Tout au long du mois de mai, à mesure que certains gouvernements occidentaux et l’Union européenne adoptaient un positionnement plus critique à l’égard d’Israël, certains grands médias ont accordé une attention croissante à la population palestinienne…. tout en continuant de servir de haut-parleur à la propagande israélienne. D’autres maintiennent une ligne jusqu’au-boutiste, totalement alignée sur l’extrême droite israélienne (et française). Panorama du mois de mai.
Dans le prolongement des déclarations génocidaires tenues par plusieurs de ses membres au cours des dix-neuf derniers mois, le gouvernement israélien communiquait publiquement le 5 mai un plan de nettoyage ethnique consistant à occuper militairement Gaza, organiser le déplacement forcé de la population – d’abord parquée dans des zones restreintes du territoire, en vue d’une expulsion ultérieure – et détruire toute infrastructure encore debout. En partie sous la pression des mobilisations internationales, les autorités françaises et européennes ont infléchi leur discours à l’égard de l’État d’Israël – tout en continuant à lui livrer des armes [1]… et sans avoir adopté la moindre sanction à son endroit.
En France, un certain nombre de rédactions, suivistes et à la remorque du positionnement du gouvernement français, ont profité des déclarations d’Emmanuel Macron pour traduire cette relative évolution dans leur ligne éditoriale, notamment en desserrant l’étau qui cantonnait jusqu’à présent les images palestiniennes dans les marges. Est-ce à dire que le traitement médiatique évolue ? En partie seulement, tant ce regain de témoignages en provenance de Gaza ne semble pas remettre en question le cadrage initialement édicté au lendemain du 7 octobre 2023, ni, par conséquent, la surface et le crédit que continuent d’accorder une majorité de rédactions à la propagande des autorités civiles et militaires israéliennes. C’est encore et toujours avec leurs images et leurs mots qu’une majorité de médias rapportent par exemple au grand public les « stratégies » ou les « objectifs de guerre » israéliens.
Plus d’images de Gaza… mais toujours autant de propagande israélienne
Début mai, BFM-TV évoque par exemple un « agrandissement des opérations militaires » (5/05), là où TF1 convertit le plan colonial en un « plan d’expansion offensive » (5/05) à Gaza, dont les habitants ne font pas face à un déplacement forcé mais à une « évacuation stratégique et méthodique » (France 2, 7/05). Douze jours plus tard au 13h de France 2 (19/05), la rédaction parle toujours d’une « volonté de conquête pour mettre le Hamas à genoux » tandis qu’au 20h du même jour, la chaîne confie à Benyamin Netanyahou – dont un extrait de prise de parole est diffusé – puis au porte-parole de l’armée Olivier Rafowicz – auquel elle tend le micro – le soin d’expliquer leur « nouvelle stratégie ». Au lendemain des déclarations du cabinet de défense le 5 mai, de nombreux médias ont choisi de relayer la dépêche AFP en titrant sur une « conquête de Gaza », l’expression employée par Benyamin Netanyahou lui-même. Le Télégramme en a d’ailleurs fait son gros titre à sa Une du 6 mai, « Israël décidé à conquérir Gaza » : la troisième, seulement, que le quotidien a consacrée à la région depuis le 1er janvier 2025 [2], alors qu’à titre de comparaison, les couvertures sur le conflit en Ukraine sont légion (16 sont parues à la même période).
Dans ce numéro, aucune trace des termes « colonisation » ou « annexion », mais une « extension des opérations militaires » selon les mots du journaliste, qui se trouvent être ceux de sa « source officielle » (israélienne), citée pas moins de cinq fois dans l’article. Aucune trace non plus de nettoyage ethnique de Gaza, mais l’annonce aux lecteurs d’« un projet organisant le « départ volontaire » de ses habitants, selon la même source. » Si Le Télégramme indique que les Nations Unies « ne cessent d’alerter […] sur la famine », leurs déclarations sont immédiatement mises en doute : « Le cabinet estime qu’il y a « actuellement suffisamment de nourriture » dans la bande de Gaza et a consenti à la « possibilité d’une distribution humanitaire » si cela venait à être « nécessaire ». »
Sous le titre « Conquérir Gaza, vraiment ? », Le Parisien (5/05) déguise lui aussi une opération de communication en « analyse ». En témoigne là encore la diversité des sources mobilisées par le journaliste Robin Korda : une « source officielle », « l’armée », « un haut responsable sécuritaire israélien », « Joshua Zarka, ambassadeur d’Israël à Paris », « une source diplomatique israélienne » ou encore « Benyamin Netanyahou ». Dès lors, il ne peut être question que de « frappes ciblées », là où les victimes palestiniennes sont qualifiées de simple « désastre humanitaire », l’auteur expliquant que la stratégie d’Israël vise à « accentuer la pression sur le Hamas » et à libérer les otages, allant jusqu’à justifier le fait qu’« Israël bloque l’entrée des convois humanitaires pour faire pression sur le mouvement islamiste ». Reprenant longuement les déclarations de l’ambassadeur d’Israël en France, il n’y aura dans ce cadre qu’un seul responsable : le Hamas, cité neuf fois dans l’article.
