
Du silence à la parole :
Du silence à la parole : un témoignage sur l’aveuglement israélien
Je suis né le 26 février 1948 à 22h10 à Budapest. Juif de parents juifs. Mais officiellement, je suis né le 27 février, protestant de parents protestants.
Cette nuit-là, mes parents ont reçu le certificat de leur conversion. Une fiction nécessaire pour survivre dans une Europe encore hantée par les cendres.
Dix-huit membres de ma famille ont été exterminés à Auschwitz. Mon père, déporté, est revenu par miracle. Ma mère a été sauvée grâce à un passeport Wallenberg. Ils ont choisi le mensonge pour que je vive. Je fus interdit de judaïté jusqu’en 1982, jusqu’à Sabra et Chatila.
Ce jour-là, mon père, ce survivant qui avait tout perdu, prononça cette phrase qui me hante encore : “Ben mes enfants, on vient de perdre notre statut de Peuple élu.” Il avait compris instantanément ce que beaucoup refusent encore de voir : quelque chose de fondamental venait de se briser dans l’éthique juive.
L’impasse du témoignage
Aujourd’hui, quand j’exprime mon incrédulité face à l’aveuglement israélien dans cette guerre interminable, on m’accuse d’être un “traître à notre peuple”. Comme si porter la mémoire de la Shoah obligeait au silence devant l’oppression des Palestiniens. Comme si la souffrance subie justifiait la souffrance infligée.
Cette accusation révèle le piège dans lequel on veut m’enfermer : soit je me tais par solidarité tribale, soit je parle et deviens un “juif haineux de soi”. Mais cette alternative est fausse. Ma parole ne trahit pas la mémoire des morts – elle l’honore en refusant qu’elle serve de paravent à l’injustice.
Le paradoxe de la répétition
Douze années de psychanalyse m’ont appris à reconnaître les mécanismes de répétition. Comment un peuple dont six millions de membres ont été méthodiquement exterminés peut-il, quelques décennies plus tard, développer des politiques que d’aucuns qualifient de génocidaires ? Cette question n’est pas une provocation – c’est un vertige.
Car nous ne sommes plus dans la légitime défense ou même dans la vengeance. Nous en sommes à près de 70 000 morts palestiniens pour les quelque 1 200 victimes du 7 octobre – et ce chiffre ne tient même pas compte des disparus sous les décombres. Ce ratio dépasse de loin toute logique militaire ou sécuritaire. Il révèle autre chose : une logique d’éradication qui ne dit pas son nom.
L’identité volée, l’identité imposée
Mon histoire personnelle – cette identité juive niée puis retrouvée – m’a rendu particulièrement sensible aux questions d’appartenance et d’exclusion.
Mes parents m’ont fait protestant pour me sauver. Israël fait des Palestiniens des non-personnes pour se sauver.
Dans les deux cas, l’identité devient un outil de survie qui nie l’humanité de l’autre.
Mais il y a une différence cruciale : mes parents mentaient pour échapper à la mort. Israël ment pour justifier qu’il la donne. Le mensonge de mes parents était défensif, né de la terreur. Le mensonge israélien est offensif, né de la toute-puissance.
La perversion de la mémoire
Plus troublant encore : comment la mémoire de la Shoah, qui devrait rendre impossible l’indifférence à la souffrance d’autrui, est-elle devenue le socle de cette indifférence ? Comment le “Plus jamais ça” s’est-il mué en “Plus jamais ça à nous, peu importe pour les autres” ?
Cette perversion n’est pas accidentelle. Elle résulte d’une instrumentalisation politique de la mémoire, transformée en capital symbolique et en chantage moral. La Shoah n’est plus un appel à la vigilance universelle mais un permis de tuer particulier.
L’urgence de la lucidité
On me dira que je simplifie, que la situation est complexe, que les Palestiniens ne sont pas innocents. Certes. Mais cette complexité ne peut masquer une réalité : aujourd’hui, c’est Israël qui détient le pouvoir de vie et de mort sur des millions de Palestiniens. C’est Israël qui contrôle les robinets, l’électricité, les frontières. C’est Israël qui décide qui vit et qui meurt.
