
La théorie du complot qui permet de comprendre le second mandat Trump
Daniel Grave
Depuis la seconde investiture de Donald Trump, de nombreux observateurs et commentateurs politiques n’hésitent pas à présenter le président américain comme une sorte de fou erratique, capricieux et un peu timbré. Ses déclarations et ses mesures politiques, n’obéiraient à aucune logique, si ce n’est à la brutalité coutumière d’un entrepreneur de l’immobilier pas très malin qui se serait retrouvé par mégarde aux commandes de la première puissance mondiale. Le texte qui suit défend l’hypothèse inverse, une hypothèse que l’auteur lui-même qualifie de « complotiste » mais qu’il étaye avec brio. La démonstration est convaincante : en se plongeant dans les relations et influences « intellectuelles » de Trump et de ses proches, on découvre l’importance de la pensée de Curtis Yarvin [1] et ses théorie néo-fascistes qui visent à remodeler la société américaine et le monde en suspendant tous les contre-pouvoirs constitutionnels. On s’aperçoit alors que derrière la confusion et le masque de l’absurdité, il pourrait y avoir un plan et une stratégie. Ce coup néo-réactionnaire qui se présente ouvertement comme une « contre-révolution », Daniel Grave l’interprète comme un retour de bâton après 15 ans de mouvements sociaux et de rue, d’Occupy Wall Street au soulèvement George Floyd en passant par MeToo, la menace fasciste comme boss de fin de niveau. De là, il s’agit d’être à la hauteur de ce que cela signifie, d’identifier ses points faibles et de l’affronter. C’est un texte important.
What is “new” in the strategy of the second Trump administration ? In a two-part essay composed last month, Daniel Grave sketches the key elements of the techno-feudalist wager currently underway. According to Grave, the rapid-fire institutional shake up we’re seeing must be interpreted, ultimately, as the “counter-revolution that we have earned” : reactive measures aimed to reverse fifteen years of liberatory ruptures.
Qu’y a-t-il de « nouveau » dans la stratégie de la seconde administration Trump ? Dans un essai en deux parties composé le mois dernier, Daniel Grave esquisse les éléments clés du pari techno-féodal en cours. Selon lui, l’ébranlement institutionnel rapide auquel nous assistons doit être interprété, en définitive, comme la « contre-révolution que nous avons méritée » : des mesures réactives visant à inverser quinze ans de ruptures libératoires.
I. L’escro-archie Monstrutionnelle
[NDT : Le jeu de mot est difficilement traduisible. Il s’agit d’une contrepèterie à partir de « monarchie constitutionnelle », à laquelle s’ajoute la dérivation du préfixe « mon- » en « monstre » et le double sens de « con », qui signifie escroc. Donc en français, littéralement et tout l’humour dissout : l’escro-archie monstrutionnelle.]
Dans tout le pays, les gens se sentent confus et dépassés par ce que Trump, Musk et d’autres ont entrepris depuis l’inauguration. Cette confusion s’accompagne généralement d’un autre sentiment : c’est exactement le but recherché. C’est ce que j’ai entendu à maintes reprises, « ils veulent que nous soyons confus ». Cette confusion fait partie d’une stratégie plus vaste.
Je suis d’accord. On appelle parfois la « stratégie du choc », cette tactique utilisée avec succès par les entreprises et les gouvernements depuis des décennies. L’idée est que la création d’un sentiment de choc au sein d’une population peut la paralyser et permettre de faire avancer des politiques et des plans que personne n’accepterait ou n’approuverait autrement.
Mais reconnaître que nous vivons un choc qui s’inscrit dans le cadre d’une stratégie plus large n’est pas suffisant. Nous devons nous demander quelle est cette stratégie. Quels objectifs ce choc et cette confusion peuvent-ils viser ?
Je m’apprête à vous présenter une théorie qui a le mérite de remettre de nombreuses idées en ordre. Il s’agit d’une théorie que d’autres ont déjà formulée, mais je souhaite en préciser les conséquences afin de nous orienter vers des réponses à la hauteur du défi.
Je dois commencer par admettre qu’il s’agit, techniquement, d’une théorie du complot. Je dis que la meilleure façon d’expliquer ce qui se passe actuellement est d’attribuer un certain nombre d’événements, apparemment déconnectés les uns des autres, aux plans pas si secrets de quelques personnes puissantes. Un type de conspiration somme toute banal dans le monde réel.
Toutes les théories du complot ne sont pas des délires paranoïaques qui tentent de relier tous les événements aux machinations secrètes de quelques personnes toutes puissantes. Cette théorie n’explique pas tout, et je ne crois pas que ceux qu’elle décrit soient tout-puissants. Ils élaborent des plans qui se traduisent par des actions, et comme avec tous les plans, il arrive que les choses tournent mal en cours de route. Ils n’obtiennent pas toujours ce qu’ils veulent. Des forces inattendues surgissent parfois pour les ralentir ou les arrêter complètement. Ces obstacles sont parfois posés par des gens ordinaires qui ont eux-même décidé de s’engager dans leur propre conspiration.
Même si elle n’est que partiellement correcte, cette théorie mérite néanmoins d’être examinée tant ses répercussions sur notre manière de réagir au moment présent sont décisives pour quiconque se soucie de la liberté politique, de l’avenir de la planète et de bien d’autres choses qui vous tiennent probablement à cœur. Je vais m’appliquer à exposer ces conséquences de la façon la plus claire et limpide possible.
La « Révolution Papillon » et le paradoxe de la souveraineté
Vous vous souvenez du 6 janvier 2021 ?
Vous souvenez-vous de l’émeute qui s’est déroulée au Capitole et qui semblait avoir été programmée pour interrompre le processus de comptage des voix en vue de la certification de l’élection ? Supposons un instant qu’il ne s’agissait pas d’une simple coïncidence, mais d’une véritable tentative d’interrompre le transfert pacifique du pouvoir. Comme nous le savons, cela n’a pas fonctionné. S’il s’agissait d’une tentative de coup d’État, elle était particulièrement bâclée et reposait sur de très nombreuses rangées de dominos qui devaient toutes converger au bon endroit, au bon moment.
Les choses auraient néanmoins pu se passer un petit peu différemment. Selon la commission d’enquête sur les évènements du 6 janvier, Trump souhaitait se trouver en tête du cortège. Il avait demandé à son chauffeur de l’y conduire mais ce dernier s’y est refusé. Trump a alors violemment tenté de s’emparer du volant, en vain. Imaginez une seconde que ce chauffeur n’ait pas cédé et que la masse des partisans MAGA se soit retrouvée avec le président des États-Unis à sa tête. Arrivé devant le Capitol, il est possible que les forces de police aient pris le parti du Président et que celui-ci serait entré au Congrès en exigeant l’arrêt du décompte des voix. Avec derrière lui et sous ses ordres, un millier de partisans prêts à commettre des actes très violents.