À l’instar de Guillaume Erner dans « Les Matins » de France Culture, la majorité des journalistes les plus en vue se refusent à ignorer – ou à contrer pied à pied – la propagande israélienne, qui n’est d’ailleurs jamais nommée comme telle. Inchangés depuis dix-neuf mois, les éléments de langage des autorités ont beau avoir été solidement déconstruits, les têtes d’affiche du PAF continuent de les faire valoir dans le débat public en rejouant inlassablement les mêmes scènes. Ainsi par exemple de Léa Salamé, face à l’historien Jean-Pierre Filiu (France Inter, 26/05) :
Léa Salamé : Vous savez ce que répond le gouvernement israélien quand on leur [sic] demande : « Pourquoi vous visez les hôpitaux ? », « Pourquoi vous arrêtez des médecins ou des directeurs d’hôpitaux ? » […] Ils répondent que les hôpitaux étaient devenus des bastions terroristes. Que le Hamas enferme des armes dedans, qu’il y a les tunnels souterrains en-dessous qui leur permettent de se cacher et que le Hamas utilise les hôpitaux… ouais… comme des bastions terroristes dans sa lutte contre Israël. C’est vrai ? C’est faux ?
Dans un tel cadre, si les Palestiniens ont parfois davantage de place dans le débat public, leurs récits restent cantonnés à de simples témoignages sur une prétendue « catastrophe humanitaire », en grande partie décorrélés du commentaire militaire, gangréné quant à lui par le cadrage des autorités israéliennes.
Le cas des journaux télévisés est, à ce titre, particulièrement éloquent. Exemple au 20h de TF1 le 19 mai, avec le sujet intitulé « Nouvelle offensive à Gaza. Que veut Netanyahou ? » « Des soldats israéliens, des chars progressent à nouveau et combattent dans la bande de Gaza, avance en introduction la voix off du journaliste. Ces images sont partagées par Tsahal après avoir bombardé, dit-elle, plusieurs cibles du Hamas ces derniers jours. » Vient ensuite, pendant cinq secondes, le témoignage d’un habitant de Gaza, Mohammad Al-Rafat, expliquant que lui et ses proches « [ont] dû fuir sous des rafales de tirs ». Dans une troisième partie, la voix off décrit la situation comme relevant d’une « nouvelle opération terrestre de grande ampleur annoncée par Benyamin Netanyahou au début du mois », avant que l’extrait d’un discours de ce dernier soit diffusé : « Nous ne relâcherons pas nos efforts et nous n’abandonnerons personne. Il y aura des mouvements de population à Gaza pour leur propre sécurité », y déclare-t-il notamment, sans que la rédaction de TF1 ne marque de distanciation ni n’avance le début du commencement d’une analyse. Le sujet alterne alors avec un quatrième « chapitre » portant sur la famine et le blocus de l’aide humanitaire, au cours duquel témoigne Mohammad Al-Helou, « responsable d’une cuisine solidaire » à Gaza. La suite (et fin) du sujet de TF1 est sans appel :
– Journaliste en voix off : Pourquoi Tsahal décide de mener cette nouvelle opération terrestre maintenant ?
– Elizabeth Sheppard [présentée comme « experte en relations internationales et géopolitiques »] : Si on regarde les autres opérations, ils n’avaient pas occupé le terrain. Ce qui fait que le Hamas a pu se reconstruire, qui représente toujours une menace.
– Journaliste en voix off : Cette fois, Israël change de stratégie et pourrait choisir d’occuper Gaza jusqu’à éliminer définitivement le Hamas et libérer le reste des otages.
On voit ici combien la présence d’images et de deux témoignages palestiniens n’a absolument aucune incidence sur le récit des journalistes, amorcé – et conclu – selon le point de vue israélien… et dans ses propres termes : « Le-Hamas », présenté comme l’alpha et l’oméga de l’histoire, « explique » tout ce que peut subir la population de Gaza.
