Légion d’honneur et clientélisme : le cas d’école Gérald Darmanin

Mediapart a passé au crible l’ensemble des décorations attribuées par Gérald Darmanin dans ses différentes fonctions gouvernementales depuis 2017. Les résultats sont sans appel : 84 % des élus décorés appartiennent au camp politique du ministre.

Antton Rouget et Jules Xénard

La liste des fidèles du président est interminable. En décorant un nombre impressionnant de proches d’Emmanuel Macron (ses anciens ministres Éric Dupond-Moretti, Bruno Le Maire, Stanislas Guerini, Charlotte Caubel, Fadila Khattabi, Adrien Taquet, Olivier Véran, Joël Giraud, Sabrina Agresti-Roubache, Jacques Mézard,  Dominique Faure, ou son conseiller Alexis Kohler et son lieutenant Jean-Marc Borello), la dernière promotion du 14 Juillet de la Légion d’honneur relance une nouvelle fois le débat sur les conditions d’attribution de la plus haute distinction française, dont la perception « dégradée » inquiète jusqu’à l’Élysée.

Le chef de l’État en personne avait fait part de sa crainte que les décorations « soient perçues comme le signe d’un entre-soi de personnes riches, puissantes, d’un monde très parisien de la politique, des affaires, de la communication, auquel les citoyens n’ont pas accès », comme l’avait relaté le général François Lecointre devant l’Assemblée nationale en mars 2024, un an après sa nomination à la tête de la grande chancellerie de la Légion d’honneur.

Cette perception ne repose pas seulement sur quelques nominations emblématiques, incarnations du népotisme et du copinage, mais sur une tendance beaucoup plus lourde, ainsi qu’a pu le retracer Mediapart en examinant l’ensemble des décorations attribuées par Gérald Darmanin depuis 2017. L’actuel garde des Sceaux est l’un des rares ministres à avoir exercé des fonctions gouvernementales de manière quasi ininterrompue depuis la première élection d’Emmanuel Macron.

Gérald Darmanin remettant des décorations à plusieurs récipiendaires. © Photomontage Sébastien Calvet / Mediapart

Ministre des comptes publics (2017-2020) et de l’intérieur (2020-2024) avant d’atterrir à la justice, l’ancien porte-parole de Nicolas Sarkozy est à l’origine de l’attribution de 2 487 décorations – Légion d’honneur et ordre national du Mérite – sur ses différents contingents ministériels. Comme le prévoit le règlement de la Légion d’honneur, chaque ministère possède un nombre prédéterminé de décorations à proposer – les candidatures sont ensuite validées par le conseil de l’ordre de la grande chancellerie – pour mettre en valeur des personnalités censées être en lien avec son domaine d’attribution.

« L’ordre de la Légion d’honneur réunit tous ceux qui peuvent se prévaloir d’actions de grande valeur forgées par leurs mérites éminents, à travers leurs parcours professionnel et extraprofessionnel, leurs qualités personnelles et leurs résultats. Elle forme ainsi l’élite vivante de la nation », rappellent régulièrement les autorités. Pourtant, de nombreuses décorations attribuées par le ministre Darmanin répondent à d’autres impératifs – d’ordre personnel, clientéliste et partisan, notamment – que les intérêts nationaux, comme le montre l’analyse de ses dossiers depuis 2017. Contacté par Mediapart, Gérald Darmanin n’a pas répondu à nos questions (voir en boîte noire).

Remercier des fidélités

En huit ans, 84 % des élus locaux et hexagonaux ayant été décorés sur ses contingents sont issus du seul « bloc central » – correspondant précisément à l’assise politique de Gérald Darmanin –, d’après ces données. Sur les 225 dossiers d’élu·es identifié·es de 2017 à 2024, 189 font ainsi partie du socle électoral du ministre (voir en boîte noire). Les membres de Les Républicains (LR), ancien parti de Gérald Darmanin, avec lequel il entretient toujours des liens étroits, sont les plus représentés (84). Viennent ensuite les élus classés « divers droite » (37), suivis des Renaissance, le parti présidentiel, dont Gérald Darmanin est membre (28), puis Horizons, mouvement d’Édouard Philippe (14). D’autres récipiendaires sont encore issus des rangs des radicaux (11) ou des centristes de l’UDI (8) et du MoDem (7).