Avec ce pouvoir vient une responsabilité que la référence perpétuelle à la Shoah ne peut plus éluder. Car il n’y a pas de statut ontologique de victime éternelle. Il n’y a que des situations historiques où l’on peut être victime ou bourreau, et parfois les deux successivement.
L’arme de l’antisémitisme : quand la critique devient crime
Frédéric Lordon l’a analysé avec une précision chirurgicale : il s’agit de faire des Palestiniens les signifiants des “Arabes dont on ne veut pas”. Et pour étouffer toute critique de cette logique coloniale-capitaliste, on transforme systématiquement l’antisionisme en antisémitisme. Critiquer la politique israélienne devient alors un crime de pensée.
Cette stratégie est redoutablement efficace : elle criminalise par avance toute opposition en la renvoyant aux pires heures de l’histoire juive. Mais que faire quand cette accusation tombe sur quelqu’un comme moi ? Faudrait-il m’interner à la manière de Vol au-dessus d’un nid de coucou pour antisémitisme auto-dirigé ?
L’absurdité de la situation révèle la faille du système : comment peut-on être antisémite quand on porte dans sa chair la mémoire des pogroms et des camps ?
Cette contradiction expose le mensonge : il ne s’agit pas de lutter contre l’antisémitisme, mais d’immuniser Israël contre toute critique morale.
Conclusion : la fidélité véritable
Ma fidélité aux morts d’Auschwitz ne passe pas par l’aveuglement complice face aux morts de Gaza. Elle passe par le refus que leur sacrifice serve de caution morale à l’injustice. Mon père l’avait compris en 1982 : on ne peut à la fois porter la mémoire de l’extermination et fermer les yeux sur l’oppression.
Parler ainsi, c’est effectivement prendre le risque de l’isolement dans certains milieux juifs.
Mais c’est aussi retrouver la voix de cette tradition juive qui a toujours su interroger l’injustice, y compris quand elle venait des siens. C’est choisir la fidélité à l’éthique plutôt qu’à la tribu.
Pour moi, mon silence complice serait la vraie trahison. Ma parole, témoin-relais d’une transmission mémorielle, même douloureuse, est le seul hommage digne de mes morts.
Je suis né le 26 février 1948 à 22h10 à Budapest. Juif de parents juifs. Mais officiellement, je suis né le 27 février, protestant de parents protestants.
Cette nuit-là, mes parents ont reçu le certificat de leur conversion. Une fiction nécessaire pour survivre dans une Europe encore hantée par les cendres.
Dix-huit membres de ma famille ont été exterminés à Auschwitz. Mon père, déporté, est revenu par miracle. Ma mère a été sauvée grâce à un passeport Wallenberg. Ils ont choisi le mensonge pour que je vive. Je fus interdit de judaïté jusqu’en 1982, jusqu’à Sabra et Chatila.
Ce jour-là, mon père, ce survivant qui avait tout perdu, prononça cette phrase qui me hante encore : “Ben mes enfants, on vient de perdre notre statut de Peuple élu.” Il avait compris instantanément ce que beaucoup refusent encore de voir : quelque chose de fondamental venait de se briser dans l’éthique juive.
L’impasse du témoignage
Aujourd’hui, quand j’exprime mon incrédulité face à l’aveuglement israélien dans cette guerre interminable, on m’accuse d’être un “traître à notre peuple”. Comme si porter la mémoire de la Shoah obligeait au silence devant l’oppression des Palestiniens. Comme si la souffrance subie justifiait la souffrance infligée.
Cette accusation révèle le piège dans lequel on veut m’enfermer : soit je me tais par solidarité tribale, soit je parle et deviens un “juif haineux de soi”. Mais cette alternative est fausse. Ma parole ne trahit pas la mémoire des morts – elle l’honore en refusant qu’elle serve de paravent à l’injustice.
Le paradoxe de la répétition
Douze années de psychanalyse m’ont appris à reconnaître les mécanismes de répétition. Comment un peuple dont six millions de membres ont été méthodiquement exterminés peut-il, quelques décennies plus tard, développer des politiques que d’aucuns qualifient de génocidaires ? Cette question n’est pas une provocation – c’est un vertige.
