
Ce samedi, les catholiques enterrent le pape à Rome. Pour l’Église, qui doit lui trouver un successeur, la mort de Jorge Bergoglio le 21 avril est un tournant. La radicalité des discours de François, qui prônait l’abolition des frontières et des prisons, n’a guère ménagé le néolibéralisme. Tout au long de son règne, ce pontife atypique est resté tourné vers les plus fragiles et les marginaux. Désormais, entre traditionalistes et progressistes, la partie au sein du conclave est féroce.
C’était au siècle dernier. En octobre 1980, pour se déclarer candidat à la présidence de la République, Michel Colucci, dit Coluche, énonce ceux dont le futur créateur des Restos du Coeur se veut le porte-voix. Dans sa bouche, cette liste a valeur de programme : « J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes… »
Les laissés-pour-compte n’ont pas eu leur président, en France. Ni au siècle dernier, ni aujourd’hui. A l’échelle planétaire, ils ont obtenu mieux, trois décennies plus tard : un pape.
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Le 13 mars 2013, Jorge Bergoglio est élu pape. Le 266ème d’une longue lignée. Au Vatican, d’emblée, celui qui est devenu François donne le ton. Son pontificat, il le place sous le signe de Saint-François d’Assise, le « poverello » qui parlait aux oiseaux. Dans l’Église, cette institution par essence conservatrice, l’Argentin, sans en bousculer tous les dogmes, va affirmer et tenir des positions très politiques. Ses priorités, constamment tournées vers les bannis et les précaires. Pour les désigner – tous ceux que la société laisse de côté -, le pape ne parlera ni de « crasseux », ni de « parasites ». Il leur préfèrera un autre qualificatif tout aussi fort : les « déchets ».
La culture du “déchet”
« Aujourd’hui, écrit François dans son premier grand texte programmatique (Evangelii Gaudium, « La joie de l’Évangile », publié en novembre 2013), tout doit entrer dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible. On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. Nous avons mis en route la culture du “déchet” qui est même promue. […] Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’. »
Notre monde, vu du ciel
Les restes, ce sont les pauvres, les jeunes sans travail, les personnes âgées et les handicapés. D’autres catégories, auxquelles le pontife argentin accorde une considération toute particulière. En premier lieu les migrants. Dans une période de repli nationaliste généralisé et de chasse aux étrangers, le chef du Vatican se rend dès juillet 2013 sur l’île de Lampedusa, en Italie. Pour y lancer une couronne de fleurs à la mer et commémorer les centaines d’exilés partis d’Afrique, morts en tentant de traverser la Méditerranée. Au geste, il joint la parole : « Dans ce monde de la mondialisation, nous sommes tombés dans la mondialisation de l’indifférence. Nous sommes habitués à la souffrance de l’autre, cela ne nous regarde pas, ne nous intéresse pas, ce n’est pas notre affaire ! »

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En avril 2016, François repart à la rencontre des migrants, cette fois sur l’île de Lesbos. Dans son avion qui le ramène de Grèce, il embarque douze réfugiés syriens – des musulmans. Quelques semaines plus tôt, il était au Mexique pour une messe à Ciudad Juarez, le 17 février. Là encore, cette halte ne doit rien au hasard : Ciudad Juarez est le point de passage de ceux qui tentent de rejoindre clandestinement les États-Unis. Et la parole s’élève, à nouveau. « Une personne qui veut construire des murs et non des ponts n’est pas chrétienne », lance le pape pendant le vol du retour. Cette prise de position est la première d’une longue série de critiques visant Donald Trump, l’homme qui a promis de construire un mur avec le Mexique, en pleine campagne présidentielle nord-américaine.

