
Les affrontements continuent dans la région druze de Syrie, vers laquelle convergent à présent des djihadistes venus se battre aux côtés des milices bédouines. Des récits sur place font état de nombreuses exécutions de civils et de kidnappings de femmes druzes.
Soueïda, la principale ville druze de Syrie, est seule au monde. Si les forces druzes ont repris dans la nuit de samedi à dimanche les derniers quartiers qui leur résistaient, l’agglomération d’une centaine de milliers d’habitants demeure encerclée par des milices tribales bédouines. Dimanche 20 juillet, cela fait cinq jours qu’elle est privée d’eau et d’électricité, tandis que les récits d’atrocités commises commencent à affluer de toute la région.
Pas moins inquiétant pour la communauté druze, la région semble être devenue le nouveau point de ralliement de djihadistes venus dans le but d’éradiquer une religion qu’ils considèrent comme une hérésie. Des images de combattants islamistes ont ainsi commencé à circuler sur les réseaux sociaux.
Samedi, le secrétaire d’État américain Marco Rubio a exigé sur le réseau social X des autorités syriennes qu’elles utilisent « leurs forces de sécurité pour empêcher l’État islamique et autres djihadistes violents d’entrer dans la région et d’y perpétrer des massacres ».

À Beyrouth, le cheikh Sami Abi al-Mona, la plus haute autorité religieuse de la communauté druze du Liban, a de son côté imploré dans une lettre ouverte les chefs d’État des grandes puissances et les responsables onusiens d’intervenir « avec la rapidité de l’éclair » pour « arrêter les massacres, lever le siège imposé à des centaines de milliers d’habitants et garantir les besoins vitaux de la population ».
Le religieux a évoqué des enfants tués, des femmes violées, des vieillards humiliés, des malades torturés, des maisons incendiées et des symboles culturels profanés. « Ce qui se passe à Soueïda ne peut être réduit à un conflit local. Il s’agit d’une tragédie humaine qui appelle une réponse internationale immédiate », a-t-il ajouté.
Outre Soueïda, où les combats ont démarré après l’enlèvement et la torture d’un commerçant druze et où perdurent encore quelques affrontements sporadiques, les combats ont repris de plus belle samedi dans le nord du gouvernorat. Pourtant, le même jour, un « cessez-le-feu immédiat » avait été annoncé par le gouvernement syrien, suite à un accord signé mardi entre les factions druzes et le pouvoir central, à la suite d’une médiation américaine, saoudienne et turque.
Jeudi, les forces gouvernementales du président Ahmed al-Charaa se sont donc retirées. Mais une large partie des milices bédouines ont refusé cet accord. Ce sont elles qui, à présent, continuent à progresser pour s’emparer de la ville de Chahba, qui a accueilli ces derniers jours des milliers de réfugié·es druzes et chrétien·nes. Si elles y parviennent, un carnage terrible serait à craindre.
Villages incendiés
Très vite après les premiers jours de combat, les forces gouvernementales avaient été accusées de nombreuses exactions, dont des exécutions sommaires, par des ONG, des témoins et les clans druzes. « Nous avons décidé que des factions locales et des cheikhs avisés assumeraient la responsabilité du maintien de la sécurité à Soueïda », avait répondu le 17 juillet le président syrien, en évoquant « la nécessité d’éviter de sombrer dans une nouvelle guerre de grande ampleur » après quatre jours de violences.
Il a aussi justifié le retrait de l’armée syrienne par le souci d’éviter « une guerre ouverte » avec Israël. L’État hébreu, au prétexte de soutenir les Druzes, avait bombardé le quartier-général des forces armées syriennes à Damas et les abords du palais présidentiel.
Reste que les milices bédouines, locales et extérieures, contrôlent toujours la plus grande partie du gouvernorat. Elles ont maillé de check-points les deux autoroutes, l’une venant de Damas l’autre de la province de Deraa, provoquant l’isolement de la région. Selon plusieurs témoignages, tous les villages à majorité druze le long de ces itinéraires ont été incendiés.

S’ajoutent nombre d’autres exactions. Samedi, le bilan des violences dans le sud de la Syrie s’était alourdi à au moins 940 morts, dont 588 druzes – 326 combattants et 262 civils – et 312 soldats des forces gouvernementales, ainsi que 21 Bédouins sunnites, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
Nombre de ces victimes ont été exécutées sommairement, pas seulement par les milices bédouines mais aussi par les propres forces du président syrien, rappelant les exactions commises dans la région de Lattaquié contre la minorité alaouite.
