L’Ukraine face au tir croisé des Russes… et des gauches occidentales pseudo-pacifistes…

L’Ukraine face au tir croisé des Russes… et des gauches occidentales pseudo-pacifistes… Sans oublier l’orientation capitaliste du gouvernement ukrainien qui sape l’effort de guerre largement supporté par une population toujours massivement mobilisée contre l’envahisseur !

Le point de vue d’un socialiste révolutionnaire ukrainien, Vitaliy Dudin, sur la guerre russe contre l’Ukraine et sur la guerre politique que mènent des gauches occidentales contre celle-ci ! Question : à qui profite le crime de lèse internationalisme ?

Une citation en préambule : « Le pacifisme théorique et politique a la même valeur que l’enseignement de l’accordéon pour les réformes sociales » (Trotsky) [1].

Extraits

« En Ukraine, cette guerre a véritablement le caractère d’une guerre populaire en raison de l’ampleur de la participation de la population à l’effort de guerre : plus d’un million de personnes servent dans l’armée, un peu plus sont engagées dans les secteurs critiques des infrastructures et beaucoup d’autres participent à des activités bénévoles. »

« Beaucoup de militants de gauche [dans la gauche occidentale] s’opposent au soutien militaire en raison de leur éthique antimilitariste. Fournir une motivation philosophique sophistiquée pour ne pas envoyer d’armes à un pays envahi conduit à davantage de souffrances pour des innocents. Le caractère contradictoire de cette affirmation devient particulièrement absurde lorsqu’elle est défendue par ceux qui se prétendent révolutionnaires ou radicaux… Pour moi, il est clair que ces rêveurs veulent mener une vie prospère au sein du système capitaliste sans avoir de réelles perspectives de le renverser. Être contre l’armement, c’est se réconcilier avec le mal de l’esclavage. »

« Seule une politique socialiste démocratique peut ouvrir la voie à un avenir durable pour l’Ukraine, où toutes les forces productives travailleront pour la défense nationale et une protection socialement juste ».

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Le texte intégral

« Qu’est-ce qui empêche la fin de la guerre ? Deux problèmes principaux.

Malgré certaines attentes, la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine se poursuit et s’intensifie. Chaque jour, je vois des images terribles de destructions massives dans ma ville natale de Kyiv, à Kharkiv et dans d’autres belles villes, et qui sont difficiles à imaginer. Des scènes dignes d’un film catastrophe font désormais partie de notre quotidien. Les endroits où nous avions l’habitude de nous promener sont réduits à un tas de cendres et de ruines. Pendant ce temps, les envahisseurs russes lancent de nouvelles attaques, non seulement à l’est et au sud, mais aussi au nord, dans la région de Soumy. Ici, en Ukraine, cette guerre a véritablement le caractère d’une guerre populaire en raison de l’ampleur de la participation de la population à l’effort de guerre : plus d’un million de personnes servent dans l’armée, un peu plus sont engagées dans les secteurs critiques des infrastructures et beaucoup d’autres participent à des activités bénévoles.

Les négociations d’Istanbul cachent les plans expansionnistes de Moscou et ont peu de chances d’aboutir.

Même ma vie de civil et de militant pour les droits du travail a radicalement changé. Je reçois des messages de cheminots qui ont besoin d’argent pour acheter des drones et d’autres équipements ; des proches de travailleurs morts lors de frappes de missiles sur leur lieu de travail m’informent des problèmes liés à l’aide sociale ; des infirmières près de la ligne de front se plaignent de ne pas recevoir les primes auxquelles elles ont droit. Nous parvenons parfois à surmonter ces difficultés, mais nous voulons tous que la guerre se termine le plus rapidement possible.

Bien sûr, la résistance héroïque des défenseurs ukrainiens et les opérations spéciales remarquables menées sur le territoire russe ont largement contribué à démilitariser la machine de guerre du Kremlin. Mais après avoir perdu le soutien militaire des États-Unis, les chances de victoire stratégique de l’Ukraine se sont amenuisées.

Les négociations d’Istanbul ont clairement démontré que la position ukrainienne était devenue beaucoup plus flexible et visait une solution pacifique (un cessez-le-feu de 30 jours, par exemple). Au contraire, les exigences russes semblent encore plus offensives et agressives. Grâce à Donald Trump, la Russie a pris l’initiative sur le champ de bataille, ce qui reflète la réalité objective. L’impossibilité de mettre fin à la guerre découle de la faiblesse de la position de négociation de l’Ukraine et ne peut être surmontée par une mobilisation plus sévère des hommes.