Car nous ne sommes plus dans la légitime défense ou même dans la vengeance. Nous en sommes à près de 70 000 morts palestiniens pour les quelque 1 200 victimes du 7 octobre – et ce chiffre ne tient même pas compte des disparus sous les décombres. Ce ratio dépasse de loin toute logique militaire ou sécuritaire. Il révèle autre chose : une logique d’éradication qui ne dit pas son nom.
L’identité volée, l’identité imposée
Mon histoire personnelle – cette identité juive niée puis retrouvée – m’a rendu particulièrement sensible aux questions d’appartenance et d’exclusion.
Mes parents m’ont fait protestant pour me sauver. Israël fait des Palestiniens des non-personnes pour se sauver.
Dans les deux cas, l’identité devient un outil de survie qui nie l’humanité de l’autre.
Mais il y a une différence cruciale : mes parents mentaient pour échapper à la mort. Israël ment pour justifier qu’il la donne. Le mensonge de mes parents était défensif, né de la terreur. Le mensonge israélien est offensif, né de la toute-puissance.
La perversion de la mémoire
Plus troublant encore : comment la mémoire de la Shoah, qui devrait rendre impossible l’indifférence à la souffrance d’autrui, est-elle devenue le socle de cette indifférence ? Comment le “Plus jamais ça” s’est-il mué en “Plus jamais ça à nous, peu importe pour les autres” ?
Cette perversion n’est pas accidentelle. Elle résulte d’une instrumentalisation politique de la mémoire, transformée en capital symbolique et en chantage moral. La Shoah n’est plus un appel à la vigilance universelle mais un permis de tuer particulier.
L’urgence de la lucidité
On me dira que je simplifie, que la situation est complexe, que les Palestiniens ne sont pas innocents. Certes. Mais cette complexité ne peut masquer une réalité : aujourd’hui, c’est Israël qui détient le pouvoir de vie et de mort sur des millions de Palestiniens. C’est Israël qui contrôle les robinets, l’électricité, les frontières. C’est Israël qui décide qui vit et qui meurt.
Avec ce pouvoir vient une responsabilité que la référence perpétuelle à la Shoah ne peut plus éluder. Car il n’y a pas de statut ontologique de victime éternelle. Il n’y a que des situations historiques où l’on peut être victime ou bourreau, et parfois les deux successivement.
L’arme de l’antisémitisme : quand la critique devient crime
Frédéric Lordon l’a analysé avec une précision chirurgicale : il s’agit de faire des Palestiniens les signifiants des “Arabes dont on ne veut pas”. Et pour étouffer toute critique de cette logique coloniale-capitaliste, on transforme systématiquement l’antisionisme en antisémitisme. Critiquer la politique israélienne devient alors un crime de pensée.
Cette stratégie est redoutablement efficace : elle criminalise par avance toute opposition en la renvoyant aux pires heures de l’histoire juive. Mais que faire quand cette accusation tombe sur quelqu’un comme moi ? Faudrait-il m’interner à la manière de Vol au-dessus d’un nid de coucou pour antisémitisme auto-dirigé ?
L’absurdité de la situation révèle la faille du système : comment peut-on être antisémite quand on porte dans sa chair la mémoire des pogroms et des camps ?
Cette contradiction expose le mensonge : il ne s’agit pas de lutter contre l’antisémitisme, mais d’immuniser Israël contre toute critique morale.
Conclusion : la fidélité véritable
Ma fidélité aux morts d’Auschwitz ne passe pas par l’aveuglement complice face aux morts de Gaza. Elle passe par le refus que leur sacrifice serve de caution morale à l’injustice. Mon père l’avait compris en 1982 : on ne peut à la fois porter la mémoire de l’extermination et fermer les yeux sur l’oppression.
Parler ainsi, c’est effectivement prendre le risque de l’isolement dans certains milieux juifs.
Mais c’est aussi retrouver la voix de cette tradition juive qui a toujours su interroger l’injustice, y compris quand elle venait des siens. C’est choisir la fidélité à l’éthique plutôt qu’à la tribu.
Pour moi, mon silence complice serait la vraie trahison. Ma parole, témoin-relais d’une transmission mémorielle, même douloureuse, est le seul hommage digne de mes morts.
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