
BD : comment les chacals ont trahi Charlie
Sous la forme d’une BD de fiction satirique au sujet d’un magazine baptisé « Chacal Hebdo », Ziegler et Baladi brossent l’histoire de Charlie Hebdo depuis sa relance par Philippe Val jusqu’à l’attentat qui décima la rédaction. Drôle, pertinente lorsqu’elle raconte l’appropriation d’une marque transgressive par des affairistes aussi peu subversifs que scrupuleux, leur BD convainc bien moins lorsqu’elle présente Cabu ou Charb comme des artistes carriéristes ayant développé un racisme opportuniste.
C’est l’histoire d’un magazine français dont le nom a fait le tour du monde. Un hebdomadaire satirique victime d’un attentat islamiste qui a décimé sa rédaction. Un journal dont le directeur, ancien chansonnier, aurait jadis trahi l’histoire et les fondateurs. Toutes ressemblances avec des événements existants ne sont pas vraiment fortuites : un petit panneau indique en ouverture de la bande dessinée que cet album est “librement inspiré d’une histoire vraie”. On nous pardonnera donc d’utiliser parfois ici les noms réels des hommes et des femmes visés par les auteurs, même s’ils sont transformés dans cet album en personnages de fiction.
Les protagonistes de cette fresque se reconnaissent d’ailleurs aisément, grâce au léger détournement de leurs noms (Bacu, le professeur Chignon, Philibert Vil, Rufus Milka…) ou à leurs physiques. Leurs visages évoquent des caricatures de presse satirique telles que l’on pourrait les retrouver dans Charlie.
« Chacal Hebdo » propose une vision romancée et outrée d’une histoire que tout le monde connaît et que chacun peut questionner. On comprend la prudence des auteurs, soucieux d’éviter les poursuites en diffamation, particulièrement quand sont visées des personnalités que pourraient tenter l’usage de procédures bâillon. L’un des personnages les plus égratignés n’est-il pas lui-même avocat ? Toutefois, leur récit oblige à revenir à certains faits, bien réels.
Le grand détournement
« Chacal Hebdo » démarre dans les années 1970, lorsque le jeune Philibert Vil débute dans le music-hall, chantant son soutien aux immigrés en duo avec Patrick Fiont. A l’époque, Philibert gravite autour de la rédaction de Chacal Hebdo : le dessinateur Bacu réalise même l’affiche de son spectacle. Mais dans les années 1980, criblé de dettes, Chacal Hebdo met la clé sous la porte.
Une dizaine d’années plus tard, Philibert Vil retrouve Bacu. Sa carrière de chanteur bat alors de l’aile, et il accepte de devenir chroniqueur de La Grosse Bécasse, nouvel hebdomadaire dans lequel officie Bacu. Vil en devient le rédacteur en chef, mais se heurte à une ligne anarchiste et antimilitariste qu’il goûte peu, préférant proposer des éditoriaux sentencieux qui déplaisent à la rédaction comme aux lecteurs.
En conflit ouvert avec son directeur, Vil débauche toute la rédaction pour relancer Chacal Hebdo. Mais la marque ne lui appartient pas… Pour arriver à ses fins il doit écarter le professeur Chignon, cofondateur de la revue originale, pas vraiment emballé à l’idée de travailler à son service et qui finira sa vie dans le dénuement, lâché par ses anciens copains. Vil et Bacu convainquent l’autre fondateur, Cabagna, de revendiquer seul la propriété historique du titre. Roulé dans la farine par l’avocat Rufus Milka (qui lui concède royalement 0,44% des ventes), Cabagna renonce à la propriété de Chacal Hebdo contre des cacahuètes.
« Chacal Hebdo » est l’histoire d’un double détournement : celui d’une marque, déficitaire avant d’être relancée, mais devenue profitable ensuite. Et le détournement des valeurs de la gauche par une petite clique d’arrivistes dont les valeurs s’ajustent aux opportunités d’ascension dans les microcosmes politique, économique et médiatique.
