211 milliards d’euros par an : les entreprises gavées aux aides publiques

C’est « le premier budget de l’État », financé sans aucun contrôle sur son utilisation : les entreprises ont bénéficié en 2023 de 211 milliards d’euros de subventions, aides fiscales et allègements de cotisations sociales en France, a calculé la commission d’enquête du Sénat.

Mathias Thépot

Dissiper le flou général qui entoure les aides publiques distribuées aux entreprises dans une période où les plans de licenciements s’accumulent, et où les dividendes distribués par le CAC 40 battent des records à la hausse : telle est la mission que s’était donnée, à l’automne 2024, la commission d’enquête sénatoriale « sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants », présidée par Olivier Rietmann (Les Républicains, LR), avec pour rapporteur le communiste Fabien Gay.

La commission d’enquête a rendu son rapport mardi 8 juillet après avoir tenu près de 60 auditions, dont celles de 33 chef·fes d’entreprise ; passé au grill les différents services des ministères concernés ; et utilisé les moyens humains à sa disposition au Sénat, notamment deux « data scientists », pour scanner les 2 252 dispositifs d’aide aux entreprises existants.

Avancée majeure de ce rapport : la commission a réussi à produire une estimation, selon elle précise et incontestable, du montant des aides octroyées par l’État français aux entreprises, soit 211 milliards d’euros pour l’année 2023, qu’elle avait décidé de prendre comme année de référence.

Fabien Gay, rapporteur de la commission d’enquête sur les aides publiques versées aux entreprises, au Sénat, le 25 mars 2025. © Capture d’écran Sénat

« C’est le premier budget de l’État », a résumé Fabien Gay lors de la conférence de presse de présentation du rapport. Dans le détail, les sénateurs et sénatrices ont établi qu’en 2023, l’État a accordé aux entreprises 88 milliards d’euros de ristournes fiscales, 75 milliards d’euros d’allègements de cotisations sociales et 48 milliards d’interventions financières et de subventions directes. Des estimations proches de celles déjà réalisées par des chercheurs lillois.

Les montants avancés par le rapport ne comprennent toutefois pas la totalité des aides publiques distribuées aux entreprises, car ils n’englobent ni les aides des collectivités locales ni celles de l’Union européenne (UE), pour un total de 10 à 20 milliards d’euros de plus par an, mais que la commission d’enquête n’a pas réussi à chiffrer exactement. Elle a donc préféré se limiter aux 211 milliards, pour « communiquer un chiffre précis et vérifié », a expliqué son rapporteur.

Manque de transparence

Cette production sénatoriale tombe à pic, quelques jours avant la prise de parole du premier ministre, François Bayrou, qui doit annoncer dans la semaine du 15 juillet comment il compte trouver 40 milliards d’euros d’économies pour son projet de budget 2026, et entre 130 et 150 milliards d’ici à 2029.

Choyées par l’exécutif depuis 2017, les entreprises ont jusqu’ici été relativement épargnées par les coupes budgétaires, et tout porte à croire qu’elles le seront encore en 2026. La base de données produite par la commission d’enquête sénatoriale pourra ainsi affiner les angles d’attaque de certain·es parlementaires qui voudraient davantage cibler les dispositifs les plus dépensiers et/ou inefficaces à destination du capital.

Le rapport est très clair : il ne propose pas de coupes budgétaires en tant que telles. Ce qu’il cible, en revanche, très visiblement, c’est le manque de transparence et l’absence totale de contrôle de l’État sur l’argent public alloué aux entreprises.

La commission a d’abord dû insister auprès des services du ministère de l’économie pour obtenir des données chiffrées, Bercy lui opposant d’abord « le secret fiscal et le secret des affaires », raconte Fabien Gay. Plus inquiétant, une fois cette étape passée, « l’administration s’est montrée incapable de […] dire [à la commission] combien elle distribuait aux entreprises, ni à qui, ni pourquoi ». « Nous avons constaté un défaut clair de suivi et d’évaluation », a déploré le rapporteur communiste.

La commission a aussi découvert que la quasi-totalité des dispositifs d’aide aux entreprises n’était subordonnée à « aucune conditionnalité : rien de contraignant en cas de destruction d’emplois, de délocalisation, de distribution de dividendes, et même plus globalement de respect de la loi française. Il existe certes davantage de critères pour ce qui concerne les aides des régions, mais rien au niveau de l’État », explique Fabien Gay.

Voilà qui peut choquer quand on sait que les Michelin, Auchan, STMicroelectronics, LVMH et autres Sanofi, qui bénéficient chaque année de dizaines, voire de centaines de millions d’euros d’aides publiques, ont annoncé récemment des réductions de postes, tout en continuant à distribuer de juteux dividendes à leurs actionnaires.

