Famine à Gaza : « À cause du manque de nourriture, les plaies des patients pourrissent »

L’état de famine dans la bande de Gaza a été déclaré vendredi par l’ONU. Le responsable en est le gouvernement israélien. Les humanitaires préviennent de la catastrophe depuis des mois. Les conséquences en sont très concrètes. Entretien avec le coordinateur de MSF dans le territoire palestinien.

Gwenaelle Lenoir

Ce n’est malheureusement pas une surprise : l’état de famine est officiel dans la bande de Gaza. L’organisme chargé de la surveillance de la faim dans le monde, le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), lié à l’ONU, l’a déclaré vendredi 22 août pour le gouvernorat de la ville de Gaza, où vivent encore 1 million de personnes, sous la menace d’une offensive massive des troupes terrestres israéliennes. La famine s’étendra aux zones jusqu’ici épargnées de Deir al-Balah, dans le centre du territoire, et Khan Younès, plus au sud.

L’évaluation de l’IPC est produite par des scientifiques à partir de données recueillies sur place, et l’état de famine répond à trois critères précis : au moins 20 % des foyers sont confrontés à un manque extrême de nourriture, au moins 30 % des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition aiguë et au moins 2 personnes sur 10 000 meurent de faim chaque jour.

C’est la première fois que l’IPC déclare un état de famine au Moyen-Orient, et seulement la cinquième fois depuis sa création en 2004, après la Somalie, le Soudan du Sud (deux fois) et le Darfour (Soudan).

Tom Fletcher, responsable de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha), a déclaré que cette famine aurait pu être « évitée si on nous l’avait permis. Pourtant, la nourriture s’accumule aux frontières en raison de l’obstruction systématique d’Israël ». Elle « va, et doit, nous hanter tous », a-t-il ajouté.

Photographiée le 20 août, Dalya Mohammed al-Zuweidi, âgée de 5 ans, vit avec sa famille dans une tente de fortune dans le camp de réfugiés de Nuseirat. Elle souffre de malnutrition sévère et de lésions neurologiques dues à un manque d’oxygène au cerveau. © Photo Hassan Jedi / Anadolu via AFP

Les ONG internationales et locales et les agences de l’ONU alertent depuis des mois sur les effets du blocus de la bande de Gaza décidé par Israël.

L’État hébreu a toujours nié le moindre risque de famine dans le territoire palestinien, et persiste aujourd’hui malgré la déclaration de l’IPC et les constatations de terrain réalisées par les acteurs humanitaires.

Mediapart s’est entretenu avec Jérôme Grimaud, familier de la bande de Gaza, coordinateur d’urgence de Médecins sans frontières (MSF). Nous l’avons joint à Deir al-Balah, dans le centre du territoire. Il rentre de trois jours dans le gouvernorat de la ville de Gaza.

Mediapart : Vous venez de passer trois jours dans le nord de la bande de Gaza, dans le gouvernorat de la ville de Gaza, précisément là où l’état de famine a été déclaré par l’ONU. Qu’avez-vous constaté ?

Jérôme Grimaud : Je m’étais absenté un mois et demi de la bande de Gaza. À mon retour, il y a peu, j’ai trouvé mes collègues amaigris, affaiblis, physiquement marqués par le manque d’accès à la nourriture. Je vous parle d’eux car ils font partie des privilégiés : ils touchent un salaire et ont donc accès au peu de nourriture qu’il y a. Même eux ne peuvent pas se nourrir correctement.

Imaginez le reste de la population. Jusqu’à l’entrée partielle de camions dans la bande de Gaza, il y a trois semaines, un tiers des Gazaoui·es ne mangeaient que tous les trois jours.

La sécurité alimentaire se définit par la quantité et la qualité de nourriture disponible. Aujourd’hui, à Gaza, les terres agricoles et le secteur de l’élevage ont été détruits. Gaza ne produit plus de légumes, notamment. Et tout ce qui vient de l’extérieur, c’est de la farine, des féculents, des boîtes de conserve. En outre, quand les Gazaoui·es ont accès à de l’eau, c’est de l’eau déminéralisée car très filtrée pour être potable. Donc, même si les personnes ont un apport calorique, et c’est le cas d’une minorité, l’apport qualitatif, en protéines, en vitamines, en minéraux, est quasiment nul. Et cela dure depuis des mois.

