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Kiabi, Shein, Decathlon : le hold-up fiscal des invendus de la fast-fashion. – © Caroline Varon / Disclose
La loi antigaspillage permet à la fast-fashion d’économiser 60 % d’impôts sur chaque vêtement donné à des associations comme Emmaüs, révèle Disclose avec Reporterre, à partir de documents confidentiels.
Une enquête de Disclose en partenariat avec Reporterre.

Sur le papier, l’offre est alléchante. Vingt palettes de vêtements neufs de la marque Shein envoyées depuis la Chine, gratuitement. Delphine Peruch, coordinatrice d’une recyclerie dans le Var, n’en revient pas lorsqu’elle reçoit cette proposition, en novembre dernier. Elle a pourtant décliné : « Notre philosophie est de donner une seconde vie aux vêtements, pas de revendre du neuf. » Ces derniers mois, son association croule sous les dons, comme toute la filière du réemploi textile, asphyxiée par les surplus. À la Croix-Rouge, en Vendée, on ne récupère plus les vêtements confiés par les particuliers. Chez Emmaüs, « on pousse les murs, on construit des chapiteaux, et certains dons ont dû être jetés », rapporte Louana Lamer, responsable textile de l’association.
Le secteur craque face à une production de vêtements débridée. Chaque seconde, près de 100 pièces neuves sont injectées sur le marché français. Une hausse de 30 % en seulement quatre ans. « On a créé un système malade où il est normal de produire en trop, dénonce Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l’Institut national de l’économie circulaire. Il faut que tout soit disponible tout le temps, jouer sur la nouveauté, réduire les coûts avec des économies d’échelle… Le résultat, ce sont des niveaux élevés de surproduction. » Des vêtements qui ne servent à rien, donc, et qui alourdissent le bilan écologique désastreux de l’industrie de la mode, responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde.
Pour limiter l’impact des textiles invendus, la loi antigaspillage interdit leur destruction depuis 2022. Les entreprises présentes sur le marché français sont désormais obligées de les recycler, de les vendre à des déstockeurs ou de les donner à des associations en échange d’une réduction fiscale équivalant à 60 % de la valeur des vêtements. Un effet d’aubaine méconnu mais largement exploité par des poids lourds du secteur comme Shein, Decathlon et Kiabi.
D’après l’enquête de Disclose, qui s’appuie sur des documents internes et l’analyse d’une dizaine de rapports d’entreprises, les géants de la fast-fashion ont reçu plusieurs millions d’euros de réductions d’impôt pour leurs surplus donnés à des associations. Exemple : pour un pantalon vendu 12 euros par Shein, la marque chinoise peut escompter une ristourne fiscale de 7,20 euros si elle choisit de l’offrir à une recyclerie. De quoi rendre la surproduction rentable pour une enseigne capable de réduire ses coûts de fabrication à quelques dizaines de centimes par article.
Mais en bout de chaîne, ce sont les associations qui trinquent : ensevelies sous les vêtements, elles doivent aussi, de plus en plus, les détruire par leurs propres moyens, voire… aux frais du contribuable.
Un cadeau de Shein contre un reçu fiscal
« Nous produisons ce que les clients veulent, au moment où ils le veulent et là où ils le veulent », assure le PDG de Shein, Donald Tang, dans un entretien au JDD en mars dernier. Selon lui, « ce modèle maximise l’efficacité et réduit le gaspillage presque à zéro ». Vraiment ? Sur le marché privé du déstockage, où des entreprises s’échangent des lots de vêtements invendus, les colis du mastodonte chinois de la mode sont partout. Ils se vendent même par camions entiers, sur des sites web examinés par Disclose.
Mais depuis quelques années, les habits Shein produits pour rien ont trouvé de nouveaux débouchés, bien plus rentables : les brokers en invendus. Ces jeunes pousses françaises mettent en relation les grandes marques de vêtements avec les associations spécialisées dans le don. C’est l’un de ces brokers, baptisé Dealinka, qui a contacté la recyclerie varoise de Delphine Peruch, en fin d’année dernière, pour lui proposer les palettes de vêtements de Shein.