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L’ami des Indiens
Même sous le faste et les ors du Vatican, le plus petit État de la planète mais pas le moins influent, François reste fondamentalement un homme du sud – en opposition au nord riche et aux élites. Il a choisi de s’installer dans une petite résidence modeste, celle de Sainte-Marthe, et mange à la cantine avec les employés. Son horizon est ailleurs. Très vite, il s’adresse aux Indiens d’Amérique. D’abord dans son encyclique écolo Laudato Si’, publiée en 2015, dans laquelle il évoque l’Amazonie, puis en consacrant en 2017 un synode spécial à cette région. Il se rend sur place, en janvier 2018. Au cours de cette visite, il parle plus de protection de la forêt et de culture indienne que d’objectifs de conversion. Et deux ans plus tard, en 2020, le chef du catholicisme signe un de ses textes les plus étonnants, à la fois très politique et lyrique.
Histoire de douleur et de mépris
Dans Querida Amazonia (« Amazonie bien aimée »), François parle surtout des Indiens, de leur monde et du notre. « L’Amazonie a été présentée comme un vide énorme dont il fallait s’occuper, écrit-il, comme une richesse brute à exploiter, comme une immensité sauvage à domestiquer. Tout cela avec un regard qui ne reconnaissait pas les droits des peuples autochtones, ou simplement les ignorait comme s’ils n’existaient pas, ou comme si ces terres qu’ils habitent ne leur appartenaient pas. […] Cette histoire de douleur et de mépris ne se guérit pas facilement. Et la colonisation ne s’arrête pas, elle se transforme même en certains lieux, se déguise et se dissimule, mais ne perd pas sa domination sur la vie des pauvres et la fragilité de l’environnement. »
Surtout, François reconnait dans ce texte la responsabilité des catholiques dans l’exploitation des peuples indiens : « Nous ne pouvons pas exclure le fait que des membres de l’Église ont fait partie de réseaux de corruption au point, parfois, d’accepter de garder le silence en échange d’aides économiques pour les œuvres ecclésiales. » Deux ans plus tard, ce mea culpa s’adresse plus particulièrement aux Indiens d’Amérique du Nord.
Je demande pardon
En juillet 2022, le pape se rend auprès des représentants de trois grandes tribus, les Premières nations, les Métis et les Inuits. Il vient reconnaître la responsabilité de l’Église catholique dans les crimes commis dans des « écoles résidentielles autochtones ». Des scandales ont été révélés en 2021 : entre la fin du 19e siècle et leur fermeture dans les années 1990, 150 000 enfants ont été internés et au moins 6 000 tués. « Je demande pardon pour la manière dont, malheureusement, de nombreux chrétiens ont soutenu la mentalité colonisatrice des puissances qui ont opprimé les peuples autochtones, déclare le visiteur à ses hôtes. Je demande pardon, en particulier, pour la manière dont de nombreux membres de l’Église et des communautés religieuses ont coopéré, même à travers l’indifférence, à ces projets de destruction culturelle et d’assimilation forcée des gouvernements de l’époque. »

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François et les prisonniers, libre dans sa tête
Ce pape pas comme les autres n’en fait qu’à sa tête. Dès son élection, le 28 mars 2013, il se rend à Casal del Marmo, dans la banlieue de Rome. Dans cet établissement pénitentiaire pour mineurs, il fait le geste qu’il reproduit chaque jeudi Saint depuis qu’il a été nommé évêque de Buenos Aires en 1992 : laver les pieds de détenus. Cette visite aux prisonniers, autre de ses habitudes, il l’a faite sans doute en pensant à l’un de ses frères, qui a été détenu en Argentine comme le rapporte le journaliste suisse Arnaud Bédat – dans la biographie qu’il consacre à François l’Argentin (Pygmalion).
Ces prisonniers, François l’Argentin les invite aussi chez lui, comme ce 21 juin 2021 où ils sont une vingtaine reçus dans sa résidence personnelle Saint-Marthe. Il emmènera ensuite ces pensionnaires de la prison romaine de Rebibbia visiter le musée du Vatican, en sa compagnie. La semaine dernière, jeudi 17 avril 2025, dans l’ancien couvent de Regina Cœli, le plus grand établissement pénitentiaire de Rome, il rencontrait encore près de 70 détenus, s’excusant de ne pas pouvoir pratiquer le lavement de pied en raison de son état de santé. L’un de ses derniers gestes avant de mourir.

