
8 juillet 2025
Dans les Deux-Sèvres, la Coopérative de l’eau qui gère les mégabassines est en difficulté financière. Les coûts de ces ouvrages ont explosé, alors que s’accumulent les jugements défavorables et les ras-le-bol d’agriculteurs.
L’agricultrice entrouvre sa porte. Le regard porté au-delà de sa cour de ferme, elle pointe d’un doigt rageur un champ au sud de Niort : « Il devait y avoir une réserve, juste là : on a payé la peau du cul pour rien ! » s’époumone-t-elle. Là, aurait dû être construite une mégabassine, mais le projet a été abandonné. « Je suis bientôt à la retraite, mon mari l’est déjà : on veut plus en entendre parler de la Coopérative de l’eau ! »
Elle témoigne anonymement, comme la plupart des irrigants et irrigantes interrogées : dans le Poitou céréalier, entre famille et voisinage, tout le monde sait qui arrose, tout le monde peut deviner qui a parlé. Elle claque la porte sur nos questions, comme elle a claqué la porte au projet des mégabassines. Et elle est loin d’être la seule à ne plus y croire.
Créée pour construire et faire fonctionner les mégabassines du Poitou, la Coopérative de l’eau des Deux-Sèvres (Coop de l’eau 79) s’enfonce depuis un an dans une crise. D’après les documents consultés par Reporterre, la structure qui gère les mégabassines est frappée par des décisions de justice très contraignantes, victime de l’augmentation de ses coûts de fonctionnement, et voit se multiplier les départs d’agriculteurs épuisés par l’effort financier. Parmi les 10 agriculteurs adhérents rencontrés par Reporterre, 5 évoquent sans détour un risque de « faillite ». Tous décrivent des difficultés économiques systémiques.

À la lecture des derniers comptes de la Coop de l’eau 79, que Reporterre a pu consulter, les charges explosent : de 2,6 millions d’euros en 2022, les coûts de fonctionnement ont flambé à 5,6 puis 6,6 millions d’euros en 2023 et 2024 (soit 2,5 fois plus en deux ans). La mise en chantier de trois mégabassines constitue le gros de ces montants mais ne suffit pas à tout expliquer, comme les responsables de la Coop le reconnaissent dans la presse.
Les membres du conseil d’administration de la Coop avancent que la sécurisation des mégabassines est la principale cause de l’augmentation de ces coûts. Car, depuis la manifestation de Saint-Soline de mars 2023, la préfecture des Deux-Sèvres et les assurances des exploitants ont exigé de protéger les retenues d’eau. Si l’argument a l’avantage de faire porter le chapeau aux antibassines, les documents que nous avons pu consulter confirment le poids du budget dédié à la sécurité.
Vidéosurveillance, barrières, grilles… Le montant des travaux de sécurisation de la bassine d’Épanne s’élèvent à 366 000 euros, hors maintenance, selon le compte-rendu du conseil d’administration de la Coop qui s’est déroulé le 14 décembre 2023. D’une contenance de 200 000 m³, il ne s’agit là que de la deuxième plus petite mégabassine parmi les quatre qui ont dû être sécurisées : Priaires fait 160 000 m³, Mauzé 240 000 m³ et Saint-Soline 600 000 m³.

Un autre poste a connu une flambée récente : l’électricité. Contrairement à une idée répandue, les mégabassines ne vivent pas d’amour et d’eau de pluie : leur remplissage se fait par pompage de nappes phréatiques quand elles sont les plus pleines pour ensuite restituer l’eau en période sèche avec 11 bars de pression pour atteindre les champs les plus éloignés — là encore à l’aide de puissantes pompes.
Les comptes de la Coop ne détaillent pas ce poste mais nous disposons d’une structure voisine quasi identique qui rencontre aussi des difficultés financières : la Compagnie d’aménagement de l’eau des Deux-Sèvres (CAEDS), qui gère cinq bassines et affiche dans le compte-rendu de sa dernière assemblée générale 150 000 euros de pertes. Lors de cette réunion, le trésorier a mis en avant une cause centrale : l’électricité a « subi une augmentation de 100 % » en un an. Selon l’association de défense de l’environnement Apieee, « la déroute financière de la CAEDS met à mal le modèle des bassines ».
Auprès de ses adhérents, c’est bien l’énergie que pointe du doigt la Coop de l’eau 79 pour justifier l’explosion du budget : « Il y a deux ans, quand les premières factures de relance sont arrivées, ils parlaient de la flambée des prix de l’électricité », confirme un exploitant de la région de Melle, dans le sud des Deux-Sèvres. Contactée par Reporterre sur les causes de l’augmentation de ses coûts de fonctionnement, la Coop de l’eau n’a pas donné suite.
Des adhérents qui paient pour rien
En parallèle de ces fuites, le principal financeur public des mégabassines a coupé le robinet. Le 18 décembre 2024, la cour administrative d’appel de Bordeaux ayant suspendu les autorisations environnementales pour quatre bassines — dont Sainte-Soline — l’Agence de l’eau Loire Bretagne (AELB) a cessé tout paiement : « 90 % du montant de l’aide prévue a été versé pour [Sainte-Soline]. Les 10 % restant à verser au solde de la tranche 1 de travaux sont bien suspendus en l’attente d’une autorisation administrative valide », précise l’autorité à Reporterre.
Le reste du coût des travaux et le fonctionnement sont pris en charge suivant le mécanisme coopératif : chaque irrigant de la zone cotise à hauteur de ses prélèvements en eau pour couvrir les dépenses. Et ceux qui n’utiliseront jamais l’eau des bassines subissent la hausse des frais et du prix de l’eau causé par le coût des retenues géantes.
Dans le nord des Deux-Sèvres, des agriculteurs paient ainsi leur eau plus cher sans que le moindre projet d’aide à l’irrigation ne soit prévu. Sur le bassin du fleuve Thouet, Stéphane Clisson — éleveur et membre fondateur de la coopérative — n’a reçu « aucun service en dix ans ». « La Coop de l’eau 79 est en train d’acter l’abandon des irrigants de notre bassin », résume-t-il après avoir assisté à la dernière assemblée générale. Si ces irrigants quittent l’organisation, ce serait 1,5 million de mètres cubes d’eau que la Coop ne pourrait facturer : 10 % du total de son budget eau, évaporé.