Cette start-up créée en 2023, un an après l’entrée en vigueur de la loi antigaspillage, collabore avec les grands acteurs de la solidarité : Les Restos du cœur, Emmaüs ou Les Petits frères des pauvres. À ses clients de la fast-fashion, Dealinka promet de « réduire les frais liés aux stocks encombrants [et] associés à la destruction des produits ». Surtout, elle insiste sur « les dons effectués par les entreprises à des associations [qui] peuvent être éligibles à des avantages fiscaux ».
Un argument que l’on retrouve dans un e-mail envoyé à la recyclerie du Var et consulté par Disclose. Dealinka propose ainsi « 21 m3 de marchandises » de Shein, en échange d’un « reçu fiscal que nous retournerons à notre client donateur ». La cargaison étant estimée à 53 167 euros, le « client donateur » — la marque chinoise ou l’un de ses importateurs — peut ici espérer déduire 31 900 euros de ses impôts.

« La défiscalisation est d’autant plus intéressante financièrement que, dans le cadre du don, ce sont les entreprises elles-mêmes qui déterminent la valeur de leurs produits », décrypte Romain Canler, directeur de l’Agence du don en nature. Pour Shein, qui propose la bagatelle de 7 000 nouvelles références par jour, d’après les calculs de l’ONG Les Amis de la Terre, rien ne filtre sur le nombre d’invendus. Pas plus que sur le montant des économies fiscales réalisées.
Interrogé par Disclose sur le manque à gagner pour l’État, le ministère de l’Économie n’a pas donné suite. Mais pour une entreprise au moins, le cadeau du fisc se compte en centaines de milliers d’euros : Decathlon.
« Donner, c’est bon pour ton portefeuille »
D’après un tableau obtenu par Disclose, Decathlon a bénéficié de 709 000 euros d’avoirs fiscaux, en 2024, pour 1,18 million d’euros de produits invendus donnés via Comerso. Le slogan de cette entreprise qui, à l’instar de Dealinka, relie les marques et les associations ? « Vos invendus ont de la valeur. » Dont acte : la ristourne fiscale reversée à Decathlon, propriété de la richissime famille Mulliez, a presque triplé entre 2021 et 2024, toujours selon ce document interne. « En 2023, ces dons en nature équivalent à 0,01 % du CA de Decathlon France », relativise la marque auprès de Disclose.
« On commence à générer pas mal de cash »
La promesse d’économies fiscales, c’est aussi l’argument coup-de-poing de l’autre broker partenaire de l’enseigne française, la start-up lilloise Done. Le déstockage de vêtements vers des associations y est carrément présenté comme un « acte noble récompensé par 60 % en réduction d’impôt ». « On commence à générer pas mal de cash », confiait l’un des cofondateurs de la start-up à La Voix du Nord, en janvier dernier.
Done prélève une commission de 12 % sur la valeur des stocks récupérés. Soit 12 000 euros pour 100 000 euros de vêtements offerts à des associations, les 48 000 euros restants revenant aux enseignes sous forme de réduction fiscale.

Plutôt que d’interroger son modèle de production, qui alimente l’exploitation humaine au Bangladesh et en Chine, mais aussi la déforestation au Brésil comme l’a révélé Disclose, Decathlon fait du don un mantra.
Sollicitée, l’enseigne indique qu’en 2024 « près de 90 % de [ses] magasins en France ont participé à des actions de dons, bénéficiant à plus de 200 associations ». Et à ses finances. Sur un site web destiné aux responsables de magasin, que Disclose a consulté, l’incitation fiscale est clairement présentée comme une motivation au don : « Donner, c’est bon pour ton portefeuille. » Et à ce jeu-là, une autre enseigne de la famille Mulliez a redoublé d’ingéniosité : Kiabi.
Le tour de passe-passe de Kiabi
En France, le champion français du prêt-à-porter ouvre 1 magasin tous les 10 jours. Et plus de 800 000 vêtements Kiabi sont mis en vente chaque jour. Combien d’autres sont produits pour rien ? Selon les calculs de Disclose, basés sur ses déclarations extrafinancières, la marque a généré au moins 5,6 millions d’invendus en 2023. Un volume qui a quasi doublé en deux ans. S’ils étaient tous mis en rayon ensemble, ces vêtements occuperaient environ 100 magasins de l’enseigne.