Si, à peu de choses prêt, les évènements s’étaient passés différemment, nous serions alors entrés dans un territoire inconnu. Non seulement parce qu’il y aurait pu y avoir un bain de sang, mais surtout parce qu’il n’est pas certain que ce bain de sang ou cette interruption du transfert de pouvoir auraient été vraiment illégaux.
En effet, cela faisait des mois que Trump, en tant que président, dénonçait le vol de son élection ; il aurait donc pu déclarer l’état d’urgence. S’il s’était saisi de l’occasion pour le faire, nous serions alors entrés dans une zone obscure et paradoxale du droit : ce point où la loi est légalement suspendue afin de protéger l’ordre juridique lui-même.
Si cela peut nous paraître déroutant, c’est parce que ça l’est. C’est ce qu’on appelle le « paradoxe de la souveraineté », et c’est le cercle logique qui forme un grand trou au centre de toute constitution, aussi démocratique soit-elle : toutes les constitutions doivent permettre de suspendre légalement la loi afin de préserver l’ordre juridique. Exploiter ce trou a été la principale stratégie des mouvements fascistes.
Comme on le sait, Hitler a été élu démocratiquement. Peu après son élection, il a déclaré l’état d’urgence, ce qui lui a permis de suspendre la constitution de Weimar et de transformer la loi en sa volonté. Quels que soient les crimes moraux commis par le régime nazi, techniquement, ils n’étaient pas illégaux.
Mais ce plan n’était pas seulement celui d’Hitler. Carl Schmitt, l’architecte du régime juridique nazi – que J.D. Vance aime citer – affirmait qu’en raison de ce paradoxe de la souveraineté, tous les parlements, congrès et tribunaux démocratiques n’étaient au fond que des clubs de discussion. En dernière instance, derrière chaque constitution se cachait un dictateur – un roi – dont la volonté faisait loi. La stratégie fasciste pour détruire les constitutions démocratiques consistait à amener la situation jusqu’à un tel point de crise que le principe de dictature pouvait alors émerger au grand jour.
Si certaines personnes espéraient ce résultat le 6 janvier, leur vœu n’a pas été exaucé. Le jour venu, les dominos se sont bloqués ou n’étaient pas bien disposés, et ces personnes ont dû renoncer à ce plan.
En supposant qu’il y ait eu des gens qui espéraient ce résultat ce jour-là, il n’y a aucune raison de penser qu’ils ont disparu. On les imagine plutôt retournés bûcher leurs plans pour en trouver de nouveaux qui dépendent un peu moins d’une foule armée.
Mais nous n’avons même pas besoin de supposer qu’il s’agisse des mêmes personnes. Il est tout aussi possible qu’un autre groupe de personnes, qui s’étaient peut-être moqués de la première administration Trump, ait vu dans l’insurrection du Capitole un potentiel qui laissait présager la réalisation de leurs rêves les plus fous de dictature.
Quoi qu’il en soit, le résultat est le même : la création d’un plan mieux échafaudé pour revendiquer le principe d’un pouvoir dictatorial. Je défends ici l’idée qu’un tel plan a été élaboré et qu’il constitue la meilleure explication possible à la confusion que nous connaissons actuellement.
La preuve irréfutable de ce plan a été publiée en 2022 sur le blog de Curtis Yarvin, un philosophe néofasciste qui joue depuis plus de dix ans le rôle de gourou auprès des milliardaires de la Silicon Valley. C’est un ami proche de Peter Thiel, fondateur de PayPal, qui, comme lui, en est venu à penser que la démocratie doit disparaître et qu’une forme de néo-monarchie est l’avenir. Thiel, à son tour, est le mentor de J.D. Vance – et a fait un don de 15 millions de dollars pour sa campagne sénatoriale (le plus grand don de l’histoire du Sénat). Thiel est également l’un des nombreux milliardaires qui soutiennent les politiciens qui ont fait poussé le Projet 2025. Thiel et Musk sont deux des figures de ce que l’on appelle la « mafia PayPal ». D’autres personnes sont en jeu, mais ce réseau de relations est au cœur de la théorie du complot que je m’apprête à présenter.
Qu’a donc écrit Curtis Yarvin ? Son plan s’intitule : « la Révolution Papillon », il y décrit une stratégie qui permet de transformer un régime-en-exil (la chenille) en un magnifique papillon – un papillon monarque, pour être clair. Pour résumer, Curtis Yarvin estime qu’un plan doit être mis en œuvre dès l’entrée en fonction du président, lorsque sa popularité est la plus élevée :
Nous devons prendre le risque d’un redémarrage à plein régime, d’un redémarrage complet du gouvernement américain. Nous ne pouvons le faire qu’en donnant la souveraineté absolue à une seule organisation – avec à peu près les mêmes pouvoirs que les autorités d’occupation alliées détenaient au Japon et en Allemagne à l’automne 1945.
L’objectif est de rendre le bureau de la présidence plus puissant sous Trump, que sous n’importe quel autre président auparavant :
Pour ce faire, la présidence devra disposer de pouvoirs qui n’ont jamais été vus dans la vie de ceux qui vivent actuellement… En fait, elle devra disposer des pouvoirs exécutifs de Washington, Lincoln et Roosevelt – voire même plus. »
Le planprévoit que Trump lui-même nomme quelqu’un d’autre – « un cadre expérimenté » – pour éliminer les obstacles bureaucratiques et institutionnels à ce pouvoir souverain absolu :
En exil, ce régime sera une larve – une chenille inoffensive. Une fois dûment élu, il ne se contentera pas de faire des cabrioles devant les caméras (en fait, il ne parlera pas du tout à la presse héritée[Legacy press]) – il déploiera ses ailes et deviendra un magnifique papillon gouvernant. Trump lui-même ne sera pas le cerveau de ce papillon. Il n’en sera pas le PDG. Il sera le président du conseil d’administration – il choisira le PDG (un cadre expérimenté). Ce processus, qui doit évidemment être télévisé, s’achèvera par son investiture, à l’issue de laquelle la transition vers le prochain régime commencera immédiatement. […] Le PDG qu’il choisira dirigera le pouvoir exécutif sans aucune interférence du Congrès ou des tribunaux, et prendra probablement aussi le contrôle des gouvernements locaux et des États. La plupart des institutions importantes existantes, publiques et privées, seront fermées et remplacées par des systèmes nouveaux et efficaces. Trump contrôlera les performances de ce PDG, toujours à la télévision, et pourra le licencier si nécessaire.
