Marseille : ça passe ou ça claque ? Les parisiens dans la fuite en avant


Baptiste Thery-Guilbert

paru dans lundimatin#473, le 28 avril 2025

Dans le dernier Libé des écrivains, l’autrice Esther Teillard signait un article à propos des Parisiens qui débarquent à Marseille prennent leurs clics et une claque. Il a suscité beaucoup de critiques et un peu d’ironie. La mère d’un ami, marseillaise, y voit surtout du mauvais travail. [1]

Naissance  Je suis né à Marseille en 1999. Marseille m’a toujours été présentée comme la ville miroir d’une autre ville portuaire que je n’ai jamais vue autrement qu’à travers les mots de ma mère qui y est née et y a vécu quelques années d’enfance et de guerre, par les mots de ma grand-mère qui y est née aussi et y a vécu exactement la moitié de sa vie avant d’en partir — un calcul simple qu’on peut effectuer avec exactitude maintenant qu’elle est morte et qu’on connaît son âge définitif. Donc ma mère est née de l’autre côté de la mer. Elle n’est pas née à Marseille. D’accord ? Elle est arrivée ici, enfant. Elle a grandi ici, dans le quartier de la Capelette. Elle vit rue de Lodi depuis plus de trente ans, dans le même appartement. C’est là que j’ai grandi, avec mes frères et sœurs. C’est là que je vais quand je viens à Marseille pour quelques jours. Parce que je suis parti, maintenant. Mais j’ai grandi là. École maternelle Delphes. École primaire Lodi. Collège et lycée dans le privé à Castellane. Voilà d’où je viens. Voilà d’où j’écris, du coup. Pour que ce soit bien clair. Et j’ai vu les parisiens arriver, à la fin des années 2010. J’ai vu les commerces fermer. J’ai inspecté les travaux pas finis. Les nouveaux restaurants qui ouvraient. Les quartiers de la ville qui étaient en chantier et ceux qui ne l’étaient pas. Les immeubles. Je suis repassé rue d’Aubagne et j’ai pleuré à chaque fois pour les huit. Les huit qui sont morts dans les effondrements, aux numéros 63 et 65. J’ai vu la place se faire renommer « Place du 5 novembre 2018 ». J’ai pleuré encore. Je suis parti de Marseille. D’accord ? J’en pouvais plus, de vivre ici. J’en ai voulu à ceux qui venaient ici et qui parvenaient à y être heureux. Je me suis demandé pourquoi eux ils y parvenaient et pas moi. C’est pas juste parce que je suis né ici. Ça devait être autre chose. Forcément. J’ai dit à ma mère que cette ville était impossible pour moi. La ville qui l’avait accueillie enfant : impossible pour moi. Elle ne s’est pas vraiment énervée. Elle a dit : regarde, c’est ici qu’on vit. C’est ici qu’on vit tous. On est tous arrivés ici, arrachés, et c’est ici qu’on s’est enracinés de nouveau. Les départs ne sont pas des trahisons. On essaie de les comprendre. Qu’est-ce que cette ville t’a fait subir pour que tu la détestes autant ? Je ne pouvais pas savoir. On ne sait jamais qui se sent chez soi et pourquoi. Et comment. Je suis bien placée pour le savoir. Je crois que nous, on se sent à la maison ici. On n’a rien qui pourrait nous empêcher d’aller ailleurs, pourtant. Nos tombes ? Nues. En défaut de paiement. Ou de l’autre côté. Dispersées. Nos tombes sont dans nos mémoires, tu sais ça. On leur aménage des stèles, comme ça, dans nos têtes. On est propriétaires de rien ici. Mais on reste quand même. C’est comme ça.

Fuite en arrière  Bon. J’ai vu des gens aller et venir. Je le réécris : j’ai vu les parisiens arriver à Marseille à la fin des années 2010. Essayer de changer certains quartiers. Avoir des exigences envers la ville. Oui, je les vois repartir depuis quelques mois. Je partage le constat d’Esther Teillard dans son dernier article pour Libération, article très critiqué — à raison. Je partage le constat de départ uniquement ; pas le reste. Faire appel à une psychologue ? Alors que la situation est sociologique ; forcément sociologique. Ce phénomène de redépart ne me fait pas ricaner. Bien sûr, je me moque d’eux. Bien sûr. Comment ne pas trouver ça ridicule. Vous croyiez qu’on pouvait vivre ici comme ailleurs ? Vraiment ? (Rires). Mais, vous allez repartir, comme ça ? Vous avez fait fermer des rues entières pour ouvrir vos restaurants vos terrasses et maintenant vous repartez, mécontents ? Alors que le texte d’Esther Teillard rend légitime l’installation d’un couple de parisiens à Marseille, je dis : de quel droit ? Vous êtes venus chercher ici quelque chose qui n’existe pas. On refuserait à ce couple les toilettes d’un café parce qu’ils n’ont pas l’accent marseillais. Ouin, ouin. Vous expérimentez pour la première fois et dernière fois de votre vie ce que vivent vraiment les personnes racisées dans la moitié des arrondissements de la capitale dans la moitié du territoire français. Vous expérimentez pour la première et dernière fois ce que vivent vraiment les personnes trans devant toutes les toilettes-frontières. Le soupçon. Le rejet. Alors que j’écris ces lignes, je repense à ce couple de parisiens qui a ouvert l’antenne d’une grande chaîne de pizzeria à Notre-Dame-du-Mont ; l’occasion de privatiser l’étage pour en faire un bar à cocktails sur invitation qui fonctionne uniquement par réseautage. Qui exclut qui ? Qui soupçonne qui ? Vraiment ? Je repense à cette presse de quartier rue de Lodi qui a fermé et été replacée par un restaurant à vingt euros le plat. Qui exclut qui ? Vous pensez que les marseillais détestent les parisiens mais vous n’avez rien compris. D’opposer les uns et les autres sans, de ne dire que ça, de ne pas dire les dynamiques de pouvoir et les verticalités — c’est l’inverse d’écrire. En fait, je crois qu’on s’en fout un peu, des parisiens. Les marseillais détestent les bourges venus d’ailleurs venus ici imposer leurs vies et leurs prix. C’est tout. Les marseillais détestent leurs dirigeants politiques qui ont détruit la ville pendant plus de trente ans — corruption, malversation, commerce de la mort, etc. C’est surtout ça, en fait. Les marseillais détestent la police quand elle tue l’un des siens. Les marseillais détestent le CRA illégal d’Arenc ils détestent le CRA légal du Canet. Et Marseille n’est pas hostile. Marseille n’est pas crade. D’ailleurs, Marseille ne supporte pas qu’on porte une quelconque forme de discours sur elle et ses habitants. Marseille : elle fait ce qu’elle veut.

