
Hana Gauer est décidément très prolifique aujourd’hui (voir son précédent billet sur la guerre en Ukraine) et ce qu’elle écrit est analytiquement très stimulant pour débattre de cette guerre.
Sa thèse fort bien argumentée est que cette guerre est, par-delà la façade militaire immédiate, un terrain de préparation à la guerre des Chinois contre les Etats-Unis, à propos de Taïwan évidemment, mais la portée géostratégique est beaucoup plus large, rien moins qu’une reconfiguration à leur avantage du leadership dans le monde.
Poutine, en premier lieu, mais aussi Trump plus fondamentalement sont les dindons de la farce de cette opération de haute volée : le premier, par la confirmation de sa vassalisation par la Chine qui ne l’aide que pour autre chose que lui (et que la Russie) et ses ridicules rêves impériaux. Son instrumentalisation est totale, il met les morts comme on dit il met le paquet, il paye le prix fort économiquement pour édifier une économie de guerre, qui le met sous respiration artificielle chinoise… Et Poutine ne veut (peut ?) pas voir que l’hégémonisme chinois le transforme en simple pion pour qu’il expérimente par la guerre contre l’Ukraine tout ce qui sera utile pour que Pékin aguerrisse sa vision stratégique de la guerre qu’il prépare à pas comptés, tout en maîtrise… Le second, Trump, gros nigaud à pitoyable vision stratégique, est lui aussi instrumentalisé, via l’instrumentalisé Poutine, art vertigineux des poupées russes revisitées chinoises : ses déboires grand-guignol dans ses prétentions à arrêter en cillant des yeux la guerre en Ukraine et à s’imposer sur le dictateur russe, ont renvoyé à Pékin, l’image du pataud colosse aux pieds d’argile empêtré dans une logique du chaos qu’il croit opérante pour en imposer au monde mais qui rassure les Chinois sur son manque d’épaisseur géostratégique.
Lisez le billet d’Hana Gauer, il est très éclairant. Ma seule réserve c’est qu’à partir de ce judicieux repérage de la mainmise chinoise, très subtile comparée aux rodomontades russes et américaines, sur la guerre en Ukraine, Hana Gauer pense que l’intérêt des Etats-Unis est de s’appuyer sur l’Ukraine, voire, j’ajouterais, sur l’Europe, pour infliger une défaite à Poutine et ainsi casser la manoeuvre géopolitique chinoise qui se joue en Ukraine. Et, par là, pour se donner les moyens de faire face à la guerre, qu’il a en visée, avec la Chine. Témoin ce passage du billet : « Le message stratégique aux États-Unis devrait être clair :
« Vous voulez contrer la Chine ? Alors affaiblissez son pion russe, au lieu de lui offrir un terrain d’entraînement grandeur nature. » ». A ceci près, d’abord, qu’il ne s’agirait pas seulement de contrer la Chine mais d’engager, dans un rapport favorable aux Etats-Unis, une guerre à l’onde de choc mondiale entre deux chefs de guerre, que tout oppose, sauf leur commune volonté d’en découdre pour imposer leur patte sur le monde (Trump ayant visiblement rangé son isolationnisme de campagne aux rayons des accessoires !). Inévitable scénario, peut-être, et démarche nécessaire auprès des Etats-Unis pour assurer les moyens aux Ukrainiens de défaire la Russie mais tout en gardant une totale distance avec le projet étatsunien de guerroyer en IndoPacifique ! Une démarche internationaliste ne saurait s’inscrire dans les logiques bellicistes des Etats impérialistes ni les encourager.
Enfin, toujours en guise de réserve, je partirais du commentaire d’un lecteur du billet qui dit « Il y a quand même un point qui reste problématique : dans quelle mesure Trump a t-il réellement conscience des intérêts des Usa ? ». Question que je retoquerais de la manière suivante : « dans quelle mesure Trump a t-il l’intelligence stratégique des Chinois pour penser à retourner à leurs dépens leur manoeuvre en Ukraine si bien analysée par Hana Gauer alors que ses obsessions libertariennes cassent à marche forcée bien des ressorts internes de la puissance impériale de son pays sans considérer les conséquences sur sa capacité à se projeter internationalement? »
Pourquoi la position des États-Unis sur l’aide à l’Ukraine pourrait encore radicalement changer ?
Poutine ne veut pas s’arrêter ? Peut-on le laisser gagner ?
Non. Même Trump doit le savoir.
Les États-Unis n’ont aucun intérêt à voir cette guerre durer, mais laisser la Russie gagner serait pire encore.
Pourquoi ?
