Ma « chronique américano-mondiale » d’hier 21 avril s’est terminée en queue de poisson en raison de la nouvelle diffusée pendant que je l’écrivais, la mort du pape. Je comptais en effet développer la place particulière de J.D. Vance et l’importance de sa visite au Vatican, et l’impact probable de l’offensive globale qu’il porte sur l’Église catholique. Il est évident que la mort (par ailleurs prévisible) du pape à ce moment précis, ouvrant le processus de succession, démultiplie cet impact – outre qu’elle ne va pas manquer de nourrir les complotismes providentialistes, et d’ailleurs, on ne saurait exclure que se forcer à recevoir J.D. Vance, décision politique très lourde, a pu ébranler les dernières forces du pauvre diable …
Dans ce second article, je suis donc, par la force des choses, amené à parler de Bergoglio-François, bien que son sujet principal reste centré sur J.D. Vance et ce qu’il représente.
Lorsque Trump a désigné son vice-président, le choix de James David Vance avait été interprété comme électoralement médiocre et validant une orientation résolument à droite toute. Son entrée fracassante sur l’arène internationale à Munich le 14 février dernier en a fait le personnage clef du triumvirat. Car il y a triumvirat, ce qui n’a certes aucun rapport avec la constitution américaine. On avait connu César, Pompée et Gracchus, ainsi que Napoléon, Cambacérès et Lebrun (mais on a oublié très vite les deux autres consuls). Cette fois-ci, le n°1 du triumvirat n’est pas l’étoile montante comme dans ces deux précédents, mais le vieux singe déclinant. Musk est le fou du roi, et Vance, vice-président, est le plus actif des vice-présidents américains que l’on ait connus. A l’évidence, il se voit président, et constitue la « solution » possible du conflit latent Trump/Musk, sauf bien entendu si le soulèvement démocratique américain et mondial ne les fait choir tous ensemble.
Vance coche plusieurs cases à la fois. Par ses origines « populaires », il est proche de la base « MAGA » et il a épousé le chauvinisme trumpiste. Mais le facteur clef le concernant est son parcours religieux. Il provient d’une famille baptiste, imprégnée de l’obscurantisme des milieux de ce qu’est devenu le pseudo « réveil » protestant, créationnistes et pas très éloignés de thèmes tels que la Terre plate. Selon lui, dans cet important récit autobiographique publié en 2019 et titré Comment j’ai rejoint la Résistance, la seconde partie de sa vie, celle de son ascension sociale et universitaire, fait de lui un libertarien athée. Il s’éloigne de la foi de sa grand-mère obscurantiste et fréquente des financiers et informaticiens branchés. Ce récit platement individualiste est construit, volontairement ou pas, sur le moule thèse-antithèse-synthèse : enfance baptiste obscurantiste populaire ; jeunesse dorée et athée ; et découverte d’un catholicisme sui generis, initiée au départ par une conférence de son ami Peter Thiel.
Or, Peter Thiel est le principal théoricien et intellectuel des golden boys de la Silicon Valley. Lui-même a fondé PayPall, Palantir (logiciels et banques de données), accumule son capital par la gestion de fonds d’investissements (Clarium Capital Management LLC), et achète des domaines fonciers en Nouvelle-Zélande pour y établir des oasis pour riches quand le reste du monde s’effondrera. Dans le cadre d’un pseudo-individualisme radical libertarien, qui ignore tout fait social comme tel, Thiel est un théoricien religieux, préconisant un « Christ » adapté à la concurrence de tous contre tous en mode ultra-capitaliste, le tout assaisonné de formules empruntées au français René Girard. Vance dit avoir flashé devant ce discours. Que cela soit ou non une reconstruction pour les besoins de la cause n’a pas grande importance et conduit à une conclusion clef : il faut investir dans l’Église catholique pour garantir la famille, le travail et la patrie, et permettre aux meilleurs d’accumuler les capitaux qui réaliseront le dépassement de l’humanité, en tout cas pour son élite transhumaniste qui réalisera le « sens de l’histoire » allant toujours de l’avant, comme Jésus et saint Augustin l’ont montré !
Thiel est lié à Kurtis Yarvin, jeune théoricien fumeux qui inspire, quant à lui, Elon Musk, pour qui la démocratie doit être détruite, le monde ne pouvant progresser que sur le mode du commandement unique, et masculin, comme progresse une entreprise.