Alors, quels sont les facteurs qui affaiblissent l’Ukraine ?

Problème n° 1 – Le pseudo-pacifisme des forces progressistes occidentales

Le premier problème est particulièrement douloureux à admettre pour moi. Beaucoup de personnes au sein du mouvement socialiste refusent traditionnellement d’aborder des questions telles que la violence, l’État et la souveraineté. Cela les conduit à une mauvaise compréhension de la situation ukrainienne. Certaines d’entre elles ne reconnaissent pas la nature décoloniale et anti-impérialiste de la lutte ukrainienne. Cette analyse repose sur une vision dépassée du système international, où les États-Unis sont considérés comme le seul impérialiste et la Russie comme sa victime. Même Donald Trump, qui « comprend » chaleureusement le sentiment impérialiste de Poutine, n’a pas changé les conclusions des personnes qui se disent intellectuels de gauche. Les régimes les plus réactionnaires de l’histoire américaine et russe exercent une pression énorme sur l’Ukraine, tandis que certains cherchent des arguments pour expliquer pourquoi la nation attaquée ne mérite pas le soutien international. Je me demande comment les protagonistes de la théorie de la « guerre par procuration » vivent avec le fait que l’Ukraine poursuit son combat sans l’aide directe des États-Unis et malgré leur opposition.

Beaucoup de militants de gauche s’opposent au soutien militaire en raison de leur éthique antimilitariste. Fournir une motivation philosophique sophistiquée pour ne pas envoyer d’armes à un pays envahi conduit à davantage de souffrances pour des innocents. Le caractère contradictoire de cette affirmation devient particulièrement absurde lorsqu’elle est défendue par ceux qui se prétendent révolutionnaires ou radicaux… Pour moi, il est clair que ces rêveurs veulent mener une vie prospère au sein du système capitaliste sans avoir de réelles perspectives de le renverser. Être contre l’armement, c’est se réconcilier avec le mal de l’esclavage.

Vivre sous la protection de l’OTAN et craindre une « militarisation excessive » de l’Ukraine semble hypocrite.

Et l’inverse : si les travailleurs ukrainiens gagnent la guerre, ils seront suffisamment inspirés pour poursuivre leur lutte émancipatrice pour la justice sociale. Leur énergie renforcera le mouvement ouvrier international. L’expérience de la résistance armée et de l’action collective est une condition préalable essentielle à l’émergence de véritables mouvements sociaux qui remettront en cause le système.

Problème n° 2 : l’incapacité de l’État ukrainien à faire passer l’intérêt public avant les intérêts du marché

Les élites au pouvoir en Ukraine promeuvent le libre marché et le système axé sur le profit comme seul mode d’organisation possible de l’économie. Toute idée de planification étatique ou de nationalisation des entreprises peut être rejetée comme un héritage soviétique. Le problème est que la version ukrainienne du capitalisme est totalement périphérique et incompatible avec la mobilisation des ressources nécessaires à l’effort de guerre.

Le dogmatisme idéologique dominant place l’Ukraine dans le piège de la privatisation économique et d’une grande dépendance à l’aide étrangère.

Nous vivons dans un pays où les hommes d’État sont riches et l’État pauvre. Le gouvernement tente de réduire sa responsabilité dans la gestion du processus économique et d’éviter d’imposer une taxe progressive élevée aux riches et aux entreprises. Cela conduit à une situation où le fardeau de la guerre est supporté par les citoyens ordinaires qui paient des impôts sur leurs maigres salaires, qui servent dans l’armée, qui perdent leur maison…

Il est impossible d’imaginer un chômage en période de guerre totale. Mais en Ukraine, il existe parallèlement à un niveau extrêmement élevé d’inactivité économique de la population et à une pénurie incroyable de main-d’œuvre. Ces lacunes s’expliquent par la réticence de l’État à créer des emplois et par l’absence de stratégie visant à impliquer massivement la population dans l’économie par le biais des agences pour l’emploi. Nos politiciens pensent que les déséquilibres historiques sur le marché du travail peuvent être résolus sans intervention active de l’État ! Malheureusement, les réformes de déréglementation mises en place pendant la guerre ont créé de nombreux facteurs dissuasifs qui découragent les Ukrainiens de trouver un emploi salarié. C’est pourquoi la qualité de l’emploi doit être améliorée par une augmentation des salaires, des inspections du travail rigoureuses et un large espace pour la démocratie sur le lieu de travail.