On s’aperçoit ici que la Révolution Papillon de Yarvin offre une explication convaincante à la dynamique a priori déroutante qui lie Trump et Musk. L’objectif est un démarrage à pleine puissance (fait), dans lequel un PDG extérieur est chargé de fermer ou de remplacer immédiatement les institutions gouvernementales (fait également). On a aussi un début de réponse quant aux effets recherchés par la confusion ambiante : ils éliminent tout obstacle à l’expression d’un pouvoir souverain absolu – soit en langage courant le « Roi » ou le « Dictateur » dont la volonté et les caprices sont identiques à la loi. Une présidence si puissante qu’il est impossible de la distinguer de la monarchie.
Cependant, dans son article de 2022, Curtis Yarvin ne semble pas penser que Trump puisse mener à bien ce plan. Il dit que Trump est une « farce », que sa « marque est détruite », qu’il « n’a pas la force », qu’il est « trop vieux ». Mais il ajoute : « Je ne cacherai pas ma conviction que quelqu’un devrait le faire. Quelqu’un qui soit à la hauteur de la tâche, bien sûr. »
Yarvin est un écrivain timoré, tout à ses petits clins d’œil et « dog whistles ». Il est possible qu’il ait simplement dénigré Trump pour transformer son scénario de coup d’État fasciste en une expérience de pensée sans danger. Il est également possible que Thiel et lui aient vu en J.D. Vance quelqu’un « digne de la tâche ».
Mais il convient de noter que, dans un billet du 29 janvier 2025 intitulé « The Pleasure of Error » (Le plaisir de l’erreur), Yarvin a exprimé son heureuse surprise d’avoir eu tort. Ce n’est pas exactement ce qu’il avait espéré – Yarvin voulait que tous les employés du gouvernement soient mis à pied dès le premier jour – mais il trouve que Trump se débrouille très bien avec la Révolution Papillon.
Peut-être s’agit-il seulement d’un peu de grandeur d’âme de sa part. Mais il est possible que ce ne soit pas le cas, et que les idées de Yarvin soient au cœur de la stratégie politique de l’administration Trump, aux plus hauts niveaux et de manière décisive.
Si tel est le cas, il y a plusieurs choses qu’il nous faut comprendre :
1. Il s’agit d’une innovation américaine dans la stratégie juridique fasciste
Pour le juriste nazi Carl Schmitt, il s’agissait de déclarer l’état d’urgence et de suspendre la Constitution de Weimar. Pour Yarvin, il n’est pas nécessaire de faire cela : il suffit de s’appuyer sur une interprétation différente de la Constitution, ce que l’on appelle la théorie du pouvoir exécutif unitaire – à laquelle Trump a adhéré.
Cette théorie a été développée depuis des décennies parmi les franges de droite de la théorie juridique. Elle affirme que le pouvoir exécutif n’est pas lié par les autres branches du gouvernement. Les projets de loi du Congrès et les jugements des tribunaux se réduisent à des recommandations que le président peut choisir de suivre ou non. Cette théorie ne tient pas la route pour les historiens de la Constitution, même pour les « originalistes » conservateurs. Mais ce serait une grave erreur de penser que ceux qui défendent cette théorie se soucient des faits.
Pour le dire plus simplement : affirmer que le président n’est pas lié par les décisions des autres branches du gouvernement revient à dire que la Constitution des États-Unis n’est pas vraiment dotée de ces « freins et contrepoids » dont on nous a pourtant rabâché les oreilles. Si l’on nous a dit que c’était ce qui en faisait un document si brillant et si important, un document qui méritait qu’on lui prête allégeance et qu’on le défende au péril de notre vie, nous avons été tristement mal informés.
En réalité, selon Yarvin, ce qui fait la grandeur de la Constitution, c’est qu’elle n’a pas ces freins et ces contrepoids, et que le pouvoir exécutif peut s’arroger un pouvoir illimité si le pays a besoin d’être great again. En d’autres termes, Yarvin et consorts affirment que ce que tout le monde perçoit comme une crise constitutionnelle n’est en fait qu’une autre interprétation de la Constitution. Il s’avère qu’il est parfaitement légal pour le président élu d’exercer un pouvoir monarchique pour refaire le gouvernement et la société – pour eux, ce pouvoir monarchique devrait s’appeler « démocratie ».
Ce que je défends ici, c’est que nous avons affaire à une nouvelle justification du pouvoir fasciste, une justification enracinée dans une interprétation créative de la Constitution : une monarchie constitutionnelle américaine. Puisque ceux qui visent à assumer ce pouvoir sont peut-être les escrocs et les monstres moraux les plus performants de notre société, nous pourrions d’ailleurs l’appeler monstertutional conarchy. Mais les bons mots ne nous seront pas d’une grande aide à ce stade.
D’autant que je soutiens que tout cela a déjà été accompli, pour la simple et bonne raison que le Président l’a déjà fait valoir et qu’aucune autre branche du gouvernement n’a les moyens d’imposer sa décision au Président. Trump a déjà déclaré, par décret, que tous les employés du gouvernement étaient tenus par l’interprétation de la loi de l’exécutif. Vance a déjà déclaré que l’exécutif n’était pas tenu par les décisions des tribunaux. Nous devrions arrêter de croire qu’ils bluffent : dire que c’est illégal, c’est éluder la question, parce qu’ils ont déjà annoncé qu’ils étaient la loi. Ils ont le pouvoir parce qu’ils disent qu’ils ont le pouvoir et il n’y a apparemment aucun contre-pouvoir pour s’opposer à eux.
2. L’objectif est de remodeler à la fois la société américaine elle-même et notre perception de la réalité
A quoi va servir ce pouvoir exécutif absolu ?
Si l’on suit la pensée de Yarvin, il s’agit d’abord de détruire ce qu’il appelle « la Cathédrale », qu’il définit comme « les universités + le journalisme ». Il pense que ce sont ces institutions qui génèrent un certain sens de la vérité objective sur la réalité, à l’aune duquel les mensonges et les conneries sont mesurés. « La Cathédrale » doit être détruite pour faire place au nouveau principe : Trump lui-même est l’étalon de la vérité. Comme l’a dit son attaché de presse, « c’est un fait que l’étendue d’eau au large de la Louisiane s’appelle le golfe d’Amérique, et je ne sais pas pourquoi les médias ne veulent pas l’appeler ainsi, mais c’est ce qu’il est ».