Ce gloubi-boulga a une cohérence donnée par la cause sacrée de l’accumulation du capital. Le petit Vance est un baptiste obscurantiste marqué par la foi de charbonnière obtuse de sa grand-mère. Le jeune Vance est un libertarien technologue athée aux dents longues qui rayent le parquet. Le Vance de la maturité est un catholique born again, qui protège la famille et d’abord la sienne et veille à ce que les prolétaires travaillent et consomment, réunissant l’efficacité capitalistique de tonton Thiel et la simplicité de Mère-grand. Du point de vue de la tradition chrétienne et catholique bien comprise, il y a quelques points aveugles : l’incarnation, la charité, Marie, sont des catégories qu’il n’a manifestement pas bien digérées. Mais, avec son bagage idéologique et le mécénat de ses protecteurs milliardaires, il monte à l’assaut … du Vatican.
Il faut bien comprendre la position « intersectionnelle » (hé oui !) de Vance : les pieds enfoncés dans la base MAGA populaire et protestante butée, la tête et les mains reliés aux portefeuilles des milliardaires et aux rêves technologiques et racialistes de la bande à Musk, il investit le catholicisme américain et mondial d’une manière qui relève pratiquement de l’entrisme, à l’intersection de deux réseaux réactionnaires. Le premier réseau est celui de la New Apostolic Reformation (NAR) et des Christian Nationalists, ces talibans qui font retirer la théorie de l’évolution dans les écoles au fond des Appalaches, dont la base est protestante (baptiste, évangéliste et pentecôtiste). Son arrière-plan historique, c’est le Ku-Klux-Klan. Le second réseau est l’Opus Dei catholique qui contrôlait l’économie en Espagne franquiste. Son arrière-plan historique, c’est l’Inquisition. Vance n’est pas le petit génie qui a connecté les deux réseaux, il n’est que leur rejeton : ils se sont connectés dans la Heritage Fondation, le think tank conservateur qui a pris en main Trump n°2 et a accouché du Project 2025. En outre, la Heritage Foundation fut très certainement le lieu de connexion avec un troisième réseau : le FSB !
Jusqu’à présent, les milieux born again du « réveil » protestant réactionnaire et le monde catholique semblaient avoir été hermétiques, du moins dans les sommets. Au Brésil, par exemple, la base populaire déçue et précarisée du PT de Lula a été en partie siphonnée par Bolsonaro par le biais des pentecôtistes, qui avaient déjà porté la candidate « écologiste conservatrice » Marina Silva, issue du PT. Aux États-Unis, l’Église catholique est à présent ciblée par une vaste zone de pénétration, au sommet et à la base, avec comme fondement la défense de l’ordre social existant, mais avec comme carburant populaire les espérances apocalyptiques de la NAR, espérances de changements révolutionnaires tronqués et déformés, pour qui Trump est le guerrier (qui a beaucoup péché !) annonçant les derniers temps.
Cerise sur le gâteau, si l’on peut dire, dans le cas de Vance, son épouse, qu’il avait tenté d’envoyer en éclaireuse pour l’invasion du Groenland : Usha Vance, d’origine indienne telougou, apporte le grain de sel des hindous de haute caste qui, dans la vision racialiste et néo-aryenne de l’humanité hiérarchisée qui sous-tend plus ou moins les affabulations d’un Musk, fait partie de la future élite, celle qui soi-disant pourra aller sur Mars pendant que la masse crèvera du réchauffement causé par l’accélération de l’accumulation du capital et de la combustion du pétrole que tous ces petits cavaliers de l’Apocalypse appellent de leurs vœux …
Vance est un petit homme, un petit personnage, mais il porte tout cela. C’était donc un missile redoutable qui est allé voir François pour la dernière rencontre humaine de celui-ci avant sa mort !
Les commentateurs soulignent généralement que le pape François a été « progressiste » sur certains sujets, mais pas sur d’autres, notamment tout ce qui touche à la domination patriarcale. La forme monarchique et masculine de l’organisation cléricale catholique et le cadre idéologique catholique dominant, qui n’a pas rompu avec la volonté d’établir une théologie politique régentant l’ordre social, fragilisent l’organisation catholique face à l’offensive de ces nouveaux œcuménistes néofascistes que représente Vance. Je dis « œcuméniste » car ils sont non seulement à l’intersection des courants protestants antilibéraux et du catholicisme se voulant le plus « dur », mais aussi, bien entendu, en connexion avec l’orthodoxie russo-poutinienne du patriarche Kyrill. Lors du schisme des églises orthodoxes qu’a produit la guerre de la Russie contre l’Ukraine, déjà en 2019, les uniates gréco-latins et les orthodoxes ukrainiens avaient mis en avant le refus d’une théologie politique à la façon du patriarche Kyrill. Le legs du pape François permet-il de résister à l’offensive du néo-catholicisme et du néo-œcuménisme façon Thiel et Vance ? Rien n’est moins sûr.
