Une forêt tropicale détruite pour alimenter les chaudières françaises

Reporterre

5 mai 2025

 

À Bornéo, une communauté autochtone a reçu l’ordre de quitter ses terres sacrées pour laisser une multinationale raser la forêt tropicale. Objectif : fabriquer des granulés de bois, dont la France est la première importatrice.

Imbang, l’un des chefs du village, l’a craché au nez des policiers : il ne bougera pas, quitte à mourir sur place. Au cœur de la forêt tropicale du Sarawak, dans la partie malaisienne de l’île de Bornéo, une communauté autochtone résiste à l’appétit dévorant d’une multinationale. Menacés d’expulsion, les habitants font face aux bulldozers, bien décidés à raser ces terres sacrées pour fabriquer, entre autres, des granulés de bois… à destination de la France.

Le 5 mai, l’association Human Rights Watch a dévoilé le fruit de vingt-et-un mois d’enquête sur cette situation. Dans son viseur, le Shin Yang Group, une société aux activités tentaculaires, du transport maritime à l’immobilier, en passant par les produits miniers et la construction navale, mais avant tout l’un des leaders asiatiques dans le secteur du bois. Ses produits nécessitent de grandes monocultures, notamment de palmiers à huile.

© Louise Allain / Reporterre

Sur son site, le géant malaisien assure accorder « une grande importance » à la « responsabilité environnementale et sociale » et loue la pérennité de son industrie forestière. Une rhétorique qui vacille face aux voix de la communauté autochtone de Rumah Jeffery. Sa soixantaine d’habitants dénonce l’empiétement et le harcèlement orchestré par une entreprise dénommée Zedtee, l’une des dizaines de filiales de Shin Yang Group.

« Cette forêt est la pierre angulaire de l’identité culturelle et spirituelle de la communauté »

L’affaire a débuté il y a bientôt cinq ans, quand les autorités du Sarawak, l’un des deux États de Malaisie orientale, ont accordé à l’entreprise un bail chevauchant la moitié est du territoire de Rumah Jeffery. Objectif : défricher la forêt tropicale pour y établir une plantation commerciale. Entre 2021 et 2022, près de 20 hectares de couvert forestier ont ainsi été rasés, d’après les données dévoilées par le laboratoire Global Land Analysis and Discovery de l’université étasunienne du Maryland.

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Parmi les essences abattues figuraient des fruitiers cultivés par le village depuis des décennies. « Cette forêt est la pierre angulaire de l’identité culturelle et spirituelle de la communauté, dit à Reporterre Luciana Téllez Chavez, autrice du rapport. Les habitants y entretiennent les lieux de sépulture de leurs ancêtres et déposent des offrandes au pied d’une chute d’eau vénérée. »

Un mode de vie en péril

À leur contact, la chercheuse a observé leurs us et coutumes. Les rituels au son de l’engkerumong, un xylophone traditionnel de l’ethnie iban — qui représente 30 % de la population de l’État —, la cueillette de plantes comestibles et médicinales, ou encore l’installation de pièges à poissons dans les ruisseaux sillonnant les bois. « Les chasseurs traquent le gibier dans une clairière où volent des papillons géants, raconte-t-elle. Les femmes tisserandes, elles aussi, dépendent de la forêt pour fabriquer leurs sacs et tapis en lianes de rotin. » Un quotidien sans eau courante ni électricité, aujourd’hui en péril, même si le chef du village n’a jamais accepté de céder ses terres.

En droit international, un tel accaparement nécessite pourtant le consentement « libre, préalable et éclairé » des peuples autochtones affectés par le déboisement. Devant cette injustice, les habitants ont bloqué sans violence les engins de chantier à deux reprises. Une tentative de rébellion écrasée sans peine par l’industriel, avec l’appui du gouvernement.

Zedtee a d’abord porté plainte contre la communauté de Rumah Jeffery, l’accusant d’empiéter sur le bail et exigeant qu’elle soit délogée. Empêtré dans cette logique perverse qui transforme les victimes en coupables, le département des Forêts du Sarawak a alors émis un ordre d’expulsion, le 14 octobre 2022. Les autorités ont donné trente jours aux villageois pour quitter les lieux, démolir et enlever toutes leurs structures, cultures et autres biens. Mais ils ont refusé d’obéir à cet ordre et continuent de résister.