Détruire la cathédrale est une priorité absolue dans ce plan. Le journalisme doit accepter le principe, historiquement associé à la royauté, selon lequel quelque chose est ainsi simplement parce que Trump le dit – que ses mots eux-mêmes peuvent remodeler la réalité. Les universités ont déjà subi d’intenses restrictions à la liberté d’expression et des financements ont été supprimés du fait de l’usage de concepts « woke » tels que « noir », « femme », « inégalité » ou « systémique ».
Mais ce n’est qu’un début. Dans une interview exposant sa vision, Curtis Yarvin déclare : « Il ne devrait plus y avoir d’universités d’ici avril ». Je ne dis pas que le calendrier est respecté et que tous les souhaits de Yarvin sont exaucés. J’insiste seulement sur le fait que nous ne sommes pas dans une situation où ils vont simplement purger le langage « woke » et les politiques de Diversité, Equité et Inclusion et qu’ensuite nous nous installerons dans une nouvelle normalité. Il veut que ce soit un chaos rapide et déroutant, de sorte que le temps que nous reprenions notre souffle et que nous comprenions ce qui se passe, il n’y ait plus de norme publique de vérité qui permette de prendre la mesure de ce qu’il s’est passé. Et j’insiste : tout comme ce que nous vivons aujourd’hui était largement inimaginable il y a seulement deux mois, nous devons nous attendre à ce que, d’ici deux mois, la situation soit tout aussi inimaginable.
Quant au mécanisme de sanction des universités, il a lui aussi déjà été énoncé : remplacer le chef du ministère de l’éducation par un loyaliste, licencier le conseil d’accréditation, réembaucher des loyalistes pour réécrire les normes afin de les aligner sur le nationalisme chrétien et exiger que toutes les universités s’y conforment si elles veulent percevoir des fonds fédéraux. Celles qui refusent de s’y conformer devront payer une amende correspondant au montant de leur dotation. Cet objectif a été déclaré publiquement.
3. Ils pensent que cela peut se faire sans le consentement de la population
Selon Yarvin, « tout ce dont on a besoin, c’est de la police ». Et, sans doute, de l’armée. Et, si l’on en croit ses écrits, il sera également utile de pouvoir faire appel à des milices armées. Il pense que cela devrait suffire à décourager quiconque d’être tenté de riposter de quelque manière que ce soit.
La police est la police – elle fait usage la violence pour faire respecter la loi, quelle qu’elle soit (ou quoi que quelqu’un au-dessus d’elle lui dit être la loi, parce qu’elle n’a généralement aucune connaissance réelle de la loi). À ce stade, il n’y a rien de nouveau à dire à son sujet.
L’armée connaît des changements drastiques qui méritent d’être mentionnés, car si Trump outrepasse effectivement la compréhension historique de la Constitution, une voie possible – qui a un précédent dans d’autres pays – est un coup d’État militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel. La nomination de Hegseth au poste de secrétaire à la défense et la purge des hauts gradés de l’armée semblent indiquer qu’il s’agit d’une possibilité qu’ils souhaitent écarter à l’avance.
Les milices armées sont un autre facteur, nombre d’entre-elles sont profondément ancrées dans le culte de Trump. Yarvin a proposé de créer une application pour organiser les partisans armés de Trump, qui les regrouperait en « cellules » avec d’autres personnes à proximité et leur enverrait des tâches, ce qui leur permettrait de tester le taux de réponse et de faire des prédictions sur le nombre de personnes qui se présenteraient en cas de besoin. Récemment, une application a été lancée, Patrol, qui organise d’anciens policiers et vétérans en patrouilles de quartier, financée par Balagi, qui est l’un des amis de Yarvin.
4. Tout cela n’est qu’un moyen pour parvenir à une fin : remodeler l’ordre mondial
Avant de faire une pause, je voudrais dire une chose qui est encore plus étrange. C’est d’ailleurs tellement étrange que je dois d’abord vous proposer un petit exercice : imaginez décrire notre vie d’aujourd’hui à quelqu’un qui vivait il y a 30 ans. Imaginez que vous lui parlez des smartphones, de la diffusion en continu, de l’IA et du fait que tout le monde passe tellement de temps devant des écrans. Imaginez que nous vivons déjà dans le cauchemar dystopique de quelqu’un ; et que ce cauchemar nous a été apporté par la Silicon Valley.
Imaginez maintenant que l’avenir que Yarvin et d’autres ont en tête n’est que la continuation de ce cauchemar, avec les moyens d’aujourd’hui : la transformation du monde en villes-états appartenant à des entreprises, dans lesquelles le prix de la citoyenneté est l’abandon de toute liberté politique. Ces « villes de la liberté » sont sous surveillance totale, gardées par des armes boostées à l’IA et peut-être même gouvernées par des monarques d’IA. Je ne plaisante pas, c’est littéralement ce qu’ils veulent, ils fantasment ouvertement sur des armes IA qui fauchent tous ceux qui osent protester dans leur utopie.
Soyons clairs : tout cela est une folie. Et ce n’est pas parce que c’est ce dont ils rêvent, qu’il n’y a pas de très très nombreuses choses qui peuvent mal tourner pour eux en cours de route.
Et je ne dis pas non plus que nous serions proches de cette situation. Je dis simplement que certaines des personnes qui semblent avoir la haute main sur les événements du monde, considèrent qu’elles le font pour ouvrir la voie à un tout nouveau système de ce qu’elles appellent la « domination humaine ».
Un petit groupe de milliardaires et leurs amis se sont donné la permission de rêver en grand. Quiconque ne souhaite pas se laisser entraîner dans leurs fantasmes devrait, à tout le moins, avoir une idée de ce que sont ces fantasmes.
Voilà pour les mauvaises nouvelles. Mais il y en a de meilleures : ceux mènent cette barque se considèrent comme des contre-révolutionnaires. Ce sont les néo-réactionnaires d’un mouvement qu’ils considèrent comme une menace pour leur pouvoir. Cela peut surprendre le reste d’entre nous. À quel mouvement révolutionnaire réagissent-ils en pensant qu’il est capable de remettre en cause le pouvoir des milliardaires et des monarchistes de l’IA ? Si nous changeons un peu de perspective et que nous regardons les 15 dernières années de mouvements sociaux, nous pouvons voir qu’un tel mouvement nous a effectivement conduits vers la bifurcation historique à laquelle nous sommes parvenus. Et il y a un virage à gauche que nous pouvons prendre.
