Depuis plusieurs semaines, un appel à tout bloquer le 10 septembre prend de l’ampleur sur les réseaux sociaux. Dans les couloirs du ministère de l’Intérieur, la rumeur bruisse, cette fois, cela pourrait prendre ; au point que toutes les rédactions anticipent déjà l’évènement.
Que peut-on attendre d’un appel anonyme branché sur aucune force politique constituée ou instituée dont la viralité dépend intégralement des réseaux sociaux ? Parfois rien, parfois beaucoup, l’histoire récente l’a démontré. Sans se prononcer quant à la crédibilité de cette mobilisation, le GRC (Groupe Révolutionnaire Charlatan), interroge les postures de la gauche comme des forces révolutionnaires éparses vis-à-vis de cet hypothétique évènement.
« Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés. »
La Fontaine, Le Coche et la mouche, 1678
1. PrémicesQuand un appel s’impose dans la discussion publique sans émaner de la gauche ni de la droite, la question à se poser n’est pas celle de l’identité (cachée, mystérieuse, suspecte) de ses auteurs, mais bien du contexte qui l’a engendré. On ne peut pas acter de rejoindre ou de se dissocier sans avoir au préalable réalisé un état des lieux, même partiel et hâtif, du moment politique qui meurt (ou qui vient). Dans quelle situation nous trouvons-nous ? La question des modalités possibles d’intervention (pour l’auto-organisation, pour l’exacerbation des contradictions, pour l’intensification de l’affrontement) vient dans un second temps. Ceux qui éludent la première, pensant l’analyse et la théorie stériles et préférant aller droit aux listes d’actions à reproduire méthodiquement, oublient que la transformation repose sur l’interprétation.
2. PossibilitésOn voit depuis plusieurs semaines se multiplier les appels à la mobilisation générale le 10 septembre. Difficile pour l’instant de saisir la nature et la crédibilité de cette mobilisation, tant les modes d’action évoqués sont flous. Ici, on parle de grève totale, hors de tout effort réel d’organisation de l’interruption du travail à la base dans les entreprises. Là, d’une grève de la consommation dont on ne sait pas très bien si elle doit impliquer de rester calfeutré chez soi avec ses proches. Dans les milieux progressistes, on se prépare pour la manifestation, que des partis et des syndicats ne manqueront pas de déposer pour donner l’impression qu’ils constituent une menace pour le pouvoir. D’ici là, trois attitudes prévaudront : la récupération, la disqualification et l’attentisme.
3. PosturesSur la disqualification, on ne sait que dire sans répéter ce qui a déjà été justement formulé à l’égard du mouvement des gilets jaunes. Ce dernier nous a également offert une belle illustration d’attentisme militant : critique en bloc des tentatives d’organisation en amont, désintérêt pour les discussions stratégiques, passivité pessimiste au début de la dynamique. Si c’est un pétard mouillé, les attentistes triomphent sans gloire ; si la sauce prend, ils n’auront qu’à se présenter aux rassemblements et aux manifestations pour dire « j’y étais », passant de spectateurs lointains à spectateurs en immersion dans le mouvement. Quant à la récupération, il s’agit d’un phénomène attendu, d’une loi naturelle de notre système politique. Il importe cependant de défendre qu’elle ne repose pas seulement sur la volonté (de nuire ou de bien faire) des militants et des organisations de gauche, mais aussi et surtout sur l’existence d’affects réels, répandus au sein de la population, où le progressisme trouve sa base sociale. Mais le « peuple de gauche » est
acquis à la gauche, il lui appartient ; et bien qu’il puisse s’agiter pour influer sur le choix du programme ou du candidat, il n’a pas d’autre horizon que la gauche. Cette dernière continue de se présenter comme la seule et dernière alternative au fascisme après avoir gaspillé ses deux dernières cartouches : la bataille contre la réforme des retraites et le barrage républicain. L’intersyndicale a sacrifié la mobilisation contre la réforme des retraites, qui était prête à se radicaliser et gagner par la rue, pour mieux négocier sa défaite dans les instances du dialogue social. La gauche parlementaire a pris le relais, prolongeant l’humiliation dans ses tentatives stériles et ridicules d’obtenir un moratoire ou une abrogation. La poussée antifasciste qui a culminé dans les cris de joie du 7 juillet 2024, devant l’annonce de la « victoire » du NFP et