Les pratiques traditionnelles de tissage seront en danger si la communauté de Rumah Jeffery doit abandonner sa forêt. © Luciana Téllez-Chávez / Human Rights Watch

Interjetant appel auprès de différentes administrations, le chef iban a tenté d’obtenir réparation. Seulement, aucun titre ne certifie noir sur blanc leurs droits fonciers coutumiers. Des photographies aériennes de la Royal Air Force britannique ont beau attester de leur présence depuis au moins 1951, il ne s’agit pas là d’un document officiel.

Ni relogement, ni indemnisation

Une épée de Damoclès planant en permanence au-dessus d’elle, la soixantaine d’individus continue pour l’heure de résister. En violation des droits humains, leurs terres et leur mode de vie ancestral pourraient leur être confisqués du jour au lendemain, sans qu’aucune proposition de relogement ni d’indemnisation ne leur ait été formulée. « Cela est juste inacceptable ! » dit Luciana Téllez Chavez.

Loin d’être rare, cette histoire illustre le bras de fer de plus en plus féroce instauré par les multinationales forestières à l’encontre des peuples autochtones. En refusant de publier les cartes des baux accordés à l’industrie, le gouvernement du Sarawak tente de brouiller les pistes. Ces concessions empiéteraient sur au moins 246 177 hectares de terres coutumières, assure toutefois l’association malaisienne RimbaWatch. Autrement dit, plus de 23 fois la superficie de Paris.

« Cette histoire résonne comme un signal d’alarme, invitant l’UE à mettre de l’ordre dans ses affaires »

Les répercussions de ce grignotage sans relâche sont dramatiques. En 1960, la forêt primaire couvrait 90 % du territoire de l’État de Sarawak. Ce chiffre est aujourd’hui tombé sous la barre des 10 %. Prétendant réhabiliter les forêts dégradées, l’État soutient en réalité un secteur économique florissant quoique ravageur. « En 2023, les exportations de produits du bois ont atteint 2,3 milliards de ringgits [496 millions d’euros] », indique Human Rights Watch.

Ce succès commercial est en partie dopé par la demande croissante de granulés de bois. Utilisés comme combustible des poêles et des chaudières, ces petits cylindres sont constitués de sciure ou de copeaux de bois abandonnés sur le sol des usines une fois les rondins débités en planches. Une économie circulaire, optimisant les déchets. Du moins, en théorie. « Des enquêtes et des lanceurs d’alerte ont dénoncé à maintes reprises des entreprises utilisant des troncs entiers uniquement pour produire des granulés de bois », mentionne le rapport.

La France, premier client

Quoi qu’il en soit, les Occidentaux en sont friands. En 2023, l’Hexagone figurait même au premier rang des pays importateurs de granulés du Sarawak, d’après les données récoltées par Human Rights Watch. Difficile pour autant de savoir quelles entreprises achètent les produits du géant Shin Yang Group : « La France, comme les autres pays de l’Union européenne, ne publie pas ces données commerciales, regrette Luciana Téllez Chavez. Il s’agit là d’un manque de transparence qui devrait être corrigé. »

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Human Rights Watch appelle les juridictions à mieux surveiller ces achats, « afin de prévenir l’entrée de produits entachés d’illégalité, de déforestation et de violations des droits humains ». D’autant que les législations existent. Outre la loi française sur le devoir de vigilance, l’Union européenne a adopté un règlement interdisant notamment la mise sur le marché européen de marchandises en bois fabriquées à partir de terres déforestées après décembre 2020.

Parmi les sanctions encourues, sont mentionnées des amendes pouvant atteindre 4 % du chiffre d’affaires annuel de l’entreprise, ou encore la saisie des revenus tirés. Toutefois, à la fin de l’année 2024, les législateurs ont décidé de reporter d’un an l’entrée en vigueur du texte… repoussée au 31 décembre 2025. L’histoire de Rumah Jeffery résonne ainsi « comme un signal d’alarme, invitant l’UE à rapidement mettre de l’ordre dans ses affaires », dit Luciana Téllez Chavez.

Ni Shin Yang Group ni Zedtee n’avaient répondu aux sollicitations de l’ONG au moment de la publication du rapport.

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