Clac clac clac  Le bruit des claques. Vraiment, je n’aurais pas pensé… Quand je pense à Marseille et aux claques je pense à Speedy Gonzales — je veux parler d’une juge dans un Centre de Rétention Administratif. Je veux parler du CRA du Canet. Je pense aux audiences bien bien bien aux pendus qui s’entassent et l’encombrent de dossiers à fermer vite vite vite avec ses escarpins des corps à enjamber clac clac clac. D’accord ? Clac ? Je pense que les chiffres ne s’inventent pas mais que certains s’arrangent. Certains fabriquent — faussaires. Certains chiffres peuvent être différents selon : chef du CRA, ou service médical. La pendaison du jeune homme de 22 ans un premier décembre tout le monde est d’accord. Chiffres ? Sur une année, le service médical compte : 42 tentatives de suicide. Le service médical tient le registre il compte : 14 pendaisons, 13 ingestions diverses (pile, shampoing, briquet), 15 automutilations. C’est bon, c’est noté. On en fait quoi du registre ? Rangé. Rangé dans le casier. 42 tentatives. La même année le chef du centre conte : 17 tentatives. 17 tentatives ? Le chef du centre est un conteur public, conteur étatique. Le récit est fait, il est rangé, rangé dans le casier, puis publié, récit-rapport, publié pour le ministère des contes ; la belle histoire — rat-comptée. Quand je pense aux claques je pense aux effondrements de la rue d’Aubagne et je pense à des noms. Je pense à Xavier Cachard. Élu de droite, vice-président du conseil régional. Propriétaire d’un appartement indigne au 65 rue d’Aubagne qu’il louait en toute connaissance de cause. Jusqu’à l’effondrement. Je pense à Julien Ruas, un autre nom. Ancien adjoint au maire Jean-Claude Gaudin, délégué à la prévention et à la gestion des risques. Il a délibérément ignoré les signalements concernant l’insalubrité des immeubles effondrés. Aujourd’hui, en avril 2025, il est toujours élu municipal. Et parce qu’il bénéficie de la protection des fonctionnaires, ses avocats ont été payés à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros par la Ville de Marseille lors de son procès pour homicide involontaire et mise en danger de la vie d’autrui. Je pense : aux claques perdues.

Ma mère parle  Coucou mounette ! Je prépare un article sur Marseille en réponse à l’article nul de Libé. Quand t’as le temps, tu veux bien m’écrire quelque chose ? Par exemple, répondre à la question : pourquoi l’article d’Esther Teillard t’a mise en colère ? Tu peux me faire un message vocal, aussi, si t’as la flemme d’écrire. Bisous. Ma mère répond : OK. Le lendemain, je reçois un message vocal de deux minutes. « Alors, déjà, c’est pas un article. C’est du mauvais travail. Elle a pris une petite anecdote sur une ville pour en faire une généralité, sur une ville qui a 2600 ans, qui a toujours accueilli des étrangers. Plus ou moins bien, d’ailleurs. Elle a mal accueilli les italiens, mal accueilli les arméniens, mal accueilli les pieds-noirs… Tout compte fait, des années ou des décennies plus tard, ils y sont encore, non ? Elle continue à accueillir et à s’enrichir des gens qui arrivent. Bon, ben, on pourrait faire des tas d’anecdotes sur des tas de villes. J’ai été mal accueillie à Lyon, je me suis ennuyée à Pau, je pourrais dire que Bordeaux est une ville bourgeoise qui aime pas les homos. C’est débile. C’est du mauvais travail, et je crois qu’il faut même pas y répondre. Parce que c’est pas à la hauteur. Écrire cette espèce de punition : vous voyez, vous les avez mal traités, ils repartent. C’est nul. Et ça sera bien les seuls à repartir ! Parce qu’il faut les moyens de repartir d’une ville qui vous accueille mal, quand même. Bon. Tous ces gens qui constituent Marseille, mes anciens collègues fonctionnaires qui viennent de Bretagne, de Nancy, de toutes les régions, de Corrèze, de Pologne ou du Maroc… plus ou moins, ils y restent. Pas tous… Cet article, on s’en fiche, en fait. Voilà. Il faut ignorer. Il faut dire : faites du vrai travail. D’autant plus quand vous écrivez et publiez un article sur une ville. Faites du travail profond, d’observation. Là, c’est inintéressant. C’est : ni fait, ni à faire. »

Baptiste Thery-Guilbert

[1Certaines parties de ce texte sont des réécritures de certains passages de Lésions, publié aux éditions blast (2023), ou de Mémoires aimantées, une nouvelle qu’on pourra lire dans le prochain numéro deTrou noirconsacré à Marseille (parution en mai 2025).

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