de la « défaite » du RN, méritait sans doute mieux qu’une course au candidat pour le poste de Premier ministre. Toute la stratégie de la gauche unie a consisté à accaparer les moyens d’intervenir sur la situation, de sorte que les foules de citoyens qui l’avaient soutenue ne trouvaient rien d’autre à faire que s’indigner de l’échec continu des motions de censure, des niches parlementaires, des caravanes pour la destitution de Macron, etc. Il faut dire que cette gauche n’a plus aucune prise réelle dans la société, où elle constitue moins une force consciente d’elle-même qu’une multitude de mécontents au bord de la crise de nerfs. C’est le récif sur lequel échouent les victimes du reflux et de la répression des mouvements de révolte. Le pouvoir, qui en a bien conscience, lui accorde tout le respect et toute la considération qu’elle mérite réellement. Quant à l’intersyndicale et à la CGT, elles non plus ne font plus peur à personne car elles aussi sont passées à coté de leur seule occasion de renverser le rapport de force. Leur échec lamentable donne une fois de plus, et espérons une fois pour toutes, raison à leurs détracteurs.
4. PossiblesLes affects « de gauche » sont bien présents et puissants dans la société française. La mobilisation massive contre la dernière réforme des retraites nous invite à tempérer la victoire idéologique du néolibéralisme, qui est loin d’être totale et qui repose toujours sur la mobilisation outrancière de moyens policiers. Mais de la même manière, l’échec de cette mobilisation nous invite à penser la faiblesse de ces affects « de gauche », leur incapacité à obtenir des victoires. C’est peut-être que la gauche agrège les foules déçues et désillusionnées sans parvenir à offrir d’issue désirable à l’immense mécontentement général et diffus qui traverse la société. Le soulèvement provoqué par le meurtre de Nahel dit aussi bien le dégoût pour l’impunité des violences policières que le caractère vital de la révolte et de la volonté destructrice pour ceux qui n’arrivent plus à respirer. Des assemblées citoyennes des gilets jaunes aux assemblées de grévistes contre la réforme des retraites en passant par les comités d’action et les conspirations émeutières, il y a indubitablement quelque chose qui couve et qui pousse. Comme si plus de deux siècles après la Révolution française et plus de 150 ans après l’écrasement de la Commune, continuait de se dessiner et d’émerger cette tendance profonde de la démocratie directe, qui subsiste dans et contre la démocratie représentative capitaliste.
5. PrésenceIl faut en finir avec cette idée que la gauche représenterait le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses au mouvement ouvrier et à la gauche. Si les masses existent encore, alors elles ont déserté la politique bourgeoise et institutionnelle, conscientes de n’avoir plus rien à y trouver sinon la déception ou la corruption. Et elles n’attendent ni le bon parti ni le bon front populaire, ni le bon candidat ni le bon programme pour se réveiller. Sans doute trouvent-elles plus de sens dans l’expérience passée du mouvement des gilets jaunes que dans l’hypothèse d’un miracle électoral de la gauche réunie, et préfèrent-elles se projeter dans la date incertaine du 10 septembre que dans le jeu démocratique ordinaire. Reste à savoir si ces affects révoltés, qui se diffusent et se partagent massivement mais individuellement et en partie virtuellement, peuvent « faire masse » et devenir une force collective – c’était la surprise providentielle des gilets jaunes.
6. PuissanceComme les affects de gauche sont prégnants dans la société française, la gauche cherche naturellement à les canaliser dans les urnes, mais aussi à leur donner une forme et à les canaliser à travers son programme, réalisable uniquement par la voie institutionnelle. Il s’agit, encore et toujours, de penser le bouleversement du monde du haut vers le bas, de changer les têtes dans l’espoir de les rendre plus sympathiques. Or, l’histoire révolutionnaire, l’histoire de France, l’histoire du prolétariat – bref l’histoire tout court – nous enseigne que la seule échelle qui vaille est celle du bas, de la base, de l’usine, de la rue, de l’émeute, de la cantine de quartier, du comité de grève, de l’université occupée, etc. Ce qui pulse dans chaque mouvement minimalement décisif, c’est l’ordinaire qui devient extraordinaire, pas les têtes de gondoles qui défilent à la télé.