Conditionner les aides

Si elle n’a pas réussi à évaluer la part exacte des 211 milliards d’euros d’aides qui relèveraient d’une gabegie à destination de grands groupes à la gestion financiarisée, la commission a toutefois formulé plusieurs propositions visant à limiter les abus.

Les trois plus fortes visent d’abord à « interdire l’octroi d’aides publiques et [à] imposer leur remboursement aux entreprises condamnées de manière définitive pour une infraction grave ou qui ne publient pas leurs comptes ».

Ensuite à « imposer le remboursement total d’une aide de l’État ou des collectivités territoriales si l’entreprise procède à une délocalisation d’un site ou d’une activité ayant justifié l’aide dans les deux années suivantes ».

Et enfin à « exclure les aides publiques du périmètre du résultat distribuable [sous forme de dividendes – ndlr], à l’exception des exonérations et allègements de cotisations sociales ».

Ces propositions « choc » ont été adoptées à l’unanimité de la commission d’enquête du Sénat qui, rappelons-le, est majoritairement de droite. « Je ne pense pas que l’argent public doive servir à gonfler artificiellement les dividendes », a justifié son président, Olivier Rietmann (LR).

« Nous devons chercher à obtenir une vraie efficacité des aides publiques », a-t-il martelé, tout en précisant que le montant de 211 milliards d’euros n’était, selon lui, « pas un chiffre si élevé si l’on regarde ce qui se fait autour de nous, notamment aux États-Unis ou en Chine ».

Plus globalement, le rapport propose de « formaliser une doctrine de recours aux aides publiques aux entreprises » en fixant « des critères de choix entre les différents types d’aide », ainsi que « des conditions dans lesquelles une aide publique sera évaluée dès le moment de sa création ».

L’idée étant de « compléter la documentation budgétaire en faisant figurer chaque année dans le projet de loi de finances des indicateurs de performance rénovés pour les quinze dépenses fiscales les plus coûteuses ».

Une dépense fiscale est toutefois clairement dans le viseur du Sénat : le crédit d’impôt recherche (CIR), « la première dépense fiscale du budget général de l’État », qui coûte près de 8 milliards d’euros par an. Ce dispositif se trouve être éminemment critiqué car il rate sa cible, partant plus dans les caisses des grandes banques qui embauchent des ingénieurs que dans l’innovation du secteur industriel.

La commission préconise ainsi d’engager « une réflexion portant sur la réduction du plafond de sous-traitance du CIR et du taux applicable, l’exclusion du dispositif de certains secteurs d’activité et la promotion de l’industrialisation en France et en Europe des procédés qui ont été découverts grâce à cette dépense fiscale ».

Embrouilles avec les multinationales

Au-delà de ces propositions, cette commission d’enquête sénatoriale aura été l’occasion de confronter les patrons de grandes multinationales, qui témoignaient sous serment, eux qui aiment habituellement se recroqueviller derrière une communication aseptisée.

Et si la plupart des auditionnés ont plutôt montré patte blanche en dévoilant sans broncher ce que leur groupe percevait comme aides publiques, les discussions avec les sénateurs et sénatrices se sont parfois envenimées.

Comme lorsque les dirigeants de Google en France, Sébastien Missoffe et Benoît Tabaka, sont arrivés les mains dans les poches à leur audition, feignant de ne pas connaître les aides publiques dont Google bénéficiait en France, au motif qu’elles étaient trop compliquées à calculer. « Google ne sait pas calculer cela ? », s’est étonné, médusé, Fabien Gay. Et Olivier Rietmann de les prévenir : « Il ne faut pas prendre les sénateurs pour des lapins de 3 semaines. »

Des échanges houleux avec les dirigeants de Sanofi, STMicroelectronics et Air Liquide ont également eu lieu. Puis ont été auditionnés en fin de parcours deux des hommes les plus riches et puissants de France : Rodolphe Saadé d’abord, qui s’est montré relativement agacé de devoir une nouvelle fois justifier l’avantage fiscal faramineux dont bénéficie sa société, l’armateur CMA CGM, et enfin Bernard Arnault, patron du numéro un mondial du luxe, LMVH, qui a taclé dès le début de son audition Fabien Gay, car il était mécontent d’un article du journal L’Humanité dont le sénateur communiste est par ailleurs le directeur.

En guise de conclusion, Olivier Rietmann et Fabien Gay ont, malgré ces quelques attaques et pressions subies, tenu à valoriser le fait que leur commission avait assuré « l’égalité de traitement des personnes auditionnées en garantissant le respect du contradictoire ». Et ils se sont félicités que ces auditions aient pu constituer « un moment de transparence » et « d’intérêt général » pour la bonne information des citoyennes et des citoyens.

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