Ces décorations peuvent apparaître comme un moyen de remercier des fidélités, d’en renforcer d’autres, mais aussi de mettre en scène le pouvoir du ministre. Sur ses réseaux sociaux ou dans la presse locale, Gérald Darmanin ne manque d’ailleurs pas une occasion de faire la publicité de la remise des breloques aux bénéficiaires.

Celui qui reçoit la décoration se met en dette vis-à-vis de celui qui la donne.

Olivier Ihl, politiste spécialisé dans l’analyse des rites du pouvoir

« Ange est un ami. Il a une vie politique plutôt incroyable. […] Je voulais être présent pour lui apporter un témoignage de reconnaissance et de soutien pour tout ce qu’il a apporté à la République », témoignait-il ainsi en novembre 2024, après s’être rendu « spécialement » en Corse pour décorer le maire de Calvi, Ange Santini. « C’est un honneur et une fierté. Il y a très peu d’officiers de la Légion d’honneur chaque année, alors j’y suis encore plus sensible », répondait l’élu LR, avant de s’interroger : « Est-ce qu’on la mérite plus ou moins que d’autres ? La nation a porté son choix sur moi, et c’est sans doute une reconnaissance pour la longévité et le travail accompli. » Devant un parterre de fidèles, Ange Santini profitait ensuite de la cérémonie pour annoncer sa candidature aux municipales de 2026.

Quand il était député et maire de Tourcoing (2014-2017) déjà, Gérald Darmanin organisait des remises de médailles de l’Assemblée nationale à des soutiens politiques. La valeur de ces breloques était pourtant insignifiante, mais l’essentiel était ailleurs. « La décoration est habitée (au sens anthropologique du terme) : elle est investie du pouvoir de celui qui la donne », relevait le politiste Olivier Ihl dans Le mérite et la République. Essai sur la société des émules (éditions Gallimard, 2007). Ce spécialiste des rites du pouvoir note en effet que « celui qui reçoit la décoration se met en dette vis-à-vis de celui qui la donne. En l’acceptant, il manifeste son caractère d’obligé tout en devenant un exemple aux yeux des tiers ».

On comprend dès lors l’importance accordée par Gérald Darmanin à soigner, dans les attributions de Légion d’honneur et d’ordre national du Mérite, le département du Nord, sa terre d’élection, qui concentre à lui seul un grand nombre de décorations. Mediapart a ainsi recensé 46 personnalités du département qui ont été décorées alors qu’elles n’avaient pas de lien direct avec le périmètre du ministre.

C’est le cas des maires Thierry Lazaro (Phalempin), Pascal Nys (Hem) ou Bernard Gérard (Marcq-en-Barœul), tous trois décorés sur le contingent du ministère des comptes publics quand le poste était occupé par Gérald Darmanin, comme l’avaient relevé Mediacités et La Voix du Nord.

En épluchant les décrets parus au Journal officiel, c’est en réalité la photo de la famille élargie de la droite nordiste qui apparaît au gré des différentes promotions : de la maire de Lompret (Hélène Moeneclaey) à ses homologues de Prémesques (Yvan Hutchinson), Bousbecque (Joseph Lefebvre), Neuville-en-Ferrain (Marie Tonnerre-Desmet), Bois-Grenier (Michel Delepaul), Bousies (André Ducarne), Bondues (Patrick Delebarre), Solesmes (Paul Sagniez), Mouvaux (Éric Durand), Houplines (Jean-François Legrand), Croix (Régis Cauche, décoré avec son adjoint Guy-Maxime Delplace) ou encore Roubaix (Guillaume Delbar, que le ministre a toujours soutenu dans ses déboires judiciaires).

Pris individuellement, chaque prétendant présente peut-être des « mérites » suffisants pour justifier une décoration, mais comment expliquer une telle concentration territoriale et politique ? D’autant que Gérald Darmanin n’oublie pas, dans le même temps, de récompenser les anciens. À l’image de cet ex-conseiller municipal d’Halluin (Georges Canoot), de l’ex-maire de Fournes-en-Weppes (Daniel Herbaut), de l’ex-parlementaire Jean-Pierre Decool ou de l’ancienne vice-présidente du département, Brigitte Astruc-Daubresse. La remise de la décoration à cette dernière – qui est aussi épouse du sénateur LR Marc-Philippe Daubresse, « ami de longue date » du ministre – a donné lieu à une réception pleine de faste, dans une villa proche de Tourcoing.