Il en va strictement de même sur France 2. Le 7 mai dernier, le JT consacrait à Gaza son « magazine du 20h », composé de quatre sujets successifs. Les deux premiers portent respectivement sur le quotidien des secouristes et sur des réfugiés palestiniens en France. Ces reportages ont beau témoigner de « l’enfer de Gaza », ils intègrent eux aussi de larges pans de la propagande israélienne. Outre le fait que la rédaction ne parle jamais de « crimes » à propos des exactions de l’armée, elle atténue sa responsabilité. Au moment de rapporter par exemple le cas d’« ambulances ciblées » ou d’hôpitaux bombardés, la voix off enchaîne immédiatement : « Avant la guerre, il y en avait 36, il n’en reste plus que 16 fonctionnant partiellement selon l’ONU, car pour Israël, certains centres hospitaliers abritaient des terroristes. » Cette justification ne sera pas contrebalancée par les journalistes, ni par aucun autre interlocuteur. France 2 a beau disposer d’interviews d’un secouriste du Croissant-Rouge palestinien et d’une infirmière du Comité international de la Croix-Rouge, la chaîne cantonne leur prise de parole au registre du témoignage – « Nos cœurs saignent », « c’est un vrai ascenseur émotionnel », etc. –, sans jamais les mettre en situation de pouvoir contrer la propagande israélienne.
En cette matière, les seuls acteurs que France 2 semble juger crédibles sont les réservistes de l’armée israélienne ayant décidé de déserter, interviewés dans le quatrième sujet : de tous les reportages de ce dossier, ce sont les seuls à porter des critiques contre les autorités. Lesquelles avaient eu, du reste, toute latitude pour se déployer dans le sujet précédent. Pourtant présenté comme une « enquête » sur la stratégie militaire d’Israël, le troisième sujet consiste en un quasi-copié-collé d’un communiqué officiel. La rédaction ne parle pas de volonté d’annexion mais d’« une progression de l’armée israélienne », désireuse de « diviser le territoire pour couper les tunnels du Hamas et isoler ses combattants ». Il n’y a pas de colonisation mais des « zones investies par Israël » et « un territoire qui se rétrécit pour les civils » ; il n’y pas de déplacement forcé mais « un ultimatum » posé aux populations ; il n’y a pas de massacres de civils mais des « populations qui s’exposent aux frappes » si elles ne partent pas. À sens unique, l’« enquête » ne s’abreuve principalement qu’à une source : l’armée israélienne.
Le tout conclu par l’interview de l’ambassadeur d’Israël en France, pendant six minutes. En incluant cette séquence dans le « magazine du 20h », 8 minutes auront donc réellement été dédiées aux Palestiniens de Gaza, et 12 minutes à Israël, à l’armée et à ses réservistes. Alors que des images de Gaza en ruine défilent derrière l’ambassadeur, ce dernier n’est d’ailleurs que très peu repris par Anne-Sophie Lapix. Au droit international – qu’elle n’invoquera jamais au cours de cet entretien –, la présentatrice préfère des questions d’une complaisance déconcertante : « Alors c’est quoi le plan ? C’est quoi le projet ? Que réussirez-vous à faire que vous n’avez pas réussi à faire pendant quinze mois de guerre ? »
France Télévisions, caisse de résonance d’Israël
À bien observer les JT de France 2, on constate en outre que l’ambassadeur n’est que l’un des nombreux porte-parole d’Israël donnés à entendre au cours du mois de mai. Leurs interviews, extraits de prises de parole ou communiqués saturent les sujets, tandis que les rédactions continuent de faire un usage immodéré des « images fournies par l’armée israélienne » ou « par le bureau du premier ministre israélien ».
Le 14 mai, après le bombardement de l’hôpital européen à Khan Younès, le 20h relaie par exemple le discours de l’armée en soutenant que « l’hôpital couvrait une structure souterraine, un centre de commandement du Hamas où se trouvait selon Tsahal Mohammed Sinwar, le chef actuel du mouvement islamiste. » La voix off a beau confier ne disposer d’« aucune confirmation de sa présence », ce récit n’en est pas moins délivré à l’antenne [3], allant jusqu’à dicter le contenu du tweet relayant le reportage : « Israël cible le chef du Hamas Mohammed Sinwar lors d’une frappe contre un hôpital à Gaza. » (X, 14/05)
Une pratique structurelle à France 2 – comme ailleurs dans les médias. Le 19 mai, lorsqu’une équipe de diplomates internationaux est ciblée par l’armée israélienne à Jénine, le 20h trouve le moyen, alors que les condamnations pleuvent de toutes parts, de faire valoir la justification de cette dernière en indiquant que « pour [elle], les diplomates auraient dévié de l’itinéraire approuvé ». Idem le 25 mai, où le 13h relaie le communiqué de l’armée après que cette dernière a pilonné des habitations civiles et tué neuf des dix enfants de la pédiatre palestinienne Alaa Al-Najjar [4]. Le bombardement de l’école Fahmi Al-Jarjaoui le 26 mai ? « Pour l’armée israélienne, l’école était aussi et avant tout un centre de commandement du Hamas et du Jihad islamique. » Une construction de l’information qui reproduit, en sous-texte, l’idée selon laquelle les victimes palestiniennes seraient de simples « dommages collatéraux ». Les Palestiniens ne sont ainsi jamais sollicités pour réagir aux discours de l’armée, là où cette dernière est en permanence mobilisée pour « nuancer » ou « contredire » les témoignages palestiniens.