Certes, il y a un verrou, qui est celui-ci : « C’est de l’hypocrisie de se dire chrétien et de chasser un réfugié ou quelqu’un qui cherche de l’aide, quelqu’un qui a faim ou soif, de rejeter quelqu’un qui a besoin de mon aide… Si je dis que je suis chrétien, mais que je fais ces choses, je suis un hypocrite. » Ce sont là les propos fondateurs de Bergoglio-François se rendant à Lampedusa peu après son avènement. Position renouvelée dans la lettre adressée aux évêques des États-Unis en février dernier : « Je suis de près la crise importante qui a lieu aux États-Unis avec le lancement d’un programme de déportations de masse. Une conscience formée avec droiture ne peut manquer d’exprimer un jugement critique et exprimer son désaccord avec toute mesure qui identifie de façon tacite ou explicite le statut illégal de certains migrants avec la criminalité. »
Le verrou que constitue la position de protection des migrants, qui réfère à tout un pan de la tradition religieuse (exode des Hébreux, statut précaire de la famille du Christ, parabole du bon Samaritain …), est d’ailleurs, si l’on lit bien la lettre vaticane de février 2025, surtout ancré dans la référence à l’État de droit, laquelle existe indépendamment de toute théologie politique.
Toutefois, ledit verrou risque de sauter, ou d’être institué comme la spécialisation charitable de quelques-uns (et donc comme une hypocrisie), devant une offensive avec laquelle les positions du pape défunt avaient déjà une large plage d’accord.
Cette plage d’accord concerne l’ordre, ou le désordre, international, global, la multipolarité impérialiste. C’est Jean-Luc Mélenchon qui résume ainsi une représentation très commune à « gauche » envers le pape François : « Il est des personnages à qui on sait devoir quelque chose sans les avoir jamais approchés. Le pape chrétien, le pape François est de ceux-là. Celui-là a comblé le fossé qui séparait l’Amérique du Sud, croyante ou pas, de l’Église dont elle se réclame si souvent et, dans presque tous les cas, parmi les dirigeants de notre gauche. Tous ont adhéré à la théologie de la Libération … »
On pourrait discuter quant à savoir si « tous », « parmi les dirigeants de notre gauche », ont « adhéré à la théologie de la Libération », mais J.L. Mélenchon occulte ici le fait que José Bergoglio, jésuite argentin, ne relève pas de celle-ci mais de la théologie paternaliste « en faveur des pauvres », largement conçue pour lui faire barrage, avant de se faire promoteur d’une synthèse en prenant le nom papal franciscain de François. Mais surtout, l’idée force que J.L. Mélenchon avance ici, tout à fait banale, est celle d’un pape qui représentait l’Amérique du Sud et plus généralement « les Suds ». Or, ceci a fait de François un pape qui demandait aux Ukrainiens, textuellement, de lever « le drapeau blanc », et qui ne s’est jamais rendu à K’yiv car, disait-il, il aurait fallu aller d’abord à Moscou. Un pape, également, qui a cautionné, lors de son passage en Mongolie, l’encadrement du catholicisme chinois par Xi Jinping. Bref, sous couvert du « Sud global », un pape de la multipolarité impérialiste.
Son soutien aux Palestiniens ne contredit pas cela. Ce soutien n’avance d’ailleurs aucune issue passant par la défense ici et maintenant des droits politiques, démocratiques et nationaux, des Palestiniens. Penser toujours aux enfants palestiniens (sans aucun effet positif pour ceux-ci sous les bombes), ne penser jamais aux enfants ukrainiens : n’avons-nous pas là un excellent résumé de la mentalité globale de la « gauche » bien-pensante favorable au « Sud global » dont J.L. Mélenchon est ici, dans sa louange papale, un excellent écho ?
Cet héritage-là ne fournira, lui, même « de gauche », aucun verrou envers la recomposition religieuse, capitalistique et eschatologique que portent les Vance, les Thiel et les Kyrill.
Partant de la situation américaine, j’ai donc fini par apporter une contribution au prochain conclave, qui ne résoudra certainement pas ces contradictions !
VP, le 22/04/2025.
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