Le Nord apparaît ainsi le département le mieux doté, de loin. Sans compter que les trois successeurs de Gérald Darmanin à la tête de la mairie, Didier Droart, Jean-Marie Vuylsteker et Doriane Bécue, ont tous été décoré·es par le ministre, même si leur dossier avait été enregistré sur le contingent de ses collègues du gouvernement. Et quand Gérald Darmanin n’est pas là pour remettre directement les décorations prises sur son propre contingent, il en délègue la responsabilité à des « amis » politiques – ce qui peut présenter le double avantage de flatter le récipiendaire, et en même temps un allié.

Après avoir été lui-même décoré par le ministre, le maire de Marcq-en-Barœul Bernard Gérard, président de l’association des maires du Nord, a ainsi pu remettre en novembre 2023 sa Légion d’honneur à son voisin de la mairie de Croix, Régis Cauche. Les deux hommes sont aussi vice-présidents de la métropole lilloise. Trois ans plus tôt, Bernard Gérard épinglait aussi l’ordre national du Mérite à son vieil ami François-Joseph Furry, dirigeant du fonds Carmignac Gestion, décoré sur le contingent de Gérald Darmanin.

C’est aussi par l’intermédiaire du ministre que son ami Édouard Philippe a pu – alors qu’il avait quitté ses fonctions gouvernementales – continuer à honorer des soutiens de son parti Horizons. L’ex-premier ministre, qui entretient une relation amicale avec Gérald Darmanin depuis de nombreuses années, l’a par exemple représenté pour décorer le maire de Ballaison (Haute-Savoie), Christophe Songeon, qui anime le comité local de son mouvement, son « ami » Pierre Breteau, maire Horizons de Saint-Grégoire (Ille-et-Vilaine), ou son adjoint à la mairie du Havre, Jean-Baptiste Gastinne.

C’est également par l’entremise de Gérald Darmanin que le maire de Nice (Alpes-Maritimes) Christian Estrosi, vice-président d’Horizons, a pu décorer son adjointe Françoise Monier, deux de ses anciens directeurs généraux des services ou son directeur adjoint de cabinet. Un autre membre du cabinet de l’élu niçois ainsi qu’une autre élue de la collectivité apparaissent dans les nominations décidées par Gérald Darmanin, faisant des Alpes-Maritimes un foyer important de décorations. De la même manière, c’est toujours par le biais de Gérald Darmanin que son ami Sébastien Lecornu (ministre sans interruption depuis 2017), remet en octobre 2018 les insignes au directeur général des services de la ville de Vernon, dont il a lui-même été maire.

C’est également par délégation de Gérald Darmanin que son mentor Nicolas Sarkozy – qui l’a lui-même décoré en 2018, saluant sa « fidélité » à toute épreuve – a remis quatre décorations sur la période. L’ex-président, qui a depuis été exclu de l’ordre en raison de sa condamnation définitive pour corruption, a notamment épinglé le PDG de Bayard Presse François Morinière (qui avait introduit une de ses conférences – rémunérées – au Qatar en 2012) ou l’ancien député Maurice Leroy (qui entretient comme lui des liens financiers avec la Russie de Vladimir Poutine). En novembre 2021, l’ancien chef de l’État remettait aussi les insignes de chevalier de l’ordre national du mérite à Michaël Fribourg, haut fonctionnaire reconverti dans le privé qu’il a toujours soutenu, dans les salons cossus de l’Automobile Club de France.

L’examen des décorations laisse aussi apparaître cinq collaborateurs directs de Gérald Darmanin dans ses fonctions ministérielles, ainsi que trois cadres de sa mairie de Tourcoing ou de la région Hauts-de-France. Ces attributions ont-elles vocation à récompenser des engagements, ou à s’assurer des loyautés ? « Accordées de la main du patron, les distinctions permettent de tenir un réseau de collaborateurs sous l’emprise d’un regard. Et cela tout en ratifiant comme une sorte de conversion celle par laquelle la fidélité devient mérite », relève Olivier Ihl dans son livre.

Au service de la conquête du pouvoir

Dans une étude sur les milliers de décorations attribuées durant ses mandats par l’ancien ministre RPR et maire de Grenoble (1983-1995) Alain Carignon, le politiste insistait sur la place qu’elles occupent « au cœur des stratégies de conquête ou de perpétuation du pouvoir », en transformant des fidélités individuelles en mérite public et inamovibleDans le cas d’Alain Carignon, outre sa dimension électorale, cette stratégie s’est avérée bien utile au moment de son procès pour corruption (il sera condamné et incarcéré) puisque plusieurs proches décorés se sont retrouvés au cœur du « réseau protecteur » – selon les termes de l’accusation – qui s’était constitué autour de lui.