On ne trouve aucune pratique similaire dans les sujets consacrés à l’Ukraine. Le 26 mai par exemple, dans un reportage consacré aux bombardements russes sur des habitations à Kiev, nulle trace de communiqué de l’armée russe, ni du moindre de ses porte-parole, mais l’interview de victimes civiles et d’un commandant d’une brigade aérienne ukrainienne.
Il faut sans doute dire qu’en pleine réorganisation, le pôle « Moyen-Orient » de France Télévisions s’est doté de professionnels de choix. En novembre 2024, succédant à l’illustre Agnès Vahramian [5] nommée quant à elle à la tête de Franceinfo, Arnauld Miguet est devenu le correspondant permanent de la rédaction de France Télévisions à Jérusalem. Un fin connaisseur de la région : depuis 2016, il officiait au sein du bureau du groupe public… à Pékin. Autre recrue du bureau ? Mael Benoliel, dont l’ancien employeur n’est autre qu’i24News [6]. Et c’est peu dire que ce dernier met du cœur à l’ouvrage, omniprésent depuis quelques mois sur les antennes de la télévision publique pour télégraphier la propagande israélienne.
Sur « Télématin » le 19 mai, il évoque « près de 700 cibles terroristes visées selon Israël ces derniers jours » à Gaza. Sur Franceinfo le 17 mai, il soutient que « le but [d’Israël est] de démanteler ce qui reste du Hamas et de libérer les otages ». La construction de nouvelles colonies en Cisjordanie ? Mael Benoliel opte pour un angle original en déclarant sur Franceinfo (30/05) que « beaucoup d’Israéliens ont été, évidemment, ravis d’apprendre que vingt-deux nouvelles implantations allaient être construites dans cette région », « oubliant » de mentionner qu’elles sont illégales au regard du droit international, condamnées par de nombreux gouvernements à travers le monde, y compris par la France. Sur la même chaîne le 15 mai, après avoir fait état des déclarations de l’ONU selon lesquelles la famine à Gaza constitue « l’une des pires crises alimentaires dans le monde », il endosse les arguments négationnistes que les autorités israéliennes distillent à l’attention de qui voudra bien les diffuser : « Pour Israël, il ne s’agit ni d’une punition collective, ni d’une violation du droit international car lors du dernier cessez-le-feu, plus de 25 000 camions remplis de nourriture, d’eau et de médicaments sont entrés dans l’enclave palestinienne et par conséquent, les stocks ont alors été largement réapprovisionnés. Il n’y a donc pour l’heure, selon l’État hébreu, aucune situation de famine à Gaza. » Et de pousser plus loin le curseur de la désinformation :
Mael Benoliel : La fondation humanitaire de Gaza, une nouvelle ONG créée par les États-Unis et soutenue par Israël [7] […] juge aussi que les déplacements temporaires de population, pour que les Gazaouis puissent recevoir cette aide, seront nécessaires pour des raisons de sécurité. Et cela tombe bien, car c’est justement ce que prévoirait le plan de conquête israélien de la bande de Gaza : regrouper l’ensemble de la population dans le sud de l’enclave dans une zone dite humanitaire afin de faciliter la distribution d’aide et de mettre à l’abri des combats la population. (Franceinfo, 15/05)
En mettant en question des éléments sur lesquels le droit international a expressément statué, en présentant « au mieux » la propagande israélienne comme une opinion comme une autre, les médias dominants agissent tels des « fabricants de doute » et demeurent des acteurs centraux dans la fabrique de la désinformation… et du confusionnisme.
Tout au long du mois de mai, au fil des massacres perpétrés jour après jour par l’armée israélienne – lors des distributions d’aide alimentaire, de bombardements d’habitats civils, d’hôpitaux ou d’écoles restants –, les sujets sur la population de Gaza se sont bel et bien multipliés. Mais loin de constituer une réelle rupture avec « l’ordinaire » médiatique des dix-neuf derniers mois, la séquence qui s’est ouverte début mai signe plutôt le retour en force d’un biais journalistique majeur : le faux « équilibre ». Pendant des décennies avant le 7 octobre 2023, la couverture médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens a en effet reposé sur une « obsession de la symétrie » : une injonction plus ou moins explicite parmi les rédactions au traitement « neutre ». Parce que cette ligne occultait l’oppression systémique des Palestiniens, elle ne faisait qu’accompagner la loi du plus fort. Déjà, à cette époque, la prétention à « l’équilibre » constituait un ressort central de désinformation et n’avait, pour ainsi dire, aucun sens. Elle en a encore moins au beau milieu d’un génocide.