La contre-révolution que nous avons méritée
Nous en sommes à la 9 semaines de la seconde présidence Trump. Dans ce laps de temps, tout laisse à penser que nous sommes sur la voie du pire des scénarios : un mouvement ouvertement fasciste se transforme en un gouvernement ouvertement fasciste. L’administration a déployé son droit à une forme monarchique de pouvoir, conformément à la stratégie de la Révolution Papillon formulée par Curtis Yarvin. Il y a, bien sûr, d’autres forces idéologiques en jeu mais cette stratégie semble décisive.
Comme nous l’avons souligné plus haut, les enjeux sont aussi élevés qu’on puisse l’imaginer. Non seulement en raison de la « crise constitutionnelle » vers laquelle nous nous dirigeons, mais aussi parce que :
1) L’administration déploie une interprétation de la constitution qui refusera de reconnaître cette crise, arguant au contraire que l’exécutif, au sens propre, n’est pas lié par les autres branches du gouvernement ;
2) Ils semblent vouloir utiliser ce nouveau pouvoir monarchique pour réorganiser la vie américaine et l’ordre mondial. Leur vision est de l’ordre du cauchemar – l’effacement complet de la liberté politique, l’enfermement complet des institutions publiques dans les mains du privé, l’utilisation de l’IA pour une surveillance totale et pour l’armement afin d’éliminer la petite partie de l’humanité qui contrevient avec inconvenance aux obligations policières et à la guerre. Leur objectif est d’utiliser une monarchie constitutionnelle pour nous entraîner dans une monstertutional conarchy [2]. L’escroquerie monstre, si vous préférez.
Il y a un autre aspect de ce qui se passe qui est particulièrement difficile à saisir, en particulier pour ceux qui, à gauche, pensent que l’objectif des mouvements de droite est d’engranger des profits pour les entreprises. Le fait que les droits de douane constituent une mauvaise politique économique ne devrait-il pas agir comme une force modératrice ? Ils ne vont certainement pas délibérément faire s’effondrer l’économie, déclencher une récession ou même une dépression ? « C’est l’économie, idiot ! »
Peut-être. Mais notez que Musk a déclaréà de nombreuses reprises que l’économie avait besoin de se crasher. Notez que Trump, qui n’admet jamais une faute, a lui-même dit que les choses pourraient être difficiles pendant un certain temps. Passez cela dans votre machine à euphémismes. Si nous vivons une version exacerbée du « capitalisme du désastre », il pourrait en découler, pour certains milliardaires particulièrement cyniques, que l’économie américaine a besoin d’être détruite. Ils sont animés par le fantasme de la « page blanche », qui leur permettrait de :
- réduire les attentes des travailleurs afin qu’ils acceptent des emplois qu’ils n’accepteraient pas autrement ;
- justifier la suppression des réglementations relatives à l’environnement et aux travailleurs afin d’attirer à nouveau l’industrie ;
- créer une situation de chaos économique semblable à celle de la fin de la période de Weimar, dans laquelle le mouvement fasciste peut se positionner comme la seule force capable de rétablir l’ordre.
Si cela vous semble trop extravagant à imaginer, je me permets seulement de vous rappeler que deux des figures les plus influentes de la droite politique aujourd’hui – Musk et Bannon – ont tous les deux fait des saluts nazis en public. Il faut se rendre à l’évidence : nous sommes dans ce genre de situation politique.
Heureusement, l’influence des idées de Yarvin a commencé à attirer l’attention. Malheureusement, l’attention n’est pas l’opposition. Si le plan, tel que Yarvin l’a exposé, consiste à imposer ces changements sans trop se soucier de l’opinion publique – et à détruire ou à mettre au pas toute institution susceptible de soulever des questions sur l’interprétation de la loi ou de l’histoire par le roi – que se passe-t-il alors ? En s’attaquant aux universités et aux médias, ils posent les conditions qui permettront à Trump de refaire le monde avec ses décrets, soutenus par l’intimidation physique et économique. C’est le golfe de l’Amérique. Il l’a peut-être toujours été.
Si c’est bien la voie sur laquelle nous sommes engagés, les démocrates ne sont pas en mesure de faire grand-chose, même s’ils le voulaient. En tant que parti, ils se sont engagés à « prendre la voie royale » en toutes circonstances – ce qui signifie qu’ils s’engagent à toujours donner l’impression que ce sont eux qui suivent les règles. Si cette attitude a pu paraître pittoresque pendant un temps, elle est désormais complètement à côté de la plaque. Ils prétendent obéir aux règles d’un jeu auquel l’autre partie ne joue tout simplement pas.
Pourraient-ils s’adapter à ce nouveau jeu ? Pas vraiment : La monarchie est un jeu à somme nulle. Lorsque le pouvoir souverain est absolu, on l’a ou on ne l’a pas. Le mieux que vous puissiez faire est de gagner les faveurs du souverain. Cela revient à devenir des partenaires subalternes du régime, une opposition loyale qui ne peut remettre fondamentalement en cause aucune des priorités.
Ces personnes aux commandes se délectent d’être au-delà des limites, d’agir d’une manière si peu respectueuse de la décence élémentaire, qu’il semble insensé de formuler ce qu’elles pensent. Et c’est ainsi qu’ils gagnent : parce que leurs adversaires se refusent à leur attribuer l’audace du mal.
Mais attendez : Trump n’est-il pas en train d’énerver la base républicaine au point que les démocrates ont une chance de remporter les élections de mi-mandat ? Ne devrions-nous pas leur donner assez de corde pour qu’ils puissent se pendre ? Mon cher ami. Ce ne sont pas des enfants qui renvoient la balle.
Quoi que vous ayez pu penser de la représentativité, de la fonctionnalité ou de la légitimité du système électoral américain par le passé, je vous demande de vous rendre compte que ce système est aujourd’hui entre les mains de personnes qui n’ont aucun scrupule à faire pencher la balance.
Peut-être trouveront-ils politiquement opportun d’organiser des élections. Peut-être pas. Mais ces élections ne changeront pas les mains du pouvoir. Avez-vous vraiment besoin de le voir par vous-même pour en être convaincu ? N’en avez-vous pas assez vu ? N’ont-ils pas montré qui ils sont ?
Et que pensez-vous que raconteront les journaux d’ici deux ans ? L’espace médiatique ne sera pas seulement inondé de conneries, nous aurons atteint un nouveau sous-sol de bêtise, noyés dans la merde.