Fausse impertinence
Sur la première moitié de l’album, qui expose ces faits dans le détail, « Chacal Hebdo » est une franche réussite, qui enchaîne des pages hilarantes avec ses représentations plus vraies que nature de Philippe Val, Caroline Fourest ou Bernard Henri-Lévy. En dignes héritiers des plus grands auteurs de la presse satirique – comme ceux dont ils racontent l’histoire – Ziegler et Baladi moquent avec mordant la fausse impertinence, la critique sans risque et l’arrivisme d’un Trissotin moderne, véritable caricature – bien moins sympathique que celles publiées dans leur journal – mais formidablement ciselée.
Ils rappellent quelques épisodes peu glorieux : la censure par Val d’un dessin de Lefred-Thouron évoquant la condamnation pour pédophilie de son ancien compère de cabaret Patrick Font. La spoliation de la marque Charlie Hebdo par le même Philippe Val et son avocat Malka, grâce à la manipulation du trop naïf Cavana (que plus personne ne faisait travailler depuis des années), en échange de la promesse jamais honorée de création d’une société de journalistes. Le licenciement de Siné pour un écrit antisémite imaginaire (la justice donna raison au chroniqueur). Ou la manière dont Val vendit son âme à Nicolas Sarkozy (cible privilégiée du Charlie Hebdo qu’il dirigeait alors), qui lui offrit ultérieurement la direction de France Inter.

Beaucoup plus problématique en revanche est la vision brossée de quelques dessinateurs du journal comme Cabu ou Charb, montrés en islamophobes acharnés et en racistes convaincus. La deuxième partie de « Chacal Hebdo » les désigne comme des vassaux décérébrés de Val, des rapaces obsédés par les ventes du journal qui exploitent les brèches de la liberté d’expression afin de s’acharner sur les musulmans, prenant même un malin plaisir à les persécuter. Cette vision est bien trop caricaturale, voire manichéenne car dans « Chacal Hebdo » les personnages sont complètement noirs ou blancs. On constate d’ailleurs avec étonnement que Zineb El Rhazoui, ancienne idole de la fachosphère, est épargnée par les auteurs qui vont jusqu’à la montrer comme une force de résistance intérieure au sein de la rédaction.
Soupçonner ces dessinateurs – bouffeurs de curés depuis leur premier crayon – d’un quelconque racisme est ignoble, d’autant qu’ils sont aujourd’hui un peu trop morts pour se défendre. Imaginerait-on de la même manière prétendre que la célèbre couverture de Charb sur le “dîner de cons” de Jésus démontrait sa haine des chrétiens ? Évidemment pas. A chaque mise au pilori par le Vatican pour des dessins jugés blasphématoires seule l’extrême-droite s’indignait en France, bien heureusement. Nul n’ignore que les dessinateurs de Charlie utilisaient la provocation comme arme pour faire parler d’eux, et les religieux – plus précisément les intégristes de toutes obédiences – faisaient partie de leurs cibles privilégiées, aux côtés de l’armée, de la police et des fachos. Personne n’est obligé d’apprécier ces dessins, mais la loi française permet le blasphème, qui n’est pas une expression du racisme. Cabu, qui avait précisément inventé le personnage du beauf pour dénoncer le racisme ordinaire, doit s’en retourner dans sa tombe.
Rancœurs
Il y a une dizaine d’années, Denis Robert (cofondateur et président de Blast) remontait aux débuts de cette histoire sous forme d’enquête dans son livre « Mohicans », sans se cacher derrière la satire et les faux-noms. Mediapart publia aussi en 2017 une enquête en plusieurs épisodes sur l’histoire de la spoliation du journal et sur l’affaire Siné. Chacun pourra ainsi compléter ses sources pour se faire sa propre opinion sur les qualités et les défauts des protagonistes de l’histoire de Charlie.
Reste que la version racontée dans « Chacal Hebdo » rappelle tristement que le journal continue de cristalliser autour de son nom beaucoup de haines et de rancœurs, ce qui ne s’est pas arrangé après l’attentat de 2015. Comme s’il était devenu impossible dans le monde contemporain de rassembler – à gauche – sur ce qui faisait l’essence du Charlie première mouture : le progressisme, la subversion, l’indépendance d’esprit, et surtout la déconne.
● Chacal Hebdo, de Dominique Ziegler et Alex Baladi, 128 pages, 21 € (éditions Hoochie Coochie)

Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret / Margaux Simon
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