Quel effet cette insuffisance alimentaire a-t-elle sur vos patient·es ?

Dans les hôpitaux où MSF soigne les blessé·es et les brûlé·es, nous avons des blessures qui ne cicatrisent pas. Une personne opérée a besoin de plus de calories pour guérir. Or, nous ne pouvons fournir qu’un repas par jour, sans protéines. Du riz avec des épices, des pâtes, donc des féculents, parfois un peu de pois chiches, mais jamais de viande rouge ni de poulet. Donc les plaies ne guérissent pas. Cela veut dire, et il faut que les lecteurs le sachent, qu’elles pourrissent.

La peau ne se reconstitue pas, donc les mouches arrivent dessus, y pondent, et des vers se développent dans les plaies. Non parce qu’on ne peut pas les soigner mais parce que le patient n’a pas les apports nécessaires pour cicatriser. Vous le sentez quand vous traversez les hôpitaux, il y a cette odeur de putréfaction. La conséquence, c’est qu’il faut réopérer, si possible, ou amputer. Voilà une des conséquences de la famine : le handicap à vie. Et puis il y a les gens qui meurent, bien sûr. Plus de deux cents depuis le début de l’année, dont quasiment la moitié sont des enfants.

À propos des enfants, justement, vous avez un programme de nutrition dans la bande de Gaza. Fonctionne-t-il encore ?

Dans la bande de Gaza, 40 000 enfants sont enrôlés dans des programmes de malnutrition sévère. Pour notre part, nous en accueillons 1 600. Ce chiffre a été multiplié par 5 par rapport au mois de mai. Nous ne pouvons pas leur donner grand-chose. Nous arrivons au bout des stocks d’aliments nutritifs spécifiques, utilisés pour les enfants malnutris, que nous avions réussi à faire entrer pendant le cessez-le-feu [du 19 janvier au 2 mars 2025 – ndlr].

En outre, même ces aliments spécifiques ne règlent pas le problème car, une fois sortis, ces enfants se retrouvent avec la même difficulté d’accès à la nourriture. Donc ils reviennent. Il n’y a pas d’autre solution qu’une arrivée massive de nourriture dans la bande de Gaza. Il faut l’inonder de nourriture. Nous avons prouvé, pendant le cessez-le-feu, avec six cents camions par jour et quatre cents points de distribution d’aide disséminés sur tout le territoire, que nous pouvions faire face. Il n’y avait pas de problème de malnutrition, alors.

Mais des camions entrent, aujourd’hui, dans la bande de Gaza…

Aujourd’hui, sur les douze points de passage autour de la bande de Gaza, seuls trois sont ouverts et laissent passer des camions. Ceux de l’ONU, qui distribuent l’aide gratuitement, sont systématiquement pillés. Les propriétaires des camions commerciaux, autorisés depuis trois semaines, ne sont pas dans une logique de gratuité. Et seule une infirme minorité de la population peut payer des prix exorbitants pour sa nourriture.

Bien sûr, cela permet aux autorités israéliennes de diffuser des photos montrant des étals, par exemple de paquets de chips, dans des épiceries. Mais, outre que l’apport nutritionnel de ces produits est très mauvais, qui peut les acheter ?

Quelle est la spécificité de cette famine ?

Cette famine-là est orchestrée. L’État d’Israël calcule le nombre de calories qui va entrer et décide d’étrangler la bande de Gaza, ou telle ou telle partie de la bande de Gaza, en fonction de ses objectifs militaires et politiques.

Nous l’avons vu dans le nord, avec le siège de Jabalia, Beit Lahiya et Beit Hanoun, où la faim a été utilisée pour pousser les gens hors de ces zones. Nous allons probablement voir la même chose, cette fois, pour la ville de Gaza, là précisément où a été déclaré l’état de famine, pour obliger les gens à partir vers le sud. C’est un crime de guerre qui va déboucher sur un autre, le nettoyage ethnique d’un tiers du territoire qui regroupe la moitié de la population.

La famine à Gaza est une arme de guerre, et elle est utilisée non par des seigneurs de guerre, mais par l’armée régulière d’une démocratie libérale qui possède les mêmes cadres institutionnels que la nôtre. Ça devrait nous faire tous réfléchir.

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