Aujourd’hui, chaque drone russe abattu est un manuel de technologie chinoise.
Chaque mois de guerre est un mois d’apprentissage gratuit pour Pékin.
On découvre désormais que 65 % des composants des drones russes viennent de Chine.
Suzhou produit les pièces, Autel Robotics fournit les modules, Harxon vend les antennes satellites.
À Khabarovsk, l’usine russe Aero-HIT assemble les drones FPV Veles à la chaîne — avec l’aide technologique et logistique chinoise.
Et pendant ce temps, les États-Unis hésitent encore à livrer des Patriot ? Ce serait suicidaire.
1. Une guerre qui dure en Ukraine profite directement à la Chine.
La Russie devient une zone test et une usine militaire externalisée :
main-d’œuvre à bas coût,
savoir-faire soviétique recyclé,
espace aérien libre,
conditions de guerre réelles = terrain d’entraînement idéal pour la Chine.
2. Une Russie militarisée sous perfusion chinoise est un levier stratégique pour Pékin.
Ne pas battre la Russie, c’est laisser à la Chine une base militaire low-cost à ciel ouvert, pilotée depuis Pékin :
-L’industrie russe est reconfigurée, plus agile, alimentée en composants chinois.
-La Corée du Nord fournit les troupes et les obus, l’Iran les drones, la Chine la technologie et les systèmes.
– Cela forme une sorte d’OTAN inversée, une alliance autoritaire où Pékin orchestre sans apparaître en façade.
3. Les États-Unis ne peuvent pas se permettre ni guerre figée, ni victoire russe.
Laisser la Russie s’industrialiser dans une guerre prolongée revient à offrir à Pékin une base avancée pour sa stratégie mondiale.
Cela signifie aussi :
-:fixer les ressources occidentales en Europe,
– détourner les stocks américains du Pacifique,
-:laisser la Chine gagner du temps, du savoir-faire et de l’influence.
En résumé : arrêter la guerre et battre la Russie, c’est réduire la profondeur stratégique de la Chine.
Poutine ne veut pas arrêter la guerre ? C’est acté.
Trump n’a peut-être rien à faire de l’Ukraine ou de l’Europe, mais cela, il peut encore le comprendre.
Son idée d’un deal personnel avec Poutine sur le dos de Zelensky est en échec.
Il n’a plus réellement d’autre option que d’abréger la guerre par la force.
-L’Ukraine est devenue un théâtre indirect de la compétition sino-américaine.
Et la Chine, loin d’être neutre, agit comme co-belligérant industriel.
L’exemple du composant du drone Geran-2 (Shahid-136) retrouvé à Kyiv, fabriqué en mai 2025 en Chine, est un symbole :
Pékin continue de fournir des pièces critiques à la Russie en pleine intensification des attaques sur les civils!
Ajoutez à cela les propos rapportés du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi :
« La Russie ne doit pas perdre la guerre, sinon les États-Unis se tourneront vers nous. »
Ce n’est pas une gaffe. C’est une formule doctrinale.
Le message stratégique aux États-Unis devrait être clair :
« Vous voulez contrer la Chine ? Alors affaiblissez son pion russe, au lieu de lui offrir un terrain d’entraînement grandeur nature. »
Chaque jour de guerre prolongée est une opportunité pour Pékin de :
– perfectionner ses chaînes de valeur militaires,
– tester ses fournisseurs,
– repérer les angles morts des sanctions.
J’ai encore de l’espoir pour l’Ukraine.
Mais continuer « à la manière de Biden » ne sera pas suffisant.
Nous avons raté les deux premières années de cette guerre en tergiversations.
Il est temps de changer de posture..
Il n’est jamais trop tard…
Sources principales (sélection) :
– CNN, 4 juillet 2025 – Révélation des propos du ministre chinois Wang Yi affirmant que la Chine ne peut permettre la défaite de la Russie, pour ne pas laisser les États-Unis se concentrer sur Pékin :
– Bloomberg, 8 juillet 2025 – Enquête sur la coopération entre l’usine russe Aero-HIT (Khabarovsk) et les fournisseurs chinois Autel Robotics et Harxon pour la production de drones militaires :
– Radio Svoboda / Donbas Realii, 3 juillet 2025 – Composants électroniques chinois dans les drones Shahed/Geran :
– New York Times, septembre 2023 – Analyse comparative des exportations de drones chinois vers la Russie et l’Ukraine (14,5 millions $ vs 200 000 $) :
– The Times, juin 2025 – Données sur la montée en cadence de la production de drones russes (de 350 à plus de 5 000 par mois) :
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