7. ProgrammeOn trouve
aujourd’hui des cantines ouvertes sur un quartier et insérées dans des réseaux plus larges de solidarité et d’expérimentation. On trouve aussi, en période de mouvement social, des comités de grévistes qui désignent eux-mêmes des cibles et des alliés avec qui mener l’offensive, à l’instar de certains secteurs cheminots au printemps 2023. Des bandes se constituent pour impulser des blocages de périphérique ou des pillages pendant les temps forts des manifestations. D’autres cherchent des espaces, plus ou moins éphémères et plus ou moins défendables, pour permettre de se réunir et d’envisager la suite d’un mouvement ou l’activité en période de creux. Des coordinations clandestines parviennent à renforcer les appels au blocage d’un département ou d’une région en portant à bout de bras des opérations ambitieuses de type péage gratuit. D’autres font le pari de la forme juridique et de la diffusion des pratiques d’autodéfense (numérique, judiciaire) dans l’espoir de les voir devenir sociales et diffuses. Des groupes affinitaires ou constitués se cherchent et se trouvent, échangent et tentent de dresser le bilan de leur situation commune pour mieux se préparer à ce qui vient. De jeunes primo-électeurs séduits par l’offre de l’union de la gauche mais sceptiques quant aux possibilités réelles de cette gauche s’organisent en comité antifasciste local, refusant que la vieille politique dicte le rythme de leur engagement politique. Chaque fois, les mots d’ordre de solidarité et d’auto-organisation deviennent un peu plus concrets, au moins pour celles et ceux qui les portent. Chaque fois, ces initiatives permettent de relever une unification latente des modes de délibération – assemblées de base, comités locaux – et d’action – blocage routier ou de sites stratégiques comme les dépôts de carburant et les incinérateurs, sabotage des radars et des péages ou des caméras de surveillance, pillage des grandes enseignes et recours aux mortiers d’artifice pour tenir en respect la police. C’est un autre type de programme, quasiment exclusivement composé d’actes directement entrepris par celles et ceux qui souhaitent redevenir acteurs de l’histoire et de leur vie, qui surpassent mille fois en profondeur et en signifiance tout ce que les tribuns ont à vendre. La stratégie est toujours extérieure et étrangère à la gauche, qui fait la voiture-balai persuadée de rouler en peloton de tête.
8. ParalysieLe mouvement des chefs doit mourir pour qu’éclose et se propage celui à la base de la société. Nous ne devons pas nous laisser paralyser par l’impureté de cette société. Le mouvement des gilets jaunes a connu son lot de mises en garde face aux « dérives » éventuelles en matière de racisme, d’homophobie, de nationalisme ou de misogynie. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces dérives et leur violence n’ont pas attendu la victoire d’un mouvement populaire aux contours idéologiques flous pour s’approfondir et se déchaîner. On pourrait même s’autoriser à penser que le
backlash n’aurait pas été si fort en cas de « victoire » (encore faut-il définir cette notion) du mouvement des gilets jaunes. Les périodes d’instabilité ne sont donc pas foncièrement mauvaises – sans elles, pas d’hypothèse révolutionnaire – et les crises de régime ne sont pas vouées à accoucher du pire, contrairement à ce que croient les partisans de la dissociation. Pour comprendre leur malaise et leur crainte devant la réalité populaire actuelle, il faut interroger leur conception fétichisée de l’acteur populaire. Ceux qui pointent l’impureté idéologique du peuple « ni de droite ni de gauche », et qui en font un argument au service de la dissociation, attendent encore de tomber sur le bon peuple « de gauche » représenté sur les tableaux de Delacroix et les affiches de propagande soviétiques. Mais le mouvement réel ressemble si peu aux formes passées dans lesquelles la gauche et le milieu radical cherchent à le figer. Et ces formes elles-mêmes sont le fruit d’une distorsion rassurante de la réalité. Mais aucun mouvement ni aucune force n’est au-dessus des contradictions de son époque. Le mouvement ouvrier qui proclamait son internationalisme n’en était pas moins l’esclave des nations, à l’intérieur desquelles elles organisaient le prolétariat et au nom desquelles elles appelèrent à l’union sacrée. La grande saignée de la Première guerre mondiale a d’ailleurs joué un rôle de premier ordre dans l’ouverture du syndicalisme aux travailleurs immigrés, les besoins de la reconstruction rendant inaudible la volonté de « protéger la main-d’œuvre nationale » et envisageable d’unifier le prolétariat au-delà de ses divisions – mais toujours à l’intérieur des frontières nationales et en préservant la croissance. Nous pourrions insister en parlant de la réduction des femmes à des rôles souvent subalternes, à la réticence du syndicalisme à se confronter à la question du travail gratuit de reproduction sociale, évoquer le culte de la productivité ou le rejet de l’homosexualité, etc.