Tous les systèmes politiques reposent sur un ensemble de coutumes qui ne sont pas définies en tant que telles au sein de ces systèmes. Il s’agit simplement de choses de la vie quotidienne, d’attentes en matière d’honnêteté, de bonne volonté et de partage, ainsi que d’un engagement à dialoguer pour trouver la vérité. On pourrait parler de « culture démocratique », comme certains l’ont fait. Le régime fasciste actuel a fait le pari que ces coutumes se sont elles-mêmes érodées à un point tel que le système politique sur lequel elles ont été construites peut être balayé.
Ont-ils raison ? C’est ce dont nous allons discuter maintenant. Et pour celles et ceux qui aiment les défis, nous avons quelques bonnes nouvelles. Il va cependant falloir prendre le temps des les développer.
Les paris qu’ils font
L’alliance chrétienne/techno-fasciste fait des paris très sérieux, qui pourraient mettre en péril sa stratégie.
Pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus évidents :
- Qu’ils peuvent parvenir à mettre en place le cadre juridique et institutionnel de cette transformation alors que les gens sont en état de choc, sans opposition populaire sérieuse ;
- Qu’en cas d’opposition, ils peuvent néanmoins faire passer le projet par la coercition physique et économique et non par le consentement général ;
- Que les Américains ne se soucient pas vraiment de la liberté politique ou n’en comprennent même pas le sens. Que la plupart des gens ne veulent pas penser à la politique et préfèrent que le pays soit géré comme une entreprise ;
- Qu’ils peuvent compter sur un appareil de surveillance efficace, sur le chantage économique et sur la loyauté des paramilitaires, de la police et de la violence militaire pour étendre leur pouvoir ;
- Que le fossé entre les mondes Républicains et Démocrates peut être maintenu et intensifié, et que les gens resteront à l’intérieur de ces bulles médiatiques facilement manipulables ;
- Qu’ils peuvent se présenter comme la meilleure solution au chaos qu’ils ont créé.
À première vue, il s’agit de paris assez peu risqués. Mais je vais démontrer que ce n’est qu’une apparence.
Vous savez comment, dans certains contextes, les choses se passent d’une certaine manière et vous vous sentez d’une certaine manière, mais lorsque vous vous retrouvez dans un contexte différent, vous vous souvenez de toutes sortes de choses dont vous êtes capables ?
L’un des effets de la confusion qui nous est imposée d’en haut relève cette sorte d’amnésie, l’oubli situationnel de nos propres capacités. C’est la première chose que nous devons surmonter.
Nous pouvons le faire en comprenant qu’il s’agit d’une contre-révolution. Ces milliardaires sont des « réactionnaires » – et ils se conçoivent comme une réaction à la puissance de nos mouvements sociaux.
Vous souvenez-vous de l’été 2020 et du soulèvement George Floyd ? On en parle aujourd’hui comme d’un « mouvement largement non violent pour une prise de conscience raciale » qui a abouti à une prise de conscience accrue du racisme structurel persistant et à une nouvelle vague de politiques de Diversité, équité et inclusion. Une surcharge de « wokeness » qui est aujourd’hui directement attaquée. En 2020, on a eu l’impression que le triomphe d’un nouveau sens commun était en train de se concrétiser dans les politiques des entreprises et des institutions à travers le pays.
Pour commencer, je pense que nous avons besoin d’une perspective plus complète sur cette mémoire. Ce mouvement n’a pas vraiment émergé spontanément en réponse au meurtre brutal de George Floyd à Minneapolis. Il s’agit plutôt de l’aboutissement d’une série de mouvements de plus en plus puissants qui remontent au moins à Occupy Wall Street en 2011. Que vous y ayez participé ou non, je veux suggérer que ces mouvements ont probablement affecté votre vie en catalysant une série de changements dans le sens commun populaire.
Contre-quelle-révolution ?
Il est facile de regarder les 15 dernières années de soulèvements et de n’y voir que des échecs, ou d’accuser certaines orientations stratégiques ou tactiques d’avoir empêché les mouvements de s’emparer du pouvoir et de l’exercer. J’aimerais proposer une autre perspective.
La meilleure manière de mettre tout cela à plat, c’est peut-être de décrire la façon dont les états-uniens avaient l’habitude de penser publiquement le monde avant 2011. Je dis « publiquement » parce qu’il y a toujours eu de petits groupes de radicaux qui avaient une compréhension différente, mais ils étaient largement exclus du discours public.
Pour la plupart des gens, l’« histoire » était plus ou moins terminée. Des trucs comme le racisme ou le patriarcat étaient des problèmes qui étaient en grande partie des luttes du passé, qui avaient plus ou moins été surmontés. Le capitalisme et notre système démocratique étaient le meilleur moyen, ou du moins le seul moyen viable, d’organiser la vie économique et politique. Notre travail consistait à trouver un emploi qui nous plaise, afin de pouvoir réaliser notre vision personnelle de la vie au sein de ces systèmes. Nous n’étions pas, dans l’ensemble, des personnes chargées d’une tâche historique transformatrice : les grandes luttes de libération de l’histoire appartenaient au passé et nous étions désormais des participants libres et égaux sur le marché. Appelons cela « le tissu idéologique du néolibéralisme ».
Ce que je veux suggérer, c’est que dans le sillage du krach financier de 2008, ce tissu idéologique a été déchiré par une série de mouvements sociaux. Nous pouvons considérer que chacun d’entre eux a introduit une idée qui a creusé un nouveau trou dans le tissu idéologique, permettant l’émergence d’un nouveau sens commun. Le processus pourrait être résumé rapidement de la manière suivante :
- Le mouvement Occupy (2011-12) nous a appris que le capitalisme n’est pas la seule ou la meilleure façon d’organiser la vie, et qu’il y a quelque chose comme une guerre de classe d’en haut menée contre la grande majorité des gens ;
- Le soulèvement de Ferguson (2014) et les émeutes anti-police qui ont suivi à Baltimore, Charlotte et ailleurs nous ont appris que le racisme anti-Noir n’était pas terminé. Au contraire, il persiste sous des formes structurelles maintenues par des pratiques policières racistes qui ont construit un système d’incarcération de masse ;
- La rébellion de Standing Rock (2016) nous a appris que la colonisation et le génocide indigène ne se sont pas produits dans le passé et ne constituent pas un péché originel tragiquement achevé contre lequel personne ne peut rien faire. Au contraire, la colonisation est un processus continu qui se poursuit encore aujourd’hui ;
- Le mouvement Me Too nous a appris que le patriarcat n’est pas terminé du fait de l’égalité juridique formelle et que la tâche féministe contemporaine est bien plus importante que la réduction de l’écart salarial. Au contraire, le patriarcat persiste dans un continent caché d’agressions sexuelles et de viols auxquels les hommes se livrent en toute impunité ;
- Les mouvements de libération Queer et Trans nous ont appris que la poursuite d’un sentiment individuel de bonheur dans le monde exige le courage de se libérer de certaines des catégories les plus fondamentales de ce que cette société dit que nous sommes, et de découvrir de nouvelles façons d’être dans le monde ;
- Le mouvement pour la justice climatique nous a appris que notre système économique détruit rapidement les conditions de la vie humaine sur la planète et qu’une action urgente est nécessaire pour changer nos conditions de vie.
