
La commission a auditionné jeudi le gendarme et le juge qui ont tenté dès 1998 d’enquêter, malgré les entraves, sur des viols commis par un prêtre de l’établissement. Ils ont livré de nombreux détails sur le rôle de François Bayrou, lequel avait pourtant assuré qu’il n’était au courant de rien.
Alain Hontangs avait déjà raconté, sur TF1 puis auprès de Mediapart, comment le juge d’instruction chargé de cette enquête, Christian Mirande, lui avait fait part d’une intervention de l’actuel premier ministre, qui était à l’époque député et président du conseil général des Pyrénées-Atlantiques, dans la conduite de cette information judiciaire. Mais cette fois-ci, les déclarations ont été réitérées sous serment, le gendarme fournissant en plus à la commission de nouveaux éléments permettant de crédibiliser son récit.
Au cours de son audition, l’enquêteur a par exemple lu le SMS que lui a adressé l’un de ses anciens collègues, appuyant ses souvenirs. « J’étais au courant [de l’intervention], M. Mirande me l’a confirmé à l’époque », lui a indiqué l’adjudant-chef Robert Matrassou – aujourd’hui à la retraite – en février, à la suite des premières déclarations publiques d’Alain Hontangs sur le traitement particulier de ce dossier.

L’enquête en question, dont le gendarme garde un souvenir aigu tant elle a marqué sa carrière, visait un ancien directeur de Bétharram, le père Carricart, qui fut remis en liberté dans des conditions troublantes, le 9 juin 1998, une dizaine de jours après sa mise en examen pour viols sur un ancien élève de l’établissement. Deux ans plus tard, le religieux s’est suicidé à Rome où il avait pris refuge, alors qu’il venait d’être mis en cause par un autre de ses anciens élèves.
Affecté à la section de recherches de Pau, Alain Hontangs avait auditionné le père Carricart pendant trente-six heures en garde à vue avant de l’accompagner au tribunal pour qu’il soit présenté au juge d’instruction, le 28 mai 1998. « Christian Mirande m’attendait devant la porte de son bureau. Il m’a dit : “La présentation est retardée, le procureur général veut voir le dossier. Il y a eu une intervention de M. Bayrou.” Point », a relaté avec rigueur le gendarme devant la commission d’enquête. Relancé par les rapporteurs Violette Spillebout (Renaissance) et Paul Vannier (La France insoumise), l’enquêteur chevronné a fait part de sa « surprise ». « Jamais » auparavant il n’avait été confronté à une demande de ce type.
Également entendu sous serment dans la foulée du gendarme, le juge Mirande a affirmé qu’il ne se rappelait pas avoir évoqué une intervention de François Bayrou, tout en jugeant crédible son récit, comme il l’avait déjà fait auprès de Mediapart. « Je connais très bien les deux gendarmes [Alain Hontangs et Robert Matrassou – ndlr], en qui j’ai toujours toute confiance. S’ils disent cela, c’est que ça a dû arriver », a réagi le magistrat à la retraite, auditionné en visioconférence depuis son domicile du Béarn.
Le juge a aussi affirmé qu’il se souvenait « bien » de la demande qui lui avait été faite de retarder la présentation du mis en cause, expliquant lui aussi avoir été « un peu surpris » par cette requête. «C’était la première fois que cela arrivait. »
Une rencontre pas fortuite « du tout »
D’après lui, le « statut social du père Carricart », qui « avait une position sociale connue parmi les notabilités du coin », a pu expliquer ce traitement si particulier. L’ancien directeur de Bétharram était notamment défendu par un comité de soutien dirigé par l’avocat Serge Legrand, ténor du barreau palois et fervent défenseur de l’établissement catholique. Serge Legrand était aussi engagé à l’UDF, le parti de François Bayrou, dont il était un proche. Dans ce contexte politiquement exposé, « on pouvait craindre des interférences entre différents notables, voire avec M. Bayrou », selon le magistrat.