Pourtant, après avoir majoritairement reposé sur l’invisibilisation et la déshumanisation des Palestiniens au nom du soutien à Israël et de son « droit à se défendre », la couverture d’une grande partie des médias dominants s’essaye dorénavant à cette intenable « symétrie ». Comme le résume parfaitement Benjamin Duhamel face à Manuel Bompard (LFI) au terme d’un plateau consacré à la flottille humanitaire arrêtée illégalement par les autorités israéliennes : « Je répète une fois encore que toutes les questions sont posées. On a donné la parole à l’ambassadeur d’Israël en France, on vous donne la parole juste après. » (BFM-TV, 9/06) Et au téléspectateur de « trancher » ?
Pour inepte et frauduleuse qu’elle soit, cette conception du « journalisme » n’en est pas moins une ligne directrice chez BFM-TV, où en une seule et même journée, les faits les plus élémentaires peuvent côtoyer sans peine des « analyses » calquées de A à Z sur la propagande israélienne. Le 16 mai par exemple, il était possible de suivre à 17h un plateau d’information intitulé « 15 000 enfants morts à Gaza » réunissant deux porte-parole de l’Unicef et de Médecins sans frontières ; à 17h40, un reportage sur le bombardement d’un hôpital commenté dans les termes du droit international par une représentante de l’OMS ; alors qu’à 14h30, la chaîne livrait une pure séquence de désinformation. Chargée de répondre à la question « Pourquoi Israël intensifie ses bombardements à Gaza ces derniers jours ? », la reporter Clémence Dibout, envoyée spéciale de BFM-TV à Tel-Aviv, se contenait alors de régurgiter un à un des éléments rapportés « selon l’armée israélienne », « selon Israël », « affirmés par Benjamin Netanhayou » ou encore « expliqués par un porte-parole de Tsahal », que la journaliste a rencontré. Aucun recul, aucun conditionnel, aucune analyse ni même aucune nuance : Israël envahit Gaza pour « éradiquer le Hamas » ; c’est également pour « neutraliser ses membres qui sont encore sur place » qu’il bombarde l’hôpital européen de Khan Younès le même jour.
Experte en matière de faux équilibre, l’émission « C ce soir » (France 5) continue également à pratiquer ce simulacre de contradictoire, notamment en offrant une visibilité de premier plan à des acteurs dont la rédaction connaît pourtant les positions ouvertement propagandistes. « La situation humanitaire, on a tendance, je trouve, à oublier qui en est le principal responsable dans la bande de Gaza. Et jusqu’à preuve du contraire, c’est le Hamas. Ce qui ne signifie pas que dans sa riposte, Israël ne doit pas tout faire pour éviter des dommages civils, et c’est ce que l’armée s’est engagée à faire. » Directrice de l’American Jewish Committee à Paris, Anne-Sophie Sebban-Bécache tenait ces propos dans l’émission le 9 novembre 2023. Dix-neuf mois et au moins six invitations plus tard, on en est toujours au même point – bénédiction des journalistes incluse :
– Anne-Sophie Sebban-Bécache : Qui est responsable de cette situation depuis le départ ? C’est quand même le Hamas qui est le premier responsable, y compris de la situation de la population civile.
– Laure Adler : On est d’accord. On est tous d’accord.
