
Le documentaire No Other Land sorti en 2024 et réalisé par un collectif israélo-palestinien de quatre militants, montre le quotidien de l’occupation et de la colonisation de la Cisjordanie. Il a pourtant fait l’objet d’une polémique parmi les militant·es pro-palestinien·nes, sur laquelle revient Emmanuel Dror afin d’expliciter certains débats liés à la campagne de boycott culturel menée par les organisations palestiniennes et le rapport que les spectateurs occidentaux peuvent entretenir avec un tel film.
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Le film
No Other Land est un film israélo-palestinien dans sa réalisation et dans sa promotion. Il est réalisé par les Palestiniens Basel Adra et Hamdan Ballal, par l’israélien Yuval Abraham, et par l’israélienne Rachel Szor. Il dénonce avec vigueur et conviction le sort fait aux Palestinien·nes de Masafer Yatta et aux alentours, l’oppression de l’armée israélienne et des colons, les destructions de maisons, le harcèlement, le nettoyage ethnique, et le quotidien d’une occupation militaire brutale. A ce titre, c’est un film extrêmement pédagogique pour un public qui ne connaîtrait pas la situation dans les territoires palestiniens occupés par Israël depuis 1967.
Le dispositif du film, où le journaliste indépendant israélien Yuval vient voir le militant palestinien Basel, et documente sa lutte qu’il soutient, est l’un des points forts de ce film car, en quelque sorte, cet israélien, c’est « nous ». « Nous » le public occidental qui s’identifie plus facilement au journaliste indépendant qui mène une enquête qu’au jeune Palestinien dont la vie est rythmée par une occupation coloniale violente. Ce sont donc « nous » qui sommes invités à rendre visite à cette famille palestinienne qui nous ouvre ses portes et que nous accompagnons sur le « champ de bataille » de Masafer Yatta.
Il est rare de voir de telles co-réalisations israélo-palestiniennes, l’idée séduit le grand public, et le film a bénéficié d’une très bonne distribution, d’excellentes critiques et, couronnement final, d’un Oscar pour le meilleur documentaire en 2025, un an après sa sortie. Rien de tel pour irriter l’armée israélienne qui, le 24 mars, arrête Hamdan Ballal dans une ambulance, alors qu’il vient d’être blessé dans une énième attaque de colons, à Soussiya, près de Masafer Yatta. Sous la pression, il sera libéré le lendemain, après avoir passé la nuit dans une prison militaire.
La réaction du PACBI (Palestinian Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israel)
Pendant un an, le PACBI (l’organe palestinien qui coordonne les campagnes de boycott culturel et universitaire des institutions israéliennes) ne s’est pas exprimé sur ce film, mais il a fini par le faire, après avoir été interpellé, et suite à de multiples débats. Le PACBI a donc écrit deux articles extrêmement subtils, dont il est dommage que nous n’ayons pas de traduction en français[1], en particulier pour éclairer la polémique que ces articles ont déclenchée.
Que dit le PACBI? Il exprime clairement que ce film est essentiel pour contrer la déshumanisation raciste des Palestinien·nes en Occident, et pour sensibiliser le public à la lutte contre l’occupation militaire, le nettoyage ethnique, et le système d’oppression coloniale israélien auquel les Palestinien·nes sont soumis·es et résistent. Il dit qu’il a conscience des effets bénéfiques que ce film présente, qu’il les prend en compte, et qu’un boycott de ce film auprès du grand public occidental serait contre-productif.
Il précise néanmoins que ce film ne respecte pas parfaitement les lignes directrices du PACBI, et qu’il pourrait donc tomber sous le coup d’une campagne de boycott. Pour celles et ceux que ça intéresse, il est important de se pencher sur les arguments de la campagne de boycott culturel[2], dans ses grands principes, et en lien avec ce film en particulier.
Les 6 arguments du PACBI
1/ Malgré les dénégations des uns et des autres, le PACBI réitère et démontre dans son deuxième article que No Other Land n’est pas complètement exempt de normalisation, et de risque de normalisation. Il remet en contexte ce qu’est la normalisation, et l’importance cruciale de s’y attaquer, en particulier auprès des pays arabes de la région, dans un monde dominé par Trump et ses accords d’Abraham.
Ce sujet de la normalisation est à la fois crucial et complexe, et il est bien détaillé dans plusieurs articles du PACBI qui ont été traduits en français[3]. La normalisation s’appuie sur le rejet du traitement d’Israël et les tentatives de représenter Israël comme s’il s’agissait d’un État « normal » de la région, avec lequel les relations peuvent se faire comme si de rien n’était, et non d’un État colonisateur et d’apartheid.