Chacun de ces mouvements a imposé ces idées dans l’arène publique, en déchirant le tissu de l’idéologie néolibérale. Ce faisant, ils ont développé un nouveau sens commun dans lequel les gens ont retrouvé l’idée qu’ils faisaient partie d’une génération qui avait pour tâche historique de refaire les structures économiques et politiques du monde.
Et encore et encore, dans chacun de ces mouvements, les gens ont découvert qu’une fois qu’ils se sont libérés de l’idéologie néolibérale, il y avait une autre force qui soutenait le monde tel qu’il est : la police.
Rappelez-vous l’été 2020. Comme je l’ai dit, on s’en souvient officiellement comme d’un mouvement largement non violent pour la reconnaissance raciale qui a transformé les campagnes publicitaires des entreprises et les politiques institutionnelles. En fait, il s’agissait du soulèvement de George Floyd. Il a commencé par l’incendie d’un poste de police et, pendant environ trois semaines, ce pays a connu la plus grande vague d’émeutes de son histoire, dont beaucoup ont pris pour cible des voitures de police et des infrastructures, paralysant la capacité de la police à maintenir l’ordre dans de nombreuses villes.
Ces quelques semaines au début de l’été n’étaient pas des aberrations que l’on peut rayer de l’histoire de ce mouvement, ni des actions qui ont empêché le mouvement de devenir populaire. Il s’agissait plutôt d’une explosion initiale d’énergie qui s’est tarie au fur et à mesure que le mouvement devenait plus discret, moins perturbateur et davantage guidé par des organisations officielles et des demandes de changements politiques qui pouvaient être obtenus dans le cadre des institutions existantes.
Après 2020, les mouvements sociaux de gauche ont connu une accalmie. Une exception notable reste la campagne Stop Cop City à Atlanta, qui s’est conçue comme une continuation du mouvement visant à empêcher la construction d’un nouveau centre d’entrainement et de formation de la police destiné à reconstruire son image publique.
Mais au printemps 2024, des campements pour arrêter le génocide en Palestine ont été créés par des étudiants et des activistes dans des universités à travers le pays. Ce mouvement a lui aussi contribué au processus d’éducation que je décris, en nous apprenant que les États-Unis sont toujours activement engagés dans le soutien aux régimes qui mènent des génocides. Et que même nos institutions les plus « libérales » sont prêtes à s’autodétruire pour empêcher que cette vérité ne soit dite.
L’intensité de la réponse policière au mouvement de solidarité avec les Palestiniens suggère que ce mouvement a atteint un nouveau type de limite. L’engagement à soutenir l’agression de l’État d’Israël contre les Palestiniens semble si profond que les deux partis politiques et les administrations des universités du pays ont semblé s’accorder sur le fait qu’il serait préférable de détruire la liberté d’expression sur les campus universitaires et de calomnier les personnes qui tentent de s’opposer à un génocide plutôt que de reconnaître l’humanité du peuple palestinien.
Soudainement, aux prises de conscience décrites ci-dessus qui étaient largement axées sur la découverte des contours de l’oppression intérieure, s’ajoutait celle de l’implications des institutions étatiques, universitaires et commerciales dans la politique impériale des États-Unis. Cela signifie que les idées morales fondamentales du mouvement ne pouvaient tout simplement pas être intégrées dans les institutions existantes sous la forme d’une nouvelle politique ou d’une nouvelle formation.
Je sais que je laisse beaucoup de choses de côté. C’est le cas de toute synthèse d’une décennie ou plus. Mais si vous trouvez cela plus ou moins plausible, alors considérez deux points qui, je pense, fournissent une certaine perspective sur ce que cela pourrait signifier d’interrompre les plans qui nous sont actuellement imposés :
- Premièrement, pourquoi ne pas considérer ce cycle de mouvements comme un processus d’éducation collective, un processus qui nous permet de creuser sous les illusions et de déterrer la véritable histoire des États-Unis ? Chacun de ces mouvements a exigé que nous repensions qui nous sommes, en développant un nouveau cadre pour donner un sens à nos propres vies et actions. Ils ont été des forces de mémoire qui ont remis en question l’amnésie qui nous était imposée. Ce processus est ce que l’on pourrait appeler le « progrès » au sens moral, dans le sens d’un approfondissement de l’éducation populaire et d’un changement du sens commun d’une manière plus ancrée dans la réalité de l’expérience vécue par les gens et les opérations du pouvoir.
- Deuxièmement, si nous sommes effectivement arrivés à une situation où une dictature est en train d’émerger, et si cette dictature s’appuie sur le pouvoir de la police pour faire respecter sa volonté, alors il convient de se rappeler que nous avons tous en mémoire la manière dont la police peut être empêchée de le faire. Au début de l’été 2020, nous avons eu un aperçu de la capacité des gens ordinaires à paralyser l’appareil par lequel leur volonté nous est imposée.
Pour résumer : Je vous invite à comprendre que ce qui se passe aujourd’hui n’est pas simplement quelque chose que les puissants font à nous, les impuissants. Il s’agit plutôt d’une contre-révolution que nous avons méritée. Parce que nos luttes pour la justice ont été si efficaces pour perturber leur jeu politique, la classe dirigeante des milliardaires et leurs gourous néo-fascistes ont été contraints de changer fondamentalement les règles afin de nous faire reculer. C’est comme si nous avions gagné la partie jusqu’à présent, au point d’arriver au boss final : la dictature fasciste, la contre-révolution culturelle et un nouvel appareil de surveillance et de maintien de l’ordre. L’escroquerie monstrueuse. C’est le dernier barrage qu’il leur reste pour empêcher qu’une transformation du sens commun ne devienne une véritable transformation de la réalité
Le problème de leur modèle
Je voudrais me concentrer sur une tension majeure qui n’a cessé de réapparaître dans le cadre du processus que j’ai esquissé et qui, à mon avis, est la source structurelle de beaucoup d’autres. Pour beaucoup d’entre nous, surmonter cette tension nécessitera un autre changement de perspective. Mais je pense que nous sommes à un moment où la seule chance d’être à la hauteur de la tâche signifie un niveau supplémentaire d’éducation collective. Car cela nous permet de voir la principale faiblesse de la contre-révolution de l’escroc monstrueux.