– Anne-Sophie Sebban-Bécache : Il y a bien un rôle de l’action militaire, même si on la déteste tous, et de la même manière à Gaza. (« C ce soir », France 5, 26/05)
La surface totalement disproportionnée accordée aux discours aussi hors-sol que mensongers ne fait pas que polluer le débat public : parce que les rédactions mettent ces commentateurs sur le même plan que d’éminents chercheurs, représentants d’ONG et témoins objectifs de l’enfer de Gaza, elles cryptent tous les repères du réel, entretiennent une confusion permanente entre les faits et l’opinion, sapent les capacités de discernement et contribuent, in fine, à la désinformation ambiante. Dans une telle conjoncture, la quête d’« équilibre » est donc non seulement une abdication intellectuelle du journalisme, mais elle équivaut à une légitimation de fait de la violence génocidaire – systématiquement euphémisée – et des autorités qui la produisent – dont les responsabilités sont diluées. En dehors de (rares) titres comme Le Monde [9], nombreux sont ainsi les médias à continuer de témoigner d’une véritable complaisance à l’égard d’un gouvernement néofasciste, recourant à toutes les diversions possibles pour ne pas avoir à caractériser les crimes commis par Israël. Libération par exemple, laisse carte blanche à l’une de ses plus « grandes signatures » pour s’en faire encore pleinement et servilement le relais :
Jean Quatremer : Le conflit à Gaza s’inscrit dans la logique d’une guerre en milieu urbain où la population est délibérément exposée à l’ennemi par le Hamas pendant que les combattants se cachent dans les tunnels, exactement l’inverse de ce que font tous les pays civilisés qui veulent protéger leurs civils. […] Y a-t-il eu des crimes de guerre ou contre l’humanité commis à Gaza ? C’est d’autant plus possible que toutes les guerres en comportent, mais ce sera aux enquêtes de l’établir afin que les coupables soient jugés. En revanche, on sait d’ores et déjà que le fait pour le Hamas d’avoir torturé, violé, assassiné et enlevé des civils simplement parce que juifs est un crime de guerre et, à mon sens, un crime contre l’humanité. (Libération, 28/05)
Tout récemment, la hargne déployée par un très large spectre de l’éditocratie à l’encontre de la flottille de la liberté aura suffi à mesurer l’ampleur de la chambre d’écho dont bénéficie la propagande israélienne en France. Si de nombreuses rédactions se sont impliquées dans cette entreprise de disqualification en règle, le groupe Bolloré a bien sûr occupé une place de choix, bien décidé à maintenir, coûte que coûte, une ligne jusqu’au-boutiste totalement alignée sur l’extrême droite israélienne (et française).
Les inflexibles
Encensés en octobre 2024 par Benyamin Netanyahou lui-même, les médias Bolloré ont été dûment représentés à l’occasion du gala de la « Diaspora Defense Forces » – une organisation de propagande [10] créée sous l’égide du publicitaire Frank Tapiro – qui s’est tenu le 27 mai à Paris. Laurence Ferrari y a reçu un « prix des justes » pour son soutien à Israël, comme d’autres personnalités médiatiques [11] : Amine El Khatmi, Franz-Olivier Giesbert, « la lumière qui nous permet de mieux éclairer la vérité » (dixit Frank Tapiro), Céline Pina, « quelqu’un d’exceptionnel, […] qui met toute son énergie, toute sa passion, tout son talent au service de la vérité » (dixit Charlotte Tapiro), ou encore Gilles-William Goldnadel, lequel s’est de nouveau affirmé dans le registre suprémaciste : « Je donne pas dix jours pour que l’État pogromisé soit nazifié […]. Il ne pouvait pas en être autrement, je connais les tristes règles classiques de notre monde moderne et entre un État juif occidental blanc et des terroristes basanés, il n’y avait pas photo. »
Tous sont des visages bien connus de CNews, à l’instar du co-animateur de la soirée Olivier Benkemoun, qui y présente l’émission « Le meilleur de l’info ». Ce dernier a pour sa part fait ovationner Olivier Rafowicz, parrain du gala, présenté comme « la voix de Tsahal pour les pays francophones » et salué pour être « intervenu à peu près 1 200 fois dans tous les médias ». Barbara Lefebvre, l’une des chroniqueuses phare des « Grandes Gueules » (RMC) et « référence histoire de DDF », selon les mots d’Olivier Benkemoun, était également à compter parmi les convives. Et non des moindres, puisqu’on lui doit notamment l’animation d’un quiz s’amusant du génocide au cours : « Depuis le début de la guerre, si 55 000 personnes sont mortes à Gaza dont 50% de civils, ça fait 10,4% de civils gazaouis qui sont morts ? 24,6% ? 1,3% ? [Ou] 5,2 ?% […] Allez ! On va bientôt connaître le gagnant ou la gagnante ! »