Au delà des accords économiques et politiques entre États, la normalisation est aussi une forme de « colonisation de l’esprit », où l’on en vient à penser que la réalité de l’oppresseur est la seule réalité « normale ». La promotion d’une co-existence sans disparition de l’oppression coloniale participe à la normalisation, d’où le concept d’une collaboration de co-résistance. Pour les Palestinien·nes, toute situation où un individu arabe et un individu israélien collaborent ou participent à un événement ou un projet commun, et qui ne serait pas basé sur un tel cadre, servirait à normaliser la situation.
Il va sans dire que cette mise en garde ne s’adresse pas aux co-réalisateurs palestiniens, ni même à la communauté palestinienne de Masafer Yatta : il est évident que de leur point de vue, toute aide est bénéfique, et qu’ils ne vont pas refuser une main qui se tend, ni la possibilité de relayer cette lutte sur les plus grandes scènes du monde. Jamais les appels de la campagne BDS ne concernent les Palestinien·nes eux-mêmes et elles-mêmes, qui sont pris dans un réseau colonial et se battent pour leur propre survie avant tout. Ces mises en garde concernent les militant.es du monde entier qui ont le luxe de pouvoir apporter ou non leur soutien à un film, de mener des batailles politiques et de répondre à l’appel du PACBI, dans sa complexité et sa subtilité.
2/ Un film qui se veut anticolonial refuse toute collaboration avec une association liée de près ou de loin à la colonisation israélienne. Or, l’équipe du film de No Other Land a violé cette règle au moins une fois en collaborant avec l’organisation Close-Up, contre laquelle 500 cinéastes s’étaient exprimés en 2019, justement parce qu’elle participe à la normalisation de l’apartheid israélien[4].
3/ Une équipe israélienne de cinéastes qui se veut anticoloniale s’exprime dans des termes attendus par les colonisés, en particulier en faisant mention de l’origine de la situation coloniale en Palestine, c’est à dire la Nakba de 1948 (l’expulsion de 800.000 Palestinien·nes de leurs terres), et en nommant l’État d’Israël comme le responsable de cette « grande catastrophe ». Ceci n’est pas un détail dans le cas d’un film centré sur l’occupation de Masafer Yatta qui date de 1967, comme nous le verrons plus loin.
Certes, l’équipe du film a fini par faire une telle déclaration, mais seulement après la publication du premier article du PACBI. Cela démontre que le reproche du PACBI était fondé, qu’il a été entendu, et par conséquent l’utilité des articles produits par le PACBI, qui font avancer les alliés dans leurs réflexions et positionnements.
Le réalisateur israélien principal du film, Yuval Abraham, lorsqu’il reçoit des prix pour No Other Land, semble adapter son discours à son public. Il a tenu des propos très peu courageux lors de la cérémonie des Oscars où il a, selon le PACBI, « repris le narratif sioniste sur Gaza », ce qui a offensé beaucoup de Palestinien·nes.
4/ Un point qui peut paraître anecdotique aux cinéphiles français, mais qui souligne la sensibilité d’un tel sujet pour le PACBI :
« il est important de reconnaître que les Palestinien·nes n’ont pas besoin de validation, de légitimation ou de permission de la part des Israélien·nes pour raconter leur histoire, leur présent, leurs expériences, leurs rêves et leur résistance, y compris artistique, contre le système colonial d’oppression qui les prive de leur liberté et de leurs droits inaliénables. »
Bien sûr, cette sensibilité n’est pas suffisante pour appeler au boycott de No Other Land, mais elle explique un certain ressenti sur lequel il est intéressant de se pencher. Voir les Occidentaux adouber un film qui dit ce que les Palestinien·nes disent depuis des décennies, parce qu’il serait co-réalisé, donc validé par un Israélien, est difficile à avaler. Cela participe de l’invisibilisation des narratifs palestiniens.
Dans le cinéma israélien, il existe une tradition qui consiste à pleurer sur des massacres commis par des Israéliens, en mettant plus en avant les regrets des Israéliens que leurs responsabilités (voir par exemple Valse Avec Bachir, Tantura…), et une tradition occidentale à aduler ces films, et ces Israéliens. De manière générale, ce même « nous » qui s’identifie davantage au réalisateur israélien de No Other Land, tend à prendre plus au sérieux les voix israéliennes que les voix palestiniennes. A terme, cela reproduit une hiérarchie raciale, avec une identification aux narratifs des colons plutôt qu’à ceux des colonisés[5].
5/ Il existe un autre élément qui peut être difficile à comprendre dans un contexte français. La lutte pour la libération du peuple palestinien ne se fait pas qu’à Masafer Yatta. La lutte contre l’occupation de la Cisjordanie en général, et de Masafer Yatta en particulier, est une campagne qui est menée, entre autres, en Israël par des « sionistes de gauche ». Ces Israéliens ne remettent pas nécessairement en cause le contexte plus large qui l’accompagne : la colonisation de toute la Palestine historique depuis 1948, l’interdiction faite aux réfugiés de retourner chez eux, l’apartheid, le blocus criminel de Gaza, le génocide, etc.