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Comme les migrants, les prisonniers ont été les témoins privilégiés de son mandat. Mais au-delà de gestes symboliques, il y a le discours du pape, radicalement anti-prisons et assez peu médiatisé, car en contradiction avec le « tout sécuritaire » en vogue. Il avait eu l’occasion de préciser sa pensée devant les représentants de l’Association internationale de droit pénal. Le premier des catholiques les avait accueillis le 23 octobre 2014 en dénonçant avec force la montée d’un « populisme pénal » : « On ne cherche pas seulement des boucs émissaires qui paient de leur liberté et de leur vie tous les maux de la société, comme cela était typique dans les sociétés primitives, mais au-delà il y a parfois la tendance à construire délibérément des ennemis : des figures stéréotypées, qui concentrent en elles-mêmes toutes les caractéristiques que la société perçoit ou interprète comme menaçantes. Les mécanismes de formation de ces images sont les mêmes qui, en leur temps, permirent l’expansion des idées racistes. »
Dans ce même discours, il pointait aussi une justice à deux vitesses : « La sanction pénale est sélective. Elle est comme un filet qui ne capture que les petits poissons, alors qu’elle laisse les gros en liberté dans la mer. » Et le pape de contester le principe même de l’incarcération, remettant en cause « l’efficacité » de la « finalité préventive » de la peine, « même pour les peines les plus graves, comme la peine de mort », prônant « le remplacement de la prison par d’autres sanctions pénales alternatives ». Sans surprise dès lors, c’est sous son règne que la peine de mort a été officiellement supprimée du Catéchisme de l’Église catholique, en 2018.

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Enfin, dans cette tétralogie franciscaine des éternels bannis de l’Église catholique, après les migrants, les Indiens et les taulards, le quatrième pilier s’imposait : les homosexuel(le)s. Sur ce terrain, à peine élu, le nouveau pape François avait pris totalement à rebours les discours et positions de ses deux prédécesseurs, particulièrement conservateurs sur les questions de morale sexuelle. « Si quelqu’un est gay et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour le juger ? », avait-il lancé en mars 2013, pour sa première conférence de presse.
La mort d’un pape, la… revanche de la réaction ?
Cette rupture et ce progressisme lui avaient valu d’être désigné « personnalité de l’année » par le magazine américain LGBT The Advocate, en décembre 2013. François restera aussi comme le premier souverain pontifical à autoriser la bénédiction des couples homosexuels. Cette évolution majeure, il l’a inscrite dans la déclaration officielle Fiducia Supplicans, publiée en décembre 2023 par le dicastère (équivalent d’un ministère) de la Doctrine de la foi – le plus important du Vatican, celui qui édicte le dogme et le fait respecter.
A sa sortie, cette déclaration avait aussitôt provoqué un tollé des épiscopats les plus conservateurs. Au premier rang desquels ceux d’Afrique : le 11 janvier 2024, le Symposium des conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar (Sceam) avait publié un texte de désobéissance explicite. Ainsi rédigé : « Nous, évêques africains, ne considérons pas comme approprié pour l’Afrique de bénir les unions homosexuelles ou les couples de même sexe parce que, dans notre contexte, cela causerait une confusion et serait en contradiction directe avec l’ethos culturel des communautés africaines. »
En sens inverse, l’Église allemande avait préparé le terrain au pape en se déclarant favorable à une bénédiction pour les « couples qui s’aiment ». Mais là aussi, la riposte n’avait pas tardé. Emmenés par le cardinal Raymond Burke, chef de file de l’Église nord-américaine, l’autre grand pôle de résistance conservatrice au sein du Vatican, quatre cardinaux (Robert Sarah, Walter Brandmüller, Juan Sandoval Íñiguez et Joseph Zen) avaient signé avec lui une déclaration officielle exigeant du pape François une clarification sur plusieurs points doctrinaux, dont la bénédiction des couples homosexuels. De fait, pendant le pontificat de François, Robert Sarah (le cardinal de la couverture de Paris Match) et Raymond Burke auront été en permanence à la manœuvre pour contester ses décisions et ses prises de parole.