À l’œuvre depuis maintenant dix-neuf mois, cette ligne pro-israélienne des médias Bolloré décline sa désinformation sur tous les tons… et tous les supports. Tout au long du mois de mai, si la rédaction du JDD s’est illustrée par une invisibilisation des massacres à Gaza, elle a fait paraître un court article sur la « stratégie » israélienne et le sort de Benyamin Netanyahou, « seul face au piège de Gaza » (25/05). Plus loquace, CNews déroule régulièrement son tapis rouge à Olivier Rafowicz – présent le 6 mai auprès de Laurence Ferrari, mais aussi les 27 et 28, dans d’autres émissions –, dont les interventions ne dépareillent pas avec celles des chroniqueurs. L’Union européenne songe-t-elle à réviser son accord d’association avec Israël ? Gilles-William Goldnadel n’en revient pas : « Le ratio de l’armée israélienne n’est pas meilleur ou n’est pas pire en matière de civils atteints que lorsque les pays alliés s’en prenaient à Daesh. Mais il s’agit de l’État juif… » (CNews, 20/05) Le vainqueur de l’Eurovision en appelle-t-il à l’exclusion d’Israël de l’édition 2026 du concours ? Paul Sugy, journaliste au Figaro, compare cela à l’assassinat de deux diplomates israéliens à Washington : « Demander l’éviction d’un pays d’un concours de musique, c’est toujours moins grave que de tuer deux de ses ressortissants dans la rue, mais on voit bien qu’il y a une continuité maintenant, évidente, dans cette logique d’élimination d’Israël, partout. […] On voit bien qu’Israël a un traitement de défaveur qui en fait effectivement un pays martyr dans le monde entier. » (CNews, 23/05) Même propagande sur Europe 1. Le ministre français des Affaires étrangères qualifie-t-il Gaza de « mouroir, pour ne pas dire un cimetière » à l’antenne de France Inter ? Déchaînement sur la station concurrente, où le journaliste Vincent Hervouët – responsable de l’édito international au JDD – tance « un gouvernement dont la position sur Israël est maintenant applaudie par le Hamas. Un gouvernement qui partage la position des égorgeurs sur le droit international. » (Europe 1, 21/05) Et quand ils ne sévissent pas sur les canaux de la haine, les agitateurs déploient leurs forces sur les réseaux sociaux. Sur X (1/06), Céline Pina nous apprend par exemple que les « les pro-Hamas » « se sont infiltrés partout : AFP, ONG, ONU… », les secondes demeurant sa cible de choix – « les ONG ont toujours menti sur Gaza » –, tout particulièrement l’UNRWA, qualifiée de « faux nez de l’organisation jihadiste »…
Tenants d’une ligne qui, hier encore, correspondait en tout point au discours médiatique dominant, les médias Bolloré demeurent la vitrine de premier plan de la propagande israélienne. Comme on a pu le voir, ils sont néanmoins (très) loin d’en avoir le monopole. L’inclination à défendre l’État d’Israël en toute circonstance est également particulièrement visible chez Marianne, où règne désormais l’ancienne journaliste de Libération Ève Szeftel, nommée en janvier 2025 à la direction de la rédaction par Denis Olivennes – président du conseil de surveillance de CMI France et actionnaire de l’hebdomadaire. Début juin, La Lettre (4/06) rapportait que « la Société des rédacteurs [du journal avait] reçu plusieurs remontées internes s’alarmant d’un virage dans le traitement du conflit israélo-palestinien » [12], dont le journaliste Quentin Müller donnait un aperçu en annonçant son départ de l’hebdomadaire un mois plus tôt : « Il m’a été reproché, devant témoins, un « tropisme anti-israélien », de « trop couvrir la campagne israélienne au Moyen-Orient » dans mes sujets. Il m’a été dit qu’il faudrait, à l’avenir, intégrer deux impondérables : « Israël est une démocratie et il n’y a pas de génocide à Gaza ». » (X, 15/04).
Autant de directives qui ont largement transparu dans les pages de Marianne tout au long du mois de mai. Le 7, outre une brève d’intérêt sur le fait que « Netanyahou a peur pour sa sécurité », la rédaction publie une « enquête » de l’illustre Nora Bussigny (Le Point, Franc-Tireur) – « La France, sponsor d’ONG proches du Hamas » –, relayant les initiatives de la députée macroniste Caroline Yadan à l’Assemblée nationale pour mieux dénoncer « les outrances de la rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens », Francesca Albanese… Réduite à peau de chagrin, « l’analyse » de « l’opération israélienne baptisée « Chariots de Gédéon » » est déléguée le 15 mai à un « militaire au sein de Tsahal » dont Marianne synthétise élégamment le point de vue – « Israël ne sait plus faire la guerre » [13] – et dans l’édition du 22 mai, brièvement commentée comme une « fuite en avant » à travers l’interview d’un essayiste du quotidien Times of Israël. La couverture de la situation humanitaire à Gaza ? Deux paragraphes dans le journal du 15 mai, recueillant le témoignage d’une journaliste palestinienne. Quant à Ève Szeftel, lorsqu’elle ne s’emploie pas à débusquer les « mensonge[s] grossier[s] » de l’AFP coupable de ne pas avoir « pri[s] en considération » la propagande israélienne (28/05) [14], elle publie des éditos qui témoignent d’un sens très particulier des réalités. Le génocide à Gaza ? Un « conflit entre deux belligérants dans lequel les civils sont pris au piège ». La libération de la Palestine ? Un « projet d’épuration ethnique de la population juive devenu un slogan branché et une raison de tuer » [15]. Qu’on se le dise…
Du reste, Marianne n’est pas le seul hebdomadaire à faire relativement peu de cas de Gaza : depuis qu’Israël a brutalement rompu le « cessez-le-feu » le 16 mars et jusqu’à la fin mai, en dehors de L’Obs (15/05), aucun des sept autres principaux hebdomadaires généralistes [16] n’a jugé utile de consacrer la moindre Une à la population palestinienne. Les questions internationales sont pourtant loin d’être reléguées au second plan, par exemple à L’Express qui, à la même période, leur consacre plus de la moitié de ses gros titres [17].