Seule une politique socialiste démocratique peut ouvrir la voie à un avenir durable pour l’Ukraine, où toutes les forces productives travailleront pour la défense nationale et une protection socialement juste.

Nous devons maintenant aller droit au but. Sans un soutien militaire et humanitaire complet, l’Ukraine ne sera pas en mesure de protéger sa démocratie et sa défaite aura des répercussions sur le niveau de liberté politique dans le monde entier. Mais d’un autre côté, nous devons critiquer les responsables gouvernementaux ukrainiens et leur incapacité à mettre fin au consensus néolibéral qui sape l’effort de guerre. Il serait particulièrement difficile de gagner une guerre contre un envahisseur étranger alors que le pays est confronté à de nombreux problèmes internes, liés à une économie capitaliste dysfonctionnelle.

9 juin 2025″

[1] Tiré de Léon Trotsky, Le pacifisme, supplétif de l’impérialisme, juin 1917 (https://www.marxists.org/…/oeuvres/1917/00/lt19170000.htm).

Trotsky a constamment été opposé au pacifisme. Cette citation de 1917 s’inscrit dans la logique d’un défaitisme révolutionnaire contre la Première Guerre mondiale dont il s’éloignera progressivement au constat que l’avènement du fascisme, dans les années 20 et suivantes, ne le rendait plus opératoire. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale l’amènera à ne plus y faire référence (lire ci-dessous). Il n’en restera pas moins chez lui une totale et sévère opposition au pacifisme : « Les pacifistes (conformément à leur rôle fondamental de social-impérialistes) de l’espèce Jouhaux et compagnie, filent le train aux diplomates en réclamant le désarmement général. Ce n’est pas sans raison que le poète russe [Pouchkine] écrivait : « L’illusion qui nous soulève / nous est plus chère / que l’ombre des vérités amères ». » (Trotsky, Une nouvelle époque de paix ?, 4 novembre 1938, in Léon Trotsky, Contre le fascisme, 1922-1940, p 617, Editions Syllepse, 2015).

Précision : l’Ukraine, qui voit nombre de pacifistes militant.e.s prendre les armes pour s’opposer à l’impérialisme agresseur russe, montre qu’il est possible d’être pacifiste, et non pseudo-pacifiste, pour autant que soit envisagé que la paix, en situation de guerre, ne laisse que deux positionnements possibles, totalement contradictoires, soit une valeur à défendre les armes à la main (ou tout autre moyen en faveur de la résistance à la guerre) pour son incompatibilité de fond avec toute imposition d’une domination belliciste, et, en l’occurrence, néofasciste dans le cas de l’Ukraine, soit, en reniement pseudo-pacifiste, une valeur absolue, sans condition autre que le refus hic et nunc de la guerre, acceptant que le belliciste conserve, par exemple, la domination acquise sur les territoires envahis et les populations qui s’y trouvent et reste impuni pour les crimes commis. Et militant pour que l’agressé ne reçoive pas le nécessaire pour se défendre. Ce que cible dans son texte Vitaliy Dudin.

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Pour celles et ceux qu’intéresse le débat sur les positions de Trotsky dans les années de préguerre 1920-1940 et sur ce qu’elles peuvent éclairer de nos débats actuels, je vous mets ci-dessous la position que j’ai défendue dans une discussion par messagerie avec un camarade sur la question du défaitisme révolutionnaire chez Trotsky. Défaitisme révolutionnaire dont ce camarade estime qu’elle est toujours d’actualité pour s’orienter sur la guerre en Ukraine et ses incidences sur la question de l’armement de l’Europe. Je ne mentionne de ce débat que ce que j’ai écrit.