Les sionistes de gauche soutiennent les luttes palestiniennes à la seule condition que leurs propres privilèges de colons demeurent préservés, et il existe donc une forte méfiance à l’égard d’œuvres qui adoptent une telle position. Elles peuvent sembler progressistes depuis la France, mais elles comportent un véritable obstacle sur le chemin de la libération et du respect du droit international, incluant l’ensemble des droits inaliénables du peuple palestinien.
Alors qu’une telle situation est peu connue, et donc mal comprise en France, nos camarades palestinien·nes nous demandent de leur faire confiance quant à leur connaissance du contexte, et de ne pas tenter de leur donner des leçons, de pointer leurs supposées erreurs, ou d’exiger leur rétractation. Le PACBI condamne explicitement cette attitude de la part de certains de ceux qui se prétendent ses alliés :
« Nous notons ici que même les partenaires et alliés de longue date en Occident ne sont pas à l’abri du privilège racial d’être blancs ou proches de la blancheur, ce qui peut les empêcher de voir d’autres contextes ou même les amener à adopter un rôle de chien de garde, quelles que soient leurs intentions… »
6/ Enfin, un dernier aspect a été ignoré dans l’argumentaire pourtant passionnant du PACBI : s’il réitère que, pour le grand public, ce film est une très bonne introduction à l’occupation en Cisjordanie, il signale néanmoins que les militant.es « n’ont pas besoin de ce film en particulier pour les convaincre de 76 ans de colonialisme brutal, et qu’il existe de nombreux autres films palestiniens, arabes, internationaux, ou réalisés par des Israélien.nes antisionistes qui servent bien la cause palestinienne sans être entachés par une quelconque normalisation. »
On se retrouve alors dans une situation que les militant.es de la campagne BDS (boycott, désinvestissement et sanctions contre l’apartheid israélien) connaissent bien, et qu’on appelle « la zone grise », qui demande ni boycott, ni promotion. Dans cette situation, on n’appelle donc pas à boycotter No Other Land, mais puisqu’il bénéficie déjà d’une promotion et d’une distribution de première classe, et l’on peut s’en réjouir, alors il n’a pas besoin en plus de la promotion et des maigres ressources des festivals de films palestiniens ou des cercles de solidarité militants, qui pourraient à la place privilégier des films réalisés à 100% par des Palestinien·nes, ou qui pour le moins ne participent en aucune manière à la normalisation.
En conclusion
No Other Land est un excellent film, très utile pour la défense des droits du peuple palestinien. Cela n’empêche pas d’une part d’entendre les critiques que certain.es Palestinien.nes peuvent émettre, en particulier vis à vis de l’équipe israélienne du film. Cela n’empêche pas, d’autre part de constater que ce film bénéficie déjà d’une promotion « grand public », ce qui pose la question de la nécessité de le promouvoir encore, aux dépends de films plus petits et au moins aussi méritant.
Rappelons par ailleurs que la campagne BDS est une campagne anticoloniale à différents égards. D’abord parce qu’elle lutte contre la colonisation, mais aussi parce que c’est une campagne dont les termes ne sont pas décidés en Occident, et qui répond à un appel palestinien, dans ses objectifs, dans ses méthodes et dans sa rhétorique. Elle implique de la part de militants français de parfois faire des efforts pour comprendre les directives et les raisonnements palestiniens, y compris sur le sujet de la normalisation parfois mal compris, dans un dialogue souvent riche et fructueux.
A minima, on peut ouvrir le débat à partir des lignes du PACBI en interrogeant nos propres limites et nos contradictions, en faisant preuve d’humilité et en écoutant les Palestinien.nes auprès de qui on se bat, dans une co-résistance respectueuse et entière. Cet épisode participe de cet effort qui nous est demandé, ainsi qu’un appel à plus de vigilance contre certains de nos réflexes encore trop conditionnés par un contexte occidental.
Notes
[1] PACBI’s Position on No Other Land, 5 mars 2025 ; PACBI’s engagement with constructive critiques of our position on No Other Land, 10 mars 2025 ; https://www.bdsmovement.net/pacbi-no-other-land-faqs
[2] Emmanuel Dror, « Boycott ? Oui ! Culturel ? Aussi ! », Contretemps, 14 janvier 2011 ; voir les directives PACBI pour le boycott culturel international d’Israël, 16 juillet 2014
[3] L’exception israélienne : normalisation de l’anormal, 31 octobre 2011 ; « Explication des directives anti-normalisation du mouvement BDS », 14 novembre 2022.
[4] PACBI Welcomes Statement by More Than 500 Filmmakers Against « Close Up » Initiative Normalizing Israeli Apartheid, 27 août 2019.
[5] Houda Asal, « Il est temps de parler de racisme anti-palestinien en France », Contretemps, 16 septembre 2024.
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