaza était une prison à ciel ouvert depuis 2007. Les habitantes y vivaient coupées du monde, sous blocus terrestre, aérien et maritime imposé par Israël depuis 16 ans. Ce blocus a placé Gaza dans une situation de « dé-développement » et de crise humanitaire chronique et multiforme. Les restrictions de circulation et d’accès ont détruit le tissu économique et social et fait naître un sentiment de désespoir qui domine dans la population. Les habitantes de Gaza ont également subi quatre guerres d’ampleur avec Israël depuis 2008 (en 2008-2009, 2012, 2014 et 2021) qui ont causé de nombreux morts et blessés ainsi que des dégâts psychologiques considérables.

En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, la population se retrouve dépourvue face à la croissance des colonies et à la violence des colons. Les Palestiniennes assistent impuissants à la confiscation de leurs terres et à la destruction de leurs biens. Ils sont quotidiennement humiliés par le vaste système de contrôle et de restrictions de mouvement imposé par la matrice coloniale israélienne depuis des décennies. Ils sont eux-mêmes ou voient leurs proches se faire emprisonner, blesser, ou tuer sans que justice soit faite. Cette situation et l’absence de perspective d’évolution à court ou moyen terme ont eu un impact traumatique direct sur la population palestinienne. L’accélération drastique, particulièrement après le 7 octobre 2023, de ces tendances de longue date en matière de discrimination, d’oppression et de violence place la Cisjordanie au bord de la catastrophe, tandis que Gaza a glissé dans l’abîme.

Il est essentiel d’être précis quant aux conséquences catastrophiques du génocide en cours. Bien au-delà de ses prétendus objectifs militaires, Israël a stratégiquement ciblé à grande échelle toutes les infrastructures vitales nécessaires au maintien du tissu social et économique de la population gazaouie. En anéantissant des familles entières et en détruisant des espaces où les gens tissent des liens et s’entraident, comme les écoles, les hôpitaux, les mosquées et les églises, Israël a fait disparaître les sources de subsistance et de soutien communautaires fondamentales à la stabilité psychologique de la population. Le nombre de victimes est si élevé et les destructions d’infrastructures si étendues que les familles sont dans l’incapacité de pratiquer leurs rituels funéraires, rendant le processus de deuil extrêmement difficile. Adultes comme enfants sont confrontés à une anxiété extrême, à la faim et à la soif, à la peur et à une inquiétude constante pour leur propre sécurité et celle de leurs proches.

Un tel traumatisme ne se limite pas au présent et aux personnes directement touchées. Il peut engendrer de graves traumatismes intergénérationnels, comme en témoignent les études sur les enfants de survivants de l’Holocauste et d’autres traumatismes de masse1.

Des besoins mal évalués

Pour diverses raisons liées aux manques de moyens et au tabou social entourant la question de la santé mentale en Palestine, il existe (trop) peu de données statistiques sur les conditions sociopsychologiques des Palestiniennes. On peut tout de même citer quelques chiffres d’études menées avant le génocide. Une étude publiée en 2017 indiquait que la population du Territoire palestinien occupé (TPO) était déjà la plus touchée par les troubles mentaux de l’ensemble des pays de la Méditerranée orientale2.

La Palestine avait notamment déjà de loin les taux de dépression les plus élevés des pays de la région. Selon les données de cette étude, la dépression était la deuxième cause d’invalidité en Palestine en 2015. En 2021, une étude de la Banque mondiale3 effectuée sur un panel de 5 867 Palestiniennes a relevé quant à elle la présence de symptômes dépressifs chez 50 % des répondantes en Cisjordanie et 71 % à Gaza.

Il n’existe pas encore de chiffres ni d’étude évaluant les conséquences du génocide en cours à Gaza sur la santé mentale de la population. Des rapports révèlent cependant que les enfants gazaouis présentent des réactions traumatiques aiguës, incluant paralysie, mutisme, convulsions, confusion et perte de contrôle de la vessie.

Les jeunes sont de manière générale particulièrement touchés par les problèmes de santé mentale. Une étude publiée en 2015 indiquait que 40 % d’entre eux souffraient de troubles de l’humeur, 90 % d’autres pathologies liées au stress et 60 % à 70 % de symptômes de « stress post-traumatique »4. Selon Médecins sans frontières, dans un article datant de 2021, les suicides et tentatives de suicide ont régulièrement augmenté depuis 2007, alors même qu’ils sont clairement sous-rapportés à cause de la stigmatisation des problèmes de santé mentale au sein de la société palestinienne. Si la tentative de suicide est un crime selon la loi palestinienne, une étude médicale publiée dans le World Journal of Medical Sciences en 2014 rapporte cependant qu’un quart des adolescentes palestiniennes (13-17 ans) avaient déjà fait des tentatives de suicide. L’un des taux les plus élevés au monde.

Des outils inadaptés

Samah Jabr, responsable de l’unité de santé mentale au ministère palestinien de la santé, remet cependant en question ces statistiques. Elle est l’une des 34 psychiatres palestiniennes tentant de faire face avec difficulté aux immenses besoins d’une population polytraumatisée de 5,5 millions d’habitantes. Selon elle, les outils développés en Occident pour mesurer la dépression, comme l’inventaire de Beck5, ne font pas la distinction entre la souffrance justifiée et la dépression clinique et ne tiennent pas compte des circonstances dans lesquelles l’angoisse constitue une réponse raisonnable et adaptée à la situation vécue.

Ce champ est nécessaire.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*