« Parler de « régime autoritaire de Poutine qui s’inscrit, de ce point de vue, dans le prolongement de celui des tsars et de Staline. » me semble insuffisant : sans caractérisation de ce qui est, pour moi, un néofascisme, ou qu’on peut qualifier de postfascisme, ou de quelque chose qui a à voir avec le fascisme, on passe à côté de ce qui caractérise le moment ! Et cela a des incidences sur notre rapport à la guerre aujourd’hui : on voit très nettement, dans l’évolution de Trotsky dans les années 30 jusqu’à son assassinat, son souci de prendre la mesure du fascisme et de la guerre qu’il charrie. Et de la nécessité que le mouvement ouvrier se prépare à cette guerre sur la base de l’antifascisme pour la révolution. Beaucoup, entre autres, à gauche, ont très mal décodé tout cela et n’ont pas reçu, comme il aurait dû l’être, ce message du grand révolutionnaire. Du passé que j’évoque, à travers Trotsky, je retiens que cet aspect de sa pensée est d’une actualité brûlante. Et cela même si la forme du fascisme aujourd’hui, comme je l’ai abordé ailleurs, n’est pas la même mis n’en est pas moins dangereuse.

Trotsky prend la mesure en 1940 de ce que les défaites du mouvement ouvrier dans les années 20-30 (Italie, Allemagne, Espagne…) ne permettent plus d’avancer le mot d’ordre de défaitisme révolutionnaire qui, prônant le désengagement antimilitariste des prolétaires, renverraient exactement dos à dos les deux camps en lice dans cette guerre qui est sur le point d’éclater et qui éclate.

Dans les lignes de conclusion de son dernier texte, publié en août 1940 à titre posthume, Trotsky était lucide sur l’échec du prolétariat à apporter sa réponse révolutionnaire à la montée du fascisme : « Le capitalisme a pu recourir au fascisme seulement parce que le prolétariat n’a pas accompli la révolution socialiste à temps. Le prolétariat a été paralysé dans sa tâche par les partis opportunistes. La seule chose que l’on puisse dire est que, sur la route du développement révolutionnaire du prolétariat, celui-ci a trouvé plus d’obstacles, plus de difficultés, plus d’étapes que ne le prévoyaient les fondateurs du socialisme scientifique.». (Bonapartisme, fascisme et guerre, 20 août 1940, in Léon Trotsky, Contre le fascisme (1922-1940, Editions Syllepse, p 810).

Par ailleurs, Trotsky écrivait en 1940 que « La militarisation des masses s’intensifie chaque jour. Nous n’allons pas nous en débarrasser avec des protestations pacifistes vides de sens. Toutes les grandes questions vont se régler dans un avenir proche les armes à la main. Les ouvriers ne doivent pas avoir peur des armes, mais au contraire doivent apprendre à s’en servir.

En même temps, nous n’oublions pas un instant que cette guerre n’est pas notre guerre. […]

Indépendamment du cours de la guerre, nous remplissons notre tâche fondamentale : nous expliquons aux ouvriers que leurs intérêts et ceux du capitalisme assoiffé de sang sont irréconciliables; nous mobilisons contre l’impérialisme; nous prêchons l’unité des tâches des travailleurs dans tous les pays belligérants et neutres; nous appelons à la fraternisation des ouvriers et des soldats dans chaque pays, et des soldats avec les soldats de l’autre côté de la ligne de front. Nous mobilisons les femmes et les jeunes contre la guerre; nous menons un travail constant, obstiné et inlassable de préparation à la révolution dans les usines et dans les mines, dans les villages, dans les casernes, au front et dans la flotte. […] » (1)

Ce n’est pas le lieu ici d’analyser ce qui, dans ce texte, en surprendra plus d’un parmi, y compris, les partisans de Trotsky qui ont perdu depuis longtemps le sens dialectique de la réflexion dudit révolutionnaire. Ces fortes lignes doivent nous aider à « bouger » certains de nos cadres mentaux et politiques routinisés et donc incapables de se confronter à l’inédit géopolitique qui oeuvre en ce moment. Bouger pas pour nous aligner en dogmatisant le sens de ces lignes. Mais en assumant le paradoxe, assez déroutant à première vue, que peut-être ces mots de 1940 sont les plus à mêmes de nous aider à penser et à agir aujourd’hui, sans que nous tombions dans la fossilisation mentale de celles et ceux qui ont arrêté leur horloge politique au défaitisme révolutionnaire des années de Première Guerre mondiale. Défaitisme révolutionnaire dont Trotsky, cela vaut la peine de le rappeler, fut l’un des principaux promoteurs mais dont il sut s’éloigner au constat que l’inédit de la montée des fascismes l’invalidait comme boussole politique dans l’entre-deux guerres. Montée des fascismes qui sont, sous forme de néofascismes, tiens donc, notre actualité. Et, par là, font l’actualité des lignes suscitées du révolutionnaire russe (qui était ukrainien !) ?

