
Pour comprendre comment les régimes d’exception autrefois réservés aux colonies se sont déplacés au cœur des cités des empires occidentaux biberonnés au libéralisme aveugle.
La démocratie sous état d’urgence permanent par Eugénie Mérieau pour la LDH
3 mai 2025 | Par peter gabor
L’«État de droit» n’est peut-être qu’une fiction bien commode. Le 29 avril 2025, à la Ligue des droits de l’Homme, la juriste Eugénie Mérieau démonte méthodiquement l’hypocrisie des démocraties libérales, en retraçant la généalogie coloniale et autoritaire de nos dispositifs d’exception. De l’Algérie à la Ve République, des injonctions Covid à l’OMS, l’urgence justifie tout et ne s’arrête jamais.
Un droit d’exception enraciné dans la tradition libérale
Dans une conférence donnée à la LDH Paris, Eugénie Mérieau, juriste et spécialiste des états d’exception, a exposé une thèse dérangeante : la démocratie libérale n’est pas l’antithèse de l’autoritarisme, mais sa matrice. Loin d’être une dérive, l’état d’urgence est au cœur même de la tradition libérale, ancrée dans ses fondements coloniaux.
Elle décrit la mondialisation de l’état d’urgence comme un phénomène transnational, touchant régimes autoritaires et démocraties libérales — France, Royaume-Uni, États-Unis. Tous proclament les droits fondamentaux, tout en les suspendant dès qu’une catégorie de population est jugée dangereuse. Les « terroristes » deviennent ainsi des figures d’exclusion totale.
Trois vagues d’autocratisation émergent dans l’histoire : avec le constitutionnalisme au XVIIIe siècle, après 1945, et depuis les années 1990 avec la guerre contre le terrorisme.
La France incarne cette ambivalence. Tocqueville, présenté comme modèle libéral, défendait en Algérie un régime à deux vitesses : état de droit pour les colons, loi martiale pour les colonisés. Ce dualisme juridique a traversé les époques, sous des formes renouvelées.
Mérieau montre que cette pensée libérale, en apparence universaliste, est fondamentalement sélective. Elle proclame des droits universels, mais n’en garantit l’effectivité qu’à une minorité — blanche, occidentale, économiquement intégrée.
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Quand les juges valident l’exception
Le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, loin d’être des contre-pouvoirs, accompagnent la normalisation des dispositifs d’exception. L’arrêt Heyriès (1918), l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie (1985), ou les décisions liées à la crise Covid en témoignent. À chaque fois, l’exception devient la règle.
Le « boomerang colonial » opère : les techniques de contrôle testées dans les colonies sont réimportées en métropole. Gouvernance par décret, surveillance numérique, restriction du droit de manifester : les centres-villes deviennent les nouvelles périphéries coloniales.
Aujourd’hui, ces dispositifs s’intègrent dans les infrastructures : smart cities, identités biométriques, passeports sanitaires. Le contrôle glisse du ciblé vers le systémique.
Mérieau est sévère à l’égard des juges : acteurs sociaux, souvent conservateurs, ils priorisent le droit de propriété ou la liberté d’entreprendre sur les droits sociaux. Elle rappelle le rôle réactionnaire de la Cour suprême américaine et les limites constantes du Conseil constitutionnel français.
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Contre l’individualisme juridique
Les droits sociaux — santé, logement, éducation — ne sont effectifs que pour celles et ceux qui peuvent les faire valoir en justice. La juriste souligne l’asymétrie profonde entre les promesses juridiques et leur accessibilité réelle.
Elle appelle à dépasser le paradigme du droit subjectif et de l’individualisme libéral. Repenser les droits comme fondement d’un lien social, solidaire, interdépendant — non comme une propriété personnelle.
L’autoritarisme contemporain est préventif : interdictions anticipées, surveillance généralisée, criminalisation de l’intention. La démocratie libérale, au nom de sa propre survie, s’auto-détruit.
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Une conclusion sans appel
Mérieau termine sur une note claire : le droit ne sauvera pas la démocratie. Tout ce qui a été fait par le droit peut être défait par lui. Il faut sortir de la simple défense des institutions pour repenser politiquement la place du droit dans la société.
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