Fort heureusement, Kiabi a trouvé une combine pour écouler ses surplus, tout en profitant de la générosité de l’État : les Petits Magasins. Avec ce concept « génial », comme elle le vante sur ses réseaux sociaux, la marque déstocke ses invendus auprès de boutiques solidaires qui vendent uniquement ses produits, sans passer par des intermédiaires. Encore mieux, ces Petits Magasins forment des salarié es en insertion. L’idée, lancée en 2017, coche toutes les cases du cercle vertueux. À un gros détail près.

Les Petits Magasins sont chapeautés par la société Kivi, une joint-venture entre Bunsha, la holding des magasins Kiabi, et le groupe d’insertion Vitamine T, qui compte le DRH de Kiabi à son conseil d’administration. Autrement dit, dans ce système « génial », Kiabi donne à Kiabi. Sauf « [qu’]il y a des rescrits fiscaux derrière ces dons », révèle le responsable de l’une de ces structures qui souhaite rester anonyme. Une information confirmée à Disclose par un ancien cadre de la marque.
D’ici 2026, le leader français de la mode éphémère ambitionne d’écouler la totalité de ses invendus via les Petits Magasins fiscalement optimisables. Kiabi n’a pas souhaité communiquer à Disclose le montant des exonérations fiscales déjà obtenues grâce à cette opération. Mais en extrapolant ses derniers chiffres connus — 430 000 vêtements donnés aux Petits Magasins en 2021, d’une valeur de 1,9 million d’euros —, Kiabi aurait pu compter sur une réduction d’impôts de près de 15 millions d’euros si elle avait donné l’intégralité de ses invendus en 2023. Et sa soif d’argent public ne s’arrête pas là.
Double peine pour les finances publiques
Malgré un chiffre d’affaires record de 2,3 milliards d’euros en 2024, dont 45 millions d’euros reversés en dividendes à la famille Mulliez, Kiabi profite d’autres largesses publiques pour rentabiliser sa surproduction. À Reims (Marne), son tout nouveau Petit Magasin est implanté dans des locaux subventionnés par un bailleur social. À Hem (Nord), c’est la mairie qui a prêté un local rénové à ses frais. La communauté d’agglomération de Lens-Liévin (Pas-de-Calais) a quant à elle attribué, début mars, une subvention de 3 000 euros au Petit Magasin de Kiabi.
En quelques années, au moins 30 de ces « boutiques solidaires » ont essaimé sur le territoire. Pourtant, Kiabi ne parvient pas à liquider l’ensemble de ses invendus : au moins 1 vêtement sur 5 donné aux Petits Magasins ne trouve pas preneur. Ces habits encore étiquetés sont alors susceptibles d’être donnés à des associations, au risque de concurrencer les véritables pièces de seconde main.
« En injectant des invendus dans cette filière, les fripes ne sont plus compétitives », regrette Emmanuelle Ledoux de l’Institut national de l’économie circulaire. La raison ? Les vêtements d’occasion demandent beaucoup plus de travail aux structures de réemploi, comme l’explique Lisa Coinus, ex-responsable textile au sein d’une ressourcerie à Arles : « Derrière une fripe de seconde main, il y a 20 minutes de travail de tri. Si elle nécessite un nettoyage, on passe à 30 minutes. Avec une petite réparation, on monte à 45 minutes. Une fringue Kiabi ou Shein neuve qui arrive, vous la mettez directement sur les étals. »
Illustration de la saturation du secteur, son ancienne association accumule les stocks de vêtements sur un parking, à l’air libre. « En mars dernier, on a dépensé 8 000 euros pour enfouir 10 tonnes à la déchetterie », révèle Lisa Coinus. Et quand les structures ne peuvent pas assumer ces coûts, les collectivités locales prennent le relais. C’est là un dernier coût caché des invendus de la fast-fashion : un jour ou l’autre, ils finiront dans la filière des déchets textiles.
En théorie, cette dernière est financée par une taxe versée par les enseignes de mode sauf… si les vêtements ont fait l’objet d’un don. « Au final, l’entreprise transfère à la collectivité la charge de l’élimination de ses déchets », analyse Bertrand Bohain, délégué général du Cercle du recyclage. Gouffre pour les finances publiques, inutile pour limiter la production exponentielle de la fast-fashion, la loi antigaspillage porte décidément mal son nom.
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