Des familles entières exterminées
« Dans mon village de Roudeimat al-Liwaa, ces milices bédouines ont tué mon cousin Marwan al-Khatib, son fils Rabih, son épouse Rouaa et leur fille Shirin », raconte, complètement dévasté, Rabee al-Hayek, cofondateur en 2011 de l’association Souria Houria (« Syrie libre »), l’un des collectifs franco-syriens créés en France après le soulèvement contre Bachar al-Assad. « Ils ont aussi kidnappé la femme de mon cousin, Madjida Ridanne, sa fille, Shahed al-Khatib, et ses petites-filles Tala et Lamar Rabih al-Khatib, âgées respectivement de deux et sept ans », poursuit-il.
« Les hommes des milices les ont enlevées chez elles vendredi, à huit heures du matin, précise-t-il. Trois autres de mes cousins maternels qui vivaient dans le même village ont été assassinés. L’un d’eux était un handicapé mental que l’on a vu martyrisé avant d’être tué dans une vidéo. Dans le même village, ils ont aussi pris des membres de deux familles chrétiennes, une femme et quatre hommes. »
Toutes ces exactions ont semé la panique dans les villages druzes mais aussi chrétiens. « À Chahba, dans la seule maison de mon frère, quelque 60 personnes ont trouvé refuge », indique encore Rabee al-Hayek
L’activiste et universitaire franco-syrien Firas Kontar, spécialiste des questions des droits humains et originaire de la région, a déjà recensé nombre d’exécutions. « En général, explique-t-il, cela se passe ainsi : les miliciens entrent dans une maison, commencent par prendre tous les téléphones portables pour empêcher toute vidéo sur ce qu’ils vont faire, exigent l’or et les bijoux des femmes, les clés de la voiture du chef de famille, puis brûlent la maison. Certaines fois, ils ne tuent que les hommes, d’autres fois, les femmes et les enfants aussi. »
Déjà, des vidéos circulent montrant des femmes druzes enlevées et emmenées dans des 4X4, rappelant le kidnapping des Yézidies par l’État islamique en Syrie et en Irak. On a même pu apercevoir plusieurs captives dans le reportage d’une chaîne de télévision saoudienne.
Par ailleurs, les assassinats de personnalités religieuses rappellent là encore les crimes des djihadistes. À Soueïda même, le pasteur Khaled Mezher, un Druze converti de longue date au protestantisme, a été exécuté, ainsi que tous les membres de sa famille, ses frères et leurs enfants, soit une vingtaine de personnes. Parmi les autres religieux tués, le cheikh druze Merhej Shahin, âgé de 80 ans. Selon le témoignage de sa famille, ses bourreaux lui ont auparavant rasé la barbe pour mieux l’humilier.
Tensions confessionnelles immenses
Si, au départ, les milices bédouines, souvent en tension depuis des dizaines d’années avec les clans druzes, étaient locales, elles ont été rapidement renforcées par d’autres forces tribales. Mobilisées par la fazaa, un appel à la mobilisation générale des tribus, elles sont arrivées de tout le pays au motif de venger les exactions perpétrées contre les Bédouins, dont certains ont fait effectivement l’objet de la vengeance des Druzes.
Ce qui indigne Firas Kontar, c’est que « rien n’a été entrepris » par Ahmed al-Charaa « pour apaiser la situation ». « Il a envoyé son armée qui est principalement composée d’anciens djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), la formation qu’il dirigeait avant de prendre le pouvoir, et de rebelles proturcs, rappelle-t-il. Tout son appareil sécuritaire repose sur une seule milice confessionnelle, dans un pays où les tensions confessionnelles sont immenses. »
« Les officiers qui avaient fait défection de l’armée de Bachar al-Assad n’ont pas été réintégrés. L’état-major de la nouvelle armée ne comprend aucun officier en dehors du noyau dur de HTC, insiste l’universitaire. Et bien sûr aucun Druze, aucun chrétien ni alaouite ni ismaélien, même chez les officiers subalternes. »
Parmi les forces gouvernementales qui avaient investi Soueïda figurait la brigade Farhane al-Maksoumi, une unité de sinistre réputation, que commandait Maher, le frère (en fuite) de Bachar al-Assad. Du temps du précédent régime, elle avait a trempé dans tous les trafics et perpétré maints crimes de guerre.
D’ores et déjà, les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) ont réagi très négativement à la façon dont le gouvernement a géré la crise. « Le gouvernement de transition doit entreprendre une révision complète et urgente de son approche dans la gestion des affaires internes à la Syrie et engager un dialogue national sérieux avec toutes les composantes, tout en respectant la spécificité et l’identité culturelle et religieuse de chacune », a ainsi déclaré sur X un haut responsable kurde, Bedran Ciya Kurd.
Mais pour le chercheur Firas Kontar, le président syrien a désormais créé « une fissure dans la nation syrienne » qui ne peut profiter qu’à Israël dans sa volonté de fragmenter la Syrie : « Benyamin Nétanyahou en rêvait, Ahmed al-Charaa l’a fait. »
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