Le rôle de l’actuel premier ministre, dont l’épouse travaillait à Bétharram, établissement où plusieurs de leurs enfants ont été scolarisés, ne s’est pas limité pas à cet épisode. Pendant son audition devant la commission d’enquête, le juge Mirande a en effet été longuement interrogé sur les conditions dans lesquelles il a reçu en entretien l’élu béarnais pour parler de l’affaire Carricart en 1998.
Un rendez-vous dont François Bayrou a dans un premier temps contesté l’existence même avant d’en minimiser la portée. Devant l’Assemblée nationale le 18 février, il a fini par parler d’un échange fortuit lors d’une balade (le juge et l’élu sont voisins) pour évoquer le climat autour de l’établissement.
« Ce n’était pas fortuit du tout, il est venu à mon domicile », lui a répondu sous serment le juge Mirande, confirmant ses déclarations précédentes à Mediapart. Le magistrat parle d’un entretien qui a duré « quelques heures », dans un contexte où « les médias locaux et nationaux avaient largement diffusé la teneur des accusations ». « Il n’arrivait pas à croire que Carricart, qu’il semblait connaître, ait pu commettre ces faits », s’est rappelé Christian Mirande.
Soucieux pour l’un de ses fils alors scolarisé à Bétharram, pour lequel il manifestait une « grande inquiétude » d’après le juge, François Bayrou, qui présidait alors le conseil général (chargé de la protection de l’enfance), ne semblait pas concerné par les autres élèves, d’après son souvenir. « Il ne m’a parlé que de son fils, il n’arrivait pas à croire à la réalité de ces faits. Il répétait, je m’en souviens bien : “C’est incroyable, c’est incroyable” », a rapporté Christian Mirande.
« Justice fiction »
Marqué par l’affaire, le retraité est revenu sur les charges « ignobles » qui reposaient sur le directeur Carricart – notamment soupçonné d’avoir violé un interne qui venait d’apprendre la mort de son père –, sur la solidité du dossier. Mais aussi sur le moment où il a appris que le religieux allait quitter la maison d’arrêt de Pau quelques jours seulement après sa mise en examen.
La décision a été prise par la chambre d’accusation de Pau, après des réquisitions de remise en liberté du parquet général. « J’ai été révolté par cette nouvelle. À aucun moment, on n’aurait pu penser qu’une remise en liberté pouvait intervenir », a-t-il témoigné.
D’après le magistrat, l’exfiltration du prêtre à Rome a ensuite empêché « la possibilité d’investigations complémentaires », jusqu’au suicide du père Carricart en 2000, et alors même que d’autres témoignages de violences sexuelles commençaient à être recueillis. « C’est un dossier qui me laisse beaucoup d’amertume, a-t-il ressassé. La gestion de cette affaire par la justice a été désastreuse. »
À l’entendre, la frustration dépasse le seul cas de ce religieux. Alors que deux cents plaintes ont aujourd’hui été déposées auprès du procureur de Pau (dont la moitié environ pour des accusations de violences sexuelles), cette affaire Carricart aurait pu représenter une « ouverture » pour que toutes les victimes commencent à parler, a aussi considéré le gendarme Alain Hontangs.
Mais au lieu d’encourager les personnes à témoigner, la gestion du dossier a pu au contraire dissuader de le faire. « Comment voulez-vous que l’on puisse parler quand on sait que la justice ne semble pas croire la première victime ? », a en effet interrogé à haute voix l’enquêteur, considérant dans un exercice de « justice fiction » que si « Carricart était allé devant les assises, on n’aurait peut-être pas perdu dix ou vingt ans ».
Jeudi soir, dans un entretien au journal La Croix, la ministre de l’éducation nationale Élisabeth Borne annonce enfin « diligenter une enquête administrative de l’Inspection générale » sur le groupe scolaire de Bétharram. Son premier ministre François Bayrou, lui, sera entendu par la commission le 14 mai.
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