Pour la voir, il faut reconnaître qu’en s’attaquant à ce qu’ils appellent la « wokeness », ils s’attaquent en fait aux politiques qui ont tenté d’adapter les institutions existantes au progrès moral du sens commun que j’ai décrit plus haut : Les politiques de Diversité, Équité et Inclusion, le financement fédéral de la santé, de la science et de la pensée critique, la justice climatique, etc.
Cela révèle deux perspectives qui ont toujours été dans une relation inconfortable à travers le processus que j’ai décrit. Nommons-les :
- La perspective institutionnaliste : Depuis un certain point de vue au sein des mouvements, l’institutionnalisation des valeurs est ce à quoi ressemble le progrès : les demandes qui proviennent de l’indignation morale dans les rues deviennent codifiées sur les lieux de travail, dans les politiques et dans les lois.
- La perspective du contre-pouvoir : Depuis un autre point de vue, ces formes institutionnelles de progrès ont toujours été, au mieux, des pansements qui ne résolvaient pas vraiment les problèmes et, au pire, des moyens de stopper l’énergie des mouvements sociaux et de maintenir le statu quo. Le changement de politique et la diversité des « sièges à la table » étaient un moyen d’empêcher une véritable transformation. Je me souviens de ces mots d’un curé de Saint-Louis qui venait de se faire gazer à Ferguson : « nous avons exigé d’être inclus dans le pouvoir, mais le but aurait dû être de démanteler les institutions du pouvoir elles-mêmes ». La perspective du contre-pouvoir soutenait que les formes d’organisation visant à soutenir le progrès moral – et les conditions de vie elles-mêmes – devaient être construites à distance des institutions contrôlées par l’État et en opposition à celles-ci.
Cette tension existe depuis longtemps au sein des mouvements pour la justice sociale. Ceux qui travaillent avec les institutions existantes disent que les radicaux dans la rue ne sont pas réalistes – être « réaliste » signifie adapter des demandes élevées aux institutions puissantes existantes et établir progressivement de meilleures normes en leur sein.
Mais celles et ceux qui descendent et tiennent la rue ont toujours eu une réponse convaincante. Ils diraient que c’est ce progrès au coup par coup qui est, en fait, irréaliste : si vous comptez sur les institutions soutenues par l’État pour le progrès moral, tout peut être effacé dès que le vent du pouvoir de l’État tourne et souffle dans une direction différente. En outre, si vous avez renforcé le pouvoir de ces institutions au cours du processus – en leur donnant plus de législation, plus de police, plus de surveillance – alors ces institutions seront en mesure de faire encore plus de dégâts lorsque le vent tournera, comme elles le feront inévitablement lorsque le pouvoir de la classe dirigeante sera réellement menacé.
Peut-être que les choses auraient pu se passer autrement. Peut-être que les progrès au sein des institutions auraient pu se poursuivre sans ce retour de bâton. Mais je pense que nous devons admettre que les choses n’ont pas fonctionné de cette manière pour nous. Pour le meilleur ou pour le pire, le côté rue de l’argument a gagné, et nous devons admettre que le progrès ne peut être confié aux institutions soumises à l’autorité de l’État : il doit être construit et défendu en dehors de ces institutions. J’espère développer ce thème dans de prochains articles.
Nous pouvons donc enfin aborder le point faible de la Révolution Papillon en cours. Le voici : si le point de vue du contre-pouvoir, celui de la rue, est le bon, alors les formes institutionnelles que le progrès a prises ne sont pas réellement la menace que les gens au pouvoir pensent qu’elle représente. Au contraire, ces politiques de « wokeness » institutionnalisée sont, en fait, les moyens par lesquels les demandes de changement dans la rue ont été détournées et apprivoisées afin de maintenir la structure globale du pouvoir. En s’attaquant aux formes institutionnalisées du progrès moral, les fascistes techno et chrétiens se débarrassent de l’une de leurs armes les plus puissantes pour supprimer les mouvements sociaux. En s’attaquant à ces institutions, ils s’attaquent en fait à leur propre bouclier.
Ces formes institutionnelles de gestion des revendications de la base ont été développées au fil des décennies, et ce pour de bonnes raisons. Si nous reconnaissons que notre liberté – et tout le reste – est en jeu, et si nous choisissons la liberté, ils ne pourront tout simplement pas maintenir leur projet par la seule violence et l’intimidation.
Mais cela nécessitera une expression massive de perturbation de la part de la base. Nous avons vu à quoi cela ressemblait : quelque chose comme les premières semaines de la rébellion George Floyd, mais sans aucune illusion de revendications fragmentaires.
Le défi
En conclusion : un petit groupe de milliardaires, effrayés à l’idée que le peuple américain s’engageait dans une voie susceptible de remettre en cause leur pouvoir, s’est autorisé à rêver très fort du monde qu’il souhaitait. Ils se sont affranchis des limites de la Constitution américaine pour mettre en place une nouvelle organisation du monde politique. Ils se sont donnés le droit d’agir avec audace pour nous imposer ce nouvel ordre, et ils ne s’arrêteront pas tant que nous n’aurons pas trouvé le moyen de les arrêter.
La question qui se pose à nous est la suivante : le processus d’éducation gagné par les mouvements sociaux sera-t-il capable de faire le prochain pas ensemble ? Pouvons-nous abandonner l’illusion que le progrès moral, la lutte pour la justice historique et la lutte pour l’avenir de la vie sur la planète peuvent être réalisés par le biais des politiques des institutions existantes et nous donner le droit de construire directement l’avenir que nous méritons ? Pouvons-nous laisser tomber les conneries et nous opposer à l’appareil de domination comme si nos vies et celles de ceux que nous aimons étaient en jeu ? parce qu’elles le sont.
Quoi qu’il arrive, nous sommes au cœur d’un processus de changement fondamental du monde. Si nous ne voulons pas que leur plan soit le seul sur la table, nous devons également nous donner les moyens de rêver grand, d’agir avec audace et d’affirmer clairement que c’est notre vision contre la leur.
Daniel Grave
March 19, 2025
Images : Cristina De Middel
Ce texte a d’abord été publié en anglais par nos amis de Ill Will.
[1] Dont nous avons déjà longuement parlé dans ces articles :
Des insurrections sans lumière
Ce qui est là (2) Penser le Fascisme, un bilan d’étape
Sur la Conscience malheureuse des Néoréactionnaires
[2] Voir ci-dessus.
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