9. PariCe sont les mouvements qui tracent les lignes de fuites aux contradictions de l’époque, et non la morale. Chaque fois que la morale s’institue, elle canalise la puissance à l’intérieur de lignes de partage abstraites. Les gilets jaunes étaient, dans leur masse, partiellement misogynes et racistes, homophobes et grippe-sous, on en passe et des meilleurs. Mais en se retrouvant semaine après semaine sur les ronds-points, cet archipel de « maisons du peuple », ils ont montré qu’ils étaient aussi tout autre chose. La sociologie est le grand cimetière de l’existant ; la révolution est le berceau de tous les devenirs. Si nous prenons au sérieux l’hypothèse du 10 septembre, ce n’est pour pas ce qu’elle représente mais pour ce qu’elle peut faire advenir. Nous faisons le pari que les gens qui s’y reconnaissent peuvent entrevoir autre chose, devenir autre chose.
10. ProvocationIl règne chez les militants radicaux une conception fantasmatique de l’histoire et des choses de la vie, qui les pousse à appeler à la révolution tout en rejetant les gens normaux du processus. Représentez-vous un paysan moyen dans la Russie tsariste du début du XX
e siècle. Demandez-vous s’il était juste, en 1905 et en 1917, de condamner ce pauvre bougre au rôle de pogromiste.
11. PusillanimitéEnfin, que dire de militants qui se proclament révolutionnaires mais qui, par crainte des tendances réactionnaires à l’œuvre dans la société, se dissocient des tentatives de gripper le cours des choses ? Il y a ce que l’on dit et ce que l’on fait. Dans les moments cruciaux, on voit se dresser des travailleurs-consommateurs discrets et apolitiques, des individus conservateurs mais effrayés par la réaction, des militants de gauche qu’on pensait carriéristes mais qui ont su reconnaître un rendez-vous avec l’histoire. Ces gens-là auront sûrement une meilleure idée de la forme et du contenu que pourrait prendre une révolution que l’écrasante majorité des militants radicaux qui s’en revendiquent. C’est aussi ce qui rend nécessaire à nos yeux d’investir les appels comme celui du 10 septembre, pour aller se confronter aux frustrations et aux aspirations de celles et ceux qui ont réellement quelque chose à dire.
12. PartiReste évidemment une minorité de camarades qui n’a pas renoncé à agir sur le cours de l’histoire et avec qui s’élabore la grammaire révolutionnaire, cette manière de se rapporter aux événements et aux sujets de notre époque. Il faut repartir de là. Prendre acte de l’immense rendez-vous manqué avec l’histoire que fut le mouvement des gilets jaunes, dont le surgissement est venu valider les thèses de l’autonomie, mais qui est survenu au moment où le mouvement qui portait ces thèses entrait en phase de décomposition. Il faut partir à la recherche de cette minorité éparpillée et impuissante à laquelle nous avons le sentiment d’appartenir, dégager du temps pour amorcer un véritable dialogue stratégique, trouver des lieux pour donner une consistance aux échanges et aux rencontres. Tout le reste, c’est du vent.
13.Comme
nous voulons tout, il ne reste plus rien à perdre.
Groupe Révolutionnaire Charlatan
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