Et ce n’est rien comparé aux conséquences de l’avis du tribunal administratif de Poitiers du 9 juillet 2024. Toujours en attente d’être appliquée, cette décision exigeait de revoir largement à la baisse les volumes prélevés dans le secteur des mégabassines.
Dans un document transmis à la cour d’appel de Bordeaux qu’a pu consulter Reporterre, la Coop et ses soutiens procèdent à un calcul apocalyptique : « L’application stricte du jugement du 9 juillet ne permet même pas de remplir les quatre réserves construites […] il s’ensuit une cessation rapide de la Coopérative de l’eau. » En pratique, les irrigants raccordés aux bassines recevront moins d’eau, et les non-raccordés ne recevront rien. Quant au prix de l’eau, il bondirait de 31 à 86 centimes le mètre cube, de quoi couler les plus rentables des exploitations céréalières du Poitou.
Prix de l’eau : « Je m’en sortais plus »
Pour certains agriculteurs, le coût de l’eau « en zone mégabassine » s’avère déjà économiquement insoutenable, au point qu’ils renoncent à l’irrigation. Yves [*] est de ceux-là. Dans son coin humide du Marais poitevin, il a vu défiler tout le projet depuis 2007 : « À chaque réunion de la Coop, le prix de l’eau augmentait. J’en suis arrivé à 4 000, 4 500 euros de frais par an, je ne m’en sortais plus, dit-il au-dessus d’un café en attendant qu’une de ses vaches mette bas.
À la dernière réunion à laquelle il a assisté, l’agriculteur demande à réduire sa part, payer juste ce qu’il consomme. Deux semaines plus tard, il reçoit un courrier : s’il veut payer moins, il doit quitter la Coopérative et réduire sa consommation à 1500 m³ par an. « Avec ça, j’ai à peine de quoi faire un arrosage pour mes céréales. Alors, j’ai décidé d’arrêter d’irriguer. »
Sur le dernier exercice, le capital social de la Coop de l’eau a fondu de 5 000 euros. Soit, d’après deux participants à la dernière AG, une dizaine de départs pour retraite ou arrêt d’irrigation, sans reprise des parts par d’autres agriculteurs. Moins d’adhérents et davantage de frais égalent une eau plus chère.
Retards de paiement et dettes « irrécouvrables »
Or, quand le prix de l’eau augmente et que la trésorerie stagne, les factures de la Coop de l’eau, « ça vient en dernier, on peut laisser traîner », dit un céréalier du sud des Deux-Sèvres. Un document produit par l’Établissement public du Marais poitevin (EPMP) consulté par Reporterre confirme cet arbitrage : en 2024, 27 exploitations étaient sanctionnées pour « retard de paiement ».
Des dettes « régularisées en temps utiles », nous assure le président de l’EPMP mais qui illustrent des problèmes de trésorerie apparaissant dans la comptabilité de la Coop de l’eau. En 2024, elle enregistrait ainsi 30 000 euros « irrécouvrables » (c’est-à-dire définitivement perdues) et 145 000 euros de créances douteuses. Soit l’équivalent d’un tiers des fonds propres de la Coop. Encore un trou dans la bâche.
Pour toute rustine, la Coop de l’eau 79 compte sur l’argent public. La mégabassine de Saint-Sauvent apparaît ainsi parmi les 48 lauréats du fonds hydraulique lancé par la ministre de l’Agriculture. Malgré nos relances, le ministère n’a pas précisé le montant ou les modalités de versement. Ni commenté le fait que cette aide portait sur un projet jugé illégal — comme Sainte-Soline — par la cour administrative d’appel de Bordeaux.
Une personne semble encore croire à la Coop de l’eau : la présidente du conseil départemental des Deux-Sèvres. Présente à la dernière AG, Coralie Dénoues a répété dans la presse agricole régionale le 19 avril son projet de faire du département le « chef de file du grand cycle de l’eau ». Derrière cette formule, la promesse encore floue d’un soutien économique pour sauver les mégabassines. Faute d’avoir trouvé une vraie solution pour les irrigants face à l’aggravation de la sécheresse.
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