Difficile de conclure ce panorama sans évoquer le cas du Parisien, dont Acrimed a suivi à la loupe la couverture depuis le 7 octobre 2023. Ayant assumé une ligne de soutien inconditionnel à l’égard de l’État d’Israël, le quotidien ne ménage que très relativement son positionnement. Le 20 mai, au sein d’une double page uniquement consacrée aux otages israéliens, le directeur adjoint de la rédaction Olivier Auguste décrète ainsi par voie d’éditorial que « Benyamin Netanyahou a ses raisons de continuer, encore et encore, son offensive à Gaza. Les plus solides : comment les Israéliens pourraient-ils supporter l’idée de vivre à côté de l’organisation terroriste, dans l’angoisse d’une nouvelle attaque […] ? » Avant de toutefois lui adresser une requête : « Parfois, la raison commande de montrer que l’on a du cœur. Netanyahou en a-t-il encore conscience ? » Il en va là de la seule « inflexion » perceptible au sein du Parisien. En cause ? Les « fractures de la société israélienne », qui inquiètent particulièrement la direction et donnent donc naturellement le gros titre des quatre pages spéciales dans le numéro du 28 mai : « Les tourments d’un pays devenu paria ». Au menu ? « La rancœur des Français d’Israël » ; l’histoire d’un couple israélien qui « s’install[e] en Europe pour « faire un break » » ; un reportage d’une complaisance inouïe sur les juifs israéliens ultraorthodoxes qui, selon le témoignage mis en exergue par Le Parisien, « ne sont jamais violents » même si « leurs soutiens peuvent l’être » ; le portrait de « Moshe, la solitude d’un rêveur de paix », père et grand-père d’otages israéliens. Et en queue de peloton, un court article de témoignage titré « Palestiniens. « Je ne veux pas perdre un autre enfant » ».
Coordinateur de ce dossier, Robin Korda relève bien qu’une large majorité d’Israéliens « soutiendraient l’expulsion forcée des Palestiniens de Gaza ». Mais les appels génocidaires qu’il recueille lui-même – « Aujourd’hui, même mon père dit qu’il faut tous les tuer » – sont commentés avec un relativisme qui en dit long : « Une partie de l’âme d’une nation s’est évanouie le 7 octobre 2023. Le pays, incontestablement, s’est durci. L’instinct de survie a d’abord parlé. L’usure de voir partir ses enfants combattre pour une guerre qu’ils n’ont pas voulue a fait le reste. » Las… Au mois de mai, les (deux) couvertures du quotidien sur la situation au Proche-Orient continuent d’être à l’image de ce tropisme pro-israélien, inflexible au sein de la rédaction.
***
Si certains commentateurs ont fait état d’une « évolution » du traitement médiatique au mois de mai, la recrudescence d’images et de témoignages en provenance de Gaza peine à masquer son invariant : une reprise massive de la propagande israélienne, légitimée ou explicitement soutenue par les grands médias. Faux « équilibre », confusionnisme, désinformation… : le naufrage continue, les pratiques journalistiques les plus délétères demeurant solidement ancrées au sein des rédactions. En témoigne d’ailleurs la couverture de l’agression de l’État d’Israël contre l’Iran, le 13 juin, où les réflexes médiatiques ont été instantanément réactivés, notamment à travers la reprise du lexique des « frappes préventives » pour qualifier les bombardements des autorités israéliennes, dédouanées par les experts médiatiques les plus en vue : « Sur le dossier iranien, […] le gouvernement israélien est à peu près dans le droit international et son offensive relève d’une véritable logique. » (Frédéric Encel, BFM-TV/RMC, 16/06) « À peu près »…
Pauline Perrenot et Célia Ch
N’hésitez pas à partager cet article autour de vous, votre soutien est important !
Bonne lecture et à très vite,
L’équipe d’Acrimed
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don à l’association.
Poster un Commentaire