Pour Trotsky, son exigence que les prolétaires s’engagent dans les armées à l’échelle européenne pour s’opposer à la guerre nazie, assorties de diverses revendications pour que cet engagement soit effectif, est compatible avec le maintien d’un positionnement de classe révolutionnaire au coeur de cet engagement ! Et, en aucune façon, ainsi posée, cette problématique toute dialectique, d’une insertion prolétarienne révolutionnaire dans les armées de résistance nationale à la guerre nazie, ne déroge au refus « du mot d’ordre réactionnaire de la défense nationale ». Car la présence prolétarienne révolutionnaire dans ces armées, comme envisagée par Trotsky, fait de celles-ci le lieu du militantisme révolutionnaire anticapitaliste avec, certes, la particularité, que ce militantisme est de fait tout sauf « défaitiste », au sens d’abstentionniste par refus d’engagement dans la guerre et qu’il combat militairement le nazisme.

Et c’est là la différence avec ce que Trotsky et d’autres défendaient en 1914, le défaitisme révolutionnaire zimmerwaldien, et donc le refus de l’engagement dans l’armée nationale et dans la guerre. Ce qui est d’ailleurs évident : Trotsky dans d’autres écrits, prend acte que le défaitisme de 1914 ne doit pas être transformé « en une sorte de coquille vide » (voir la citation ci-dessous d’un texte de 1938) comme font les « scolastiques ultra-gauchistes qui ne pensent pas en termes concrets, mais en abstractions creuses ». « Abstractions creuses » qui ne prennent pas le pouls du réel, du concret, de l’évolution des situations, du moment où il y a quelque chose de tout à fait nouveau par rapport à 1914-1918 qui ne légitime plus strictement ce défaitisme comme reproductible à l’exact : l’avènement du fascisme et de la guerre new look qui va avec ! Avec, excusez du peu, désormais la menace de mort qu’ils font peser sur l’ensemble du mouvement ouvrier devenu en tant que tel, avec les juifs, « la cible » des nazis avant même leur haine pourtant épidermique de la démocratie libérale, weimarienne.

En 1914, la classe ouvrière et paysanne française a payé cher son engagement de chair à canon dans la guerre contre l’Allemagne mais celle-ci n’avait pas encore à son programme cible la destruction du mouvement ouvrier qui, en revanche, dans la post-guerre, propulsé par la victoire bolchévique en Russie et par la défaite de la révolution allemande mais qui avait été vue comme un avertissement sans frais, s’était placé, pour les possédants, au premier rang du danger. Danger qui a donné comme réponse politique bourgeoise, précisément le fascisme, lequel s’est construit suivant un processus d’offre de service à cette bourgeoisie sur une dizaine d’années, cela ne s’est pas fait en un claquement de doigts, avant d’être acceptée par elle, après l’Italie (1922), en Allemagne (1933), où le PC était le plus fort d’Europe occidentale, et plus tard en France (Pétain) où le PC est arrivé, lui, déjà laminé. Avec, à la clé, la logique de recomposition impérialiste du monde sous l’égide de l’Allemagne qui ouvrira, une fois la défaite advenue de celle-ci, sur une recomposition impérialiste « démocratique » en faveur des Etats-Unis sur fond de Guerre froide avec l’impérialisme stalinien.

Dans un texte du 22 mai 1938, preuve que Trotsky avait précocement ferraillé contre la dogmatisation du défaitisme, il écrivait ceci : « Une attitude intransigeante à l’égard du militarisme bourgeois ne signifie pas du tout que le prolétariat, dans tous les cas, entre en lutte contre sa propre armée « nationale ». [ …] Si les fascistes français essayaient aujourd’hui un coup d’Etat et que le gouvernement Daladier soit obligé d’envoyer ses troupes contre les fascistes, les ouvriers révolutionnaires, tout en maintenant leur indépendance politique complète, combattraient aux côtés de ces troupes contre les fascistes. Ainsi, dans un certain nombre de cas, les ouvriers sont obligés, non seulement de permettre et de tolérer, mais de soutenir activement les mesures pratiques du gouvernement bourgeois …

Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, les ouvriers placent en réalité un moins là où la bourgeoisie place un signe plus. Dans dix cas, ils sont obligés de mettre le même signe que la bourgeoisie, avec leur propre sceau, dans lequel s’exprime leur méfiance à l’égard de la bourgeoisie. La politique du prolétariat ne se déduit pas du tout automatiquement de la politique de la bourgeoisie, en mettant simplement le signe contraire cela ferait de chaque sectaire un maître stratège). La politique du prolétariat ne se déduit pas du tout automatiquement de la
politique de la bourgeoisie, en mettant simplement le signe contraire (cela ferait de chaque sectaire un maître stratège). Non, le parti révolutionnaire doit chaque fois s’orienter de façon indépendante, dans la situation intérieure comme extérieure, et arriver à prendre les décisions qui correspondent le mieux aux intérêts du prolétariat. Cette règle s’applique aussi bien à la période de guerre qu’à la période de paix. » (2)

C’est, à propos des ouvriers, ce « mettre le même signe que la bourgeoisie, avec leur propre sceau, dans lequel s’exprime leur méfiance à l’égard de la bourgeoisie » du texte de 1938 qui est en cohérence avec le passage de Trotsky de 1940 que je cite, qui conclut le texte du Manifeste d’alarme (1)

Cette claire démarcation de Trotsky vis-à-vis du gauchisme « défaitiste » correspond, selon moi, à ce que je défends sur la guerre en Ukraine, en particulier sur la nécessité qu’elle s’arme auprès des impérialismes et cela, contre ceux qui au POI ou au POID (PT), à LO ou à Révolution Permanente se réclament de Trotsky contre l’Ukraine et pour une politique de désarmement, à commencer par celui de l’Ukraine, voire pour la paix, et tant pis si elle signerait la victoire de l’impérialisme russe. A ce propos, pour celles et ceux qui ne s’en souviennent pas, il faut voir comment Trotsky se montre d’une dureté extrême, constante, envers les pacifistes qui ne mettent pas de contenu anticapitaliste-anti-impérialiste dans leur démarche contre la guerre en distinguant l’agressé de l’agresseur !

Arrivé à ce stade, il faut voir en quoi ce que je lis de Trotsky en 1938 et 1940 sur la nécessité de l’engagement militaire contre le fascisme me semble pertinent aujourd’hui. Tout d’abord le positionnement du « en même temps » chez lui repose largement sur la démarche antifasciste, couplée à la conservation de l’objectif révolutionnaire, qu’il adopte dont on peut dire qu’elle est l’un des aspects les plus puissants de son œuvre et de son engagement. Ses écrits sur l’Allemagne et la nécessité du Front Unique antifasciste sont d’une actualité brûlante. Son analyse des diverses facettes de la montée du fascisme sont un apport essentiel à la compréhension du fascisme jusqu’à aujourd’hui. Mais il faut immédiatement ajouter que cette analyse n’épuise pas le sujet car le fascisme dont il parle a été écrasé militairement et les fascistes jusqu’aux années 1980 ont été politiquement extrêmement marginalisés. Ce contexte de marginalité des fascismes a facilité une profonde amnésie politique sur leur dangerosité, dans la croyance que cette situation était pérenne. Ce qui fait que, à partir de cette décennie 80, la poussée de relance d’une intention fasciste toujours plus exacerbée jusqu’à nos jours, prend au dépourvu les moins politisés et déroute les plus politisés par ce qui se donne à voir de ce qu’elle doit au fascisme historique et de ce par quoi elle diverge avec lui. Par où il est nécessaire, pour faire les clarifications nécessaires, de parler de néofascisme mais aussi de ne plus euphémiser la notion de fascisme à coup de caractérisations comme régimes ou partis autoritaires, autant d’étiquettes applicables aux droites classiques quand elles virent plus à droite sans se fasciser.