Cette logique d’influence s’applique aussi à la sphère privée, même si là encore Gérald Darmanin n’a rien inventé. Pas moins de 19 des 56 invités de la « bande du Fouquet’s » avaient été décorés sous la présidence Sarkozy, sans compter les nombreux membres de son premier cercle des grands donateurs. « Pendant les dix-huit mois qu’il a passés à Bercy, Emmanuel Macron a aussi décoré de très nombreux grands patrons, devenus ensuite ses supporters et ses soutiens lorsqu’il s’est lancé à l’assaut de l’Élysée », a aussi raconté le journaliste Romain Gubert, dans La Décoration (éditions Grasset, 2022). Le reporteur donne les exemples d’Anne-Marie Idrac (ex-SNCF), Bruno Bonnell (Infogrames), Jean-Paul Agon (L’Oréal), Antoine Frérot (Veolia) ou encore Maxime Holder (boulangeries Paul).

Les parents de ce dernier, fondateurs du groupe nordiste, ont tous les deux été élevés au grade d’officier de la Légion d’honneur le 14 juillet 2019 : Françoise Holder sur le contingent du président de la République, Francis Holder sur celui de Gérald Darmanin. Le ministre a ensuite continué à décorer des soutiens de la première heure du macronisme, comme les anciens parlementaires Jacques Krabal (malgré sa condamnation aux prud’hommes), Marie-Christine Verdier-Jouclas, Dominique David, le député des Yvelines Karl Olive (condamné en première instance pour prise illégale d’intérêts)… ou encore François Arizzi, le maire de Bormes-les-Mimosas, qui accueille chaque été le couple présidentiel au fort de Brégançon.

Attribuée sur le contingent de Gérald Darmanin, la décoration a d’ailleurs été remise par Emmanuel Macron en personne, au cours d’une cérémonie en août 2023. L’année suivante, le ministre décide d’élever au rang d’officier de l’ordre national du Mérite un ancien conseiller municipal d’Osny (Val-d’Oise), Christian Rivoal. Ce porte-drapeau d’une association d’anciens combattants se trouve par ailleurs être l’un des deux administrateurs du groupe Facebook « Avec Gérald Darmanin pour 2027 », soutenant sa candidature à la prochaine présidentielle.

Comme Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron dans leur conquête du pouvoir, le ministre se montre aussi attentif à son réseau en dehors du champ strictement partisan. Un an après son arrivée au gouvernement, il décore Arnaud Delannay, qui dirige un bailleur social du Nord. En 2021, il pioche dans son contingent pour décorer le président de Tourcoing Entreprendre, avec lequel il travaille localement, et le directeur d’un centre logistique européen basé dans sa ville.

Toujours depuis la place Beauvau, il fait l’année suivante José Faucheux, président de la chambre des métiers de l’Aisne, chevalier de l’ordre national du Mérite. Au niveau national, il décore les financiers Antoine Flamarion (Tikehau), Grégoire Chertok (Rothschild) ou l’entrepreneur de la tech David Layani (OnePoint), tous présentés comme les « réseaux business » de Gérald Darmanin par le journal économique, L’Informé.

Les marges de manœuvre dont bénéficie le ministre sont aussi l’illustration de sa puissance au sein des gouvernements successifs. Comme l’a expliqué l’ancienne ministre (2002-2004) Noëlle Lenoir dans le livre de Romain Gubert, celle-ci avait en effet dû revoir ses prétentions à la baisse en rejoignant à l’époque le gouvernement de Jacques Chirac. La ministre d’État Michèle Alliot-Marie (qui a successivement occupé tous les postes régaliens) l’avait en effet rappelée à l’ordre, en lui expliquant « que les novices en politique devaient faire un effort et offrir quelques médailles [de leurs contingents] aux plus anciens du gouvernement ».

Dans le même ouvrage, l’ancien secrétaire général (1991-1995) de François Mitterrand puis ministre (1997-2002), Hubert Védrine témoigne aussi : « On ne se rend pas compte mais beaucoup de personnalités de très haut niveau, à la carrière exceptionnelle, sont prêtes à tout pour obtenir leur ruban. » Et d’ajouter au sujet de cet « instrument de pouvoir » : « Les gens deviennent d’un seul coup des enfants et, d’une certaine manière, des obligés. »

Antton Rouget et Jules Xénard

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