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2013, Super Jorge
En réalité, cette scission entre ces deux clans, les anciens vs les modernes, est profondément enkystée depuis le conclave qui a fait pape François. Il y a douze ans : le 13 mars 2013, si Jorge Bergoglio avait été élu pape à la surprise générale, c’était avant tout pour répondre à deux grands défis posés à l’Église catholique. D’abord, celui de sa perte d’influence dans le monde, face notamment à la concurrence des églises évangéliques, qui connaissent depuis les années 2000 une croissance exceptionnelle, particulièrement auprès des populations les plus pauvres en Afrique et en Amérique du Sud, régions traditionnellement acquises au catholicisme. Avec son expérience dans les bidonvilles argentins et sa sensibilité pastorale imprégnée de piété populaire, qui tranchait avec le profil de théologien dogmatique de Benoît XVI, Jorge Bergoglio est apparu comme le candidat idéal pour devenir ce super VRP capable de reprendre des parts de marché aux évangéliques. Un défi somme toute réussi, au moins médiatiquement et symboliquement, en allant sans doute un peu plus loin que prévu par la Curie, dans sa défense des plus pauvres et sa critique du système néolibéral.

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Le second défi auquel Rome devait répondre, peut-être le plus délicat et le plus urgent, renvoyait à la succession de scandales surgis dans les années 2000. D’abord une affaire de moeurs avec la révélation en 2002 par le Boston Globe des agressions sexuelles commises par des prêtres du diocèse de Massachusetts, couverts par leur hiérarchie. Puis, dix ans plus tard, un scandale financier à travers l’affaire Vatileaks, qui avait dévoilé les coulisses, tractations et influences de réseaux impliquant des hauts-fonctionnaires et des cardinaux, au cœur desquels se trouvait l’Institut pour les Oeuvres de Religion (IOR) – « la banque du Vatican », qui brasse des centaines de millions d’euros.
Là encore, l’archevêque de Buenos Aires, connu pour ses dénonciations des dérives de la Curie et sa capacité à gouverner avec fermeté, était apparu sous sa mitre comme l’homme qu’il fallait à l’Eglise, pour remettre de l’ordre au Vatican.
Dès sa désignation, le pape François s’est attelé à la tâche, instaurant une politique de transparence en obligeant l’IOR à publier un rapport annuel et en créant deux commissions de contrôle – la Cosea, chargée de l’organisation des structures économiques du Saint-Siège, et la Crior, mandatée pour évaluer la situation de l’Institut pour les œuvres de religion. Le 22 décembre 2014, devant des cardinaux stupéfaits, le pape avait tenu un discours mémorable contre les dérives de la Curie, comparée à un « corps humain » exposé « aux maladies, au dysfonctionnement, à l’infirmité ». Et diagnostiqué une liste de quinze maladies : la « pétrification » mentale et spirituelle, le fonctionnarisme, l’« Alzheimer spirituel », la vanité, la double vie, le profit mondain, etc.
Dès lors, les dés étaient jetés. Il n’en fallait pas plus pour renforcer la fronde qui avait commencé à naître et qui se manifestera avec constance et virulence pour contester le successeur de Pierre. Elle prendra encore plus d’ampleur quand François décidera en 2021 de limiter l’usage de la messe en latin, un des fétiches sacrés des courants catholiques les plus conservateurs.

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Cette fronde s’est organisée autour de trois cardinaux, qui n’ont cessé de manoeuvrer pour le gêner, publiquement ou en coulisses : Robert Sarah, archevêque de Conakry (Guinée), Raymond Burke, son homologue de Philadelphie (Wisconsin), et Gerhard Müller, celui de Ratisbonne (Allemagne). Des opposants qui ont en revanche les faveurs de l’homme qui depuis son retour fait vaciller le monde : Donald Trump. S’il est protestant (de l’église presbytérienne), le milliardaire assis derrière le bureau ovale est entouré de proches qui sont eux catholiques, à commencer par son vice-président. J. D. Vance a d’ailleurs été la dernière personnalité officielle à avoir obtenu une audience de François, la veille de sa mort.
Ce lundi 21 avril 2025, on l’imagine aisément : quand le cardinal Kevin Joseph Farrell a annoncé officiellement le décès du pape, le téléphone a certainement du chauffer entre Sarah, Müller et Burke. François mort, les conjurés pensent sans doute leur moment venu.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Blast, le souffle de l’info
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