Ce recours au concept de néofascisme n’invalide pas la nécessité de se mobiliser pour le front unique antifasciste car le danger néofasciste conserve beaucoup de son modèle historique : racisme, inégalitarisme hypercapitaliste, saccage des droits démocratiques et sociaux, institutionnalisation d’un Etat fort, policier, profondément antipopulaire, misogynie traditionnaliste, homophobie, montée de l’agressivité des groupes strictement fascistes abrités sous l’aile dudit néofascisme et géopolitisme impérialiste aiguillonné actuellement par le feu poutinien et les coups de force trumpistes. A ce propos, j’ai abordé la possibilité que, suivant les circonstances, ce néofascisme puisse muter en fascisme, l’attaque du Capitole aux Etats-Unis pouvant être un indice de la disponibilité du néofascisme, dans ce cas, trumpien, à rompre avec ce qui fait sa différence essentielle avec le fascisme, son maintien électoraliste dans un cadre démocratique qu’il contribue à durcir, pour désormais finir par s’attaquer radicalement à ce cadre et le détruire (3). Dans cet horizon néofasciste, il y a enfin prégnance, comme pour le fascisme, du syndrome de la guerre impérialiste, effective (Ukraine, Gaza) ou menaçante (guerre commerciale US préfigurant le recours à la guerre tout court comme moyen de résoudre les différends géopolitique-commerciaux, menace russe sur l’Europe de l’Est).

Parmi d’autres éléments permettant d’envisager l’actualité des pages de Trotsky en 1940, on peut mentionner également la crise du mouvement ouvrier (populaire), essentiellement sa crise de débouché politique : dans les années 30, crise s’accentuant à partir de la déroute du PC Allemand en 1933 par son refus du Front Unique antifasciste, suivie de l’échec de la révolution espagnole, de l’étiolement de la mobilisation populaire en faveur du Front du même adjectif et de l’ignoble défaite politique que furent les accords de Munich (1938), sans parler bientôt des pactes germano-staliniens.

Trotsky fut parfaitement conscient que (je reproduis la citation que j’ai mise plus haut) « Le capitalisme a pu recourir au fascisme seulement parce que le prolétariat n’a pas accompli la révolution socialiste à temps. Le prolétariat a été paralysé dans sa tâche par les partis opportunistes. La seule chose que l’on puisse dire est que, sur la route du développement révolutionnaire du prolétariat, celui-ci a trouvé plus d’obstacles, plus de difficultés, plus d’étapes que ne le prévoyaient les fondateurs du socialisme scientifique. ». Ce triste constat explique, pour une bonne part, que c’est seulement dans la résistance armée, dans l’armée française, que le projet révolutionnaire pouvait espérer faire retrouver l’espoir révolutionnaire dilapidé par les gauches. En refusant d’être en extériorité des masses qui, elles, étaient dans cet engagement militaire. Leçon de pragmatisme révolutionnaire soucieux de rester impérativement au contact desdites masses pour leur permettre de résister au fascisme mais pour mieux les préparer… en même temps à échapper à tout consensus militaire nationaliste, militariste, capitaliste et impérialiste ! Que ce positionnement volontariste n’ait pas reçu l’écho voulu n’enlève rien à l’idée que le défaitisme gauchiste, lui, était condamné d’emblée à l’impuissance car sans aucune chance d’être entendu des masses dont elles avaient perdu le contact !

En tout cas cette situation d’atonie en 1940, qui est la suite d’un décrescendo accéléré de la mobilisation des mouvements social et politique à gauche, pourrait, par analogie (voir plus loin l’importance de ce concept), même de loin, mais en devenir très possible, avec une situation en France aujourd’hui qui s’inscrit dans un long cycle de défaites cumulées depuis les années social-libérales 80. Etant entendu que ce qui rapproche le plus, selon moi, de ce cycle passé est la crise d’une gauche incapable de se donner les moyens de renverser politiquement et socialement un pouvoir affaibli … qui gagne de la marge en renforçant la montée de l’extrême droite, néofasciste, dont elle reprend des revendications essentielles. On pourra souligner, à juste titre que là est une différence importante avec 1940, puisque l’extrême droite, à cette époque-là, est elle aussi, en France, comme la gauche, faible (ce qui ne l’empêchera de grossir vite, boostée par la défaite, avec la mise en place de la collaboration pétainiste). A ceci près qu’avoir aujourd’hui, « chez soi », une force néofasciste forte qui, au demeurant, en plus des dégâts qu’elle pourrait causer en interne, étant branchée, à l’égal d’autres néofascismes européens, sur le néofascisme de guerre poutinien, pourrait donner de l’actualité aux paroles de Trotsky en 1940, préconisant de se préparer militairement à la guerre fasciste qui menace. Préparation aujourd’hui 1/ pour qu’on ne laisse pas libre champ à « notre » néofascisme pour mobiliser …en faveur du refus de se mobiliser contre la guerre qui menace, en faveur de laisser tomber l’Ukraine et les pays de l’Est européen menacés par l’ours russe avec l’onde choc qu’auraient, sur le reste du continent européen, ces situations de pré-guerres et 2/ pour que l’on ne laisse pas la gauche défaitiste-pacifiste, dans la lignée de celle de 1940, mobiliser sur ces mêmes thèmes antiguerre …que le néofascisme, avec comme couverture, pour certains, un pseudo internationalisme comme, pour reprendre les mots de Trotsky sur le défaitisme révolutionnaire, « creuse abstraction », anti-internationaliste. Thèmes pacifistes qui, aujourd’hui comme hier, démobilisent face à la menace belliciste fasciste/néofasciste.

Je voudrais enfin inviter à lire le tout récent ouvrage de l’historien Johann Chapoutot au titre particulièrement suggestif pour ce dont nous parlons ici : « Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? » (Essais Gallimard). Je ne suis pas loin d’en finir la lecture et c’est tout simplement passionnant, et devrait être éclairant et utile pour nos débats. En effet, ce qu’il démonte avec précision du mécanisme d’accès de Hitler au pouvoir présente bien des analogies, seulement des analogies, mais quelles analogies, avec notre situation actuelle en France où les « irresponsables », à leur façon, sans répéter mécaniquement ce qui s’est fait au début des années 30 du siècle dernier, sont les droites classiques qui ont fait la courte échelle aux nazis. D’accord, on le savait mais ce qui est intéressant et surtout qui est bien documenté, c’est comment cela s’est précisément mis en place à partir d’une mise hors jeu du parlementarisme de Weimar par les droites par usage d’articles 48 ou 42, le 49.3 d’alors ! Quant aux gauches, eh bien, cela ressembla fort à ce qui est dit plus haut de la situation actuelle en France.

(1) Léon Trotsky, Contre le fascisme (1922-1940), in Manifeste d’alarme (23 mai 1940), Editions Syllepse, pp 777-778.

(2) Trotsky : « Il faut apprendre à penser. Un conseil amical à certains ultra-gauchistes » (22 mai 1938), in Léon Trotsky, Œuvres, publiées sous la direction de Pierre Broué, mars 1938 à juin 1938, introduction et notes de Pierre Broué, publication de l’Institut Léon Trotsky, pp 245 à 250, Saint-Amand-Montrond (Cher), mai 1984.

(3) « Le trumpisme pourrait apparaître comme dérogeant à cette caractéristique propre au néofascisme de se dispenser d’une mobilisation de masse. Je crois qu’en fait le néofascisme actuel conserve cette capacité à mobiliser en masse…électoralement comme moyen d’accès au pouvoir. A ceci près qu’avec l’assaut du Capitole, le trumpisme a montré et, envoyé le signal à ses alter ego néofascistes du monde, que la mobilisation de masse non électorale, anti-électorale dans ce cas, restait un recours à ne pas négliger. L’échec de cette opération du Capitole ne devrait pas rassurer pour autant, puisqu’il aura montré à son instigateur et à ses éventuels épigones internationaux, que le sujet doit être mieux préparé et qu’il peut être un élément essentiel pour au moins faire peser la menace extra-institutionnelle et ainsi peser pré-électoralement ou post-électoralement. »
« La caractéristique du fascisme historique comme mobilisation de masse, qui, d’une part, est absente du néofascisme, par exemple en Russie, qu’analyse, très justement, Ilya Budraitskis [marxiste russe] et qui, comme cela est le cas dans le poutinisme d’Etat, parie sur le maintien de la population dans la passivité la plus totale, mais, d’autre part, n’est pas absente dans le cas du trumpisme, pourrait se retrouver opérante à l’avenir, en aval ou/et en amont d’une conquête électorale néofasciste renouant ainsi avec sa préhistoire fasciste, par des dynamiques de radicalisation dudit néofascisme devant des résistances qui lui seraient opposées et de par l’appui qu’il recevrait, pour ce faire, de couches conséquentes du capital. De ce point de vue il nous faudrait avoir une vision du néofascisme comme virtuellement capable de retrouver, comme cela se dessine en pointillé dans le trumpisme, avec toutes ses spécificités, le recours proprement fasciste au mouvement de masse. » Etats-Unis. Poutine élu ! (https://blogs.mediapart.fr/…